Zabriskie Point peut agacer, c’est sûr.
(Mais un peu moins en 2015, à l’instant où on sort le fatras mystique de Valley of love, au titre par trop explicite, et où les silhouettes de Daria Halprin et de Mark Frechette ont cédé la place à celles, un peu différentes, de Depardieu et Huppert …)
Zabriskie Point peut agacer. Pour son opportunisme, Antonioni découvrant à près de soixante ans la philosophie hippie, Make love not war, et pour un récit tellement simple, simpliste, accumulant apparemment clichés et niaiseries,
La société de consommation, la dénonciation très didactique et pour le moins appuyée du consumérisme, avec l’accumulation des plans sur les enseignes colorées, les panneaux publicitaires, les sigles …
Les USA, comme représentation de l’état policier et fascisant,
La révolte de la jeunesse, radicale évidemment,
La fuite, l’envol, le repli dans un monde préservé, une vallée mythique évidemment,
Et la grande réponse ultime, love, make love not war (bis), l’orgie collective en pleine nature, à peine simulée. Et « tout » semble dit.
Les choses ne sont peut-être pas aussi simples.
D'abord, la mise en scène, plus qu’élaborée, en dit sans doute davantage que le récit linéaire pris à la lettre, effectivement on ne peut plus simple – d’abord dans l’opposition entre les deux grandes parties du film, les mouvements ininterrompus, les filés, non seulement sur les rues et leurs panneaux publicitaires énormes mais sur les intérieurs, dans la confusion extrême des comités d’action étudiants (ponctués par des analyses politiques aussi radicales que vides), de l’assaut contre l’université, des déambulations urbaines et saccadées – et les plans lents, contemplatifs, sans recherche d’effets de la vallée.
Tous les plans sont plus que composés : ainsi dans le bureau du promoteur, les places respectives du drapeau ou du palmier en pot, et les perspectives ouvertes dans la profondeur du champ, à travers l’immense baie vitrée et selon le placement de la caméra, sur un immeuble énorme façon Metropolis, ou sur des façades monochromes et anonymes, ou sur des échangeurs autoroutiers, ou sur des lignes verticales abstraites et impénétrables, une image de l’Amérique.
Et il y a, après le prologue agité au sein de l’université et du campus, les trois grandes scènes cultes
• La scène de la rencontre, comme une déclinaison très réussie, en séduction ludique, de la scène culte de la Mort aux trousses, avec avion en rase-mottes, et dont plus tard Kusturica offrira, dans Arizona Dream, une nouvelle version jubilatoire,
• La scène d’amour, l’orgie à flanc de montagne bercée par les improvisations aériennes de Jerry Garcia, les couples, de plus en plus nombreux, duos et trios enlacés, emmêlés, liés sur fond de de désert, de rocaille et de pierraille,
• Et l’explosion énorme de l’immense construction moderne, vue, revue, gerbe immense avec projection de tous les objets de la société de consommation, amplifiée par l’explosion musicale, Pink Floyd, pas dans un morceau inédit, mais dans une nouvelle version de Be careful with that axe, Eugene, une des plus belles suites du pemier Pink Floyd. Et tout explose.
Il y a aussi l’humour, assez inhabituel chez Antonioni, ici très caustique.
Dans la radicalité déjà manifestée par Mark, avant le vol de l’avion et la fuite : " je veux bien mourir. .. Mais pas d’ennui." Ou un peu plus tard, le renseignement du questionnaire écrit, après contrôle et interrogatoire policier, le trait d’esprit, qui sera repris par Léo ferré (Il n’y a plus rien,) mais en plus lourd. Dans Zabriskie Point, cela donne ça :
- Nom , prénom ?
- Karl Marx.
- Et le représentant de l’ordre de compléter sa fiche : « Marx – Carl … »
Et il y a surtout la scène, importante, du long spot publicitaire, consacré à l’aménagement futur de la vallée, avec tout le confort urbain, pour citadins en quête d’authenticité. La lèpre s’étend.
On commence à comprendre. Antonioni et tous ces scénaristes (pas moins de cinq noms, Antonioni lui-même, mais aussi Tonino Guerra, Sam Shepard et ses road movies si particuliers …) ne sont pas dupes. Le regard porté dans Zabriskie Point est même très critique. Il porte non seulement sur l’état de l’Amérique et de la société moderne, mais tout autant sur les « théories » des étudiants, en boucle, composées de slogans parfaitement creux, en échos à ceux des publicitaires, éclatées en multitude de sous-groupes et de corporations (qui s’identifient aussi par la race). Le regard d’Antonioni est très critique et très pessimiste – la communauté, installée à Ballister en lisière de Death Valley, avec enfants perdus, ne fonctionne pas mieux (l’héroïne est là pour en témoigner) que l’enfer urbain. Et la radicalité même, celle de Mark, celle de sa fuite, de son envol et de son retour, est également condamnée. Il revient, mais il n’en reviendra pas. Et dans cette perspective, le film va encore plus loin, on y reviendra.
Il y a aussi l’image très paradoxale, et d’autant plus intéressante (et si lourdement reprise aujourd’hui par Nicloux) de Death Valley – vallée de la vie. Cette idée d’une vallée reculée, oubliée, paradisiaque, est d’une grande banalité. Elle sera d’ailleurs reprise quelques années plus tard par Barbet Schroeder, dans un film précisément intitulé la Vallée, à nouveau avec le support de Pink Floyd, mais dans une déclinaison d’une niaiserie absolue : la quête d’un groupe de hippies, sous la conduite de Jean-Pierre Kalfon se dépouillant jusqu’à la nudité et la découverte, impossible, de la vallée mythique. Ou encore, popularisée par la récente coupe SC, la très intéressante Vallée perdue de James Clavell.
Le paradoxe (et sans doute la fascination exercée par le site), tient en ce qu’il y a effectivement rien de plus mort, de plus irrémédiablement désertique que Death Valley. Et donc l’idée, si finement (en fait) détournée par les promoteurs que tout doit y être fait. Zabriskie Point ne dit pas la nostalgie d’un paradis illusoire et perdu mais envisage une construction, une action, un essentiel à édifier, sur le rien, là peut-être où le monde a commencé. There must be some way out of here …
Et la clé du film, on y arrive, réside dans le fait que les deux grandes scènes déjà évoquées, la scène positive de l’orgie collective couvrant toute la montagne, et celle négative de la destruction totale du grand immeuble moderne posé sur la vallée, ces deux scènes, sont totalement fantasmées. C’est elle, Daria si belle, qui rêve, qui voit – et cette manière n’a rien à voir avec la radicalité suicidaire de son compagnon. « Il doit bien y avoir un chemin hors d’ici », ainsi parlait le Joker (elle, peut-être ?) au voleur (lui, voleur d’avion ?). Et ce chemin, celui emprunté en fait par Antonioni, et par ses co-auteurs, c’est celui de l’art et de l’imaginaire.
Naïveté ?
PS 1 DESTINS IMPROBABLES (et troublants)
Après Zabriskie Point, Mark Frechette, est entré dans la communauté pour le moins trouble et radicale de Fort Hill. Il est arrêté, après un braquage raté, avec deux autres membres de la communauté. (Son arme, comme dans Zabriskie Point, était déchargée). Il est condamné à quinze ans de prison. Il est retrouvé mort en prison, dans des conditions non élucidées.
Après Zabriskie Point, Daria Halprin, est entrée dans la communauté pour le moins trouble de Fort Hill. A rapidement perçu son côté trouble et quitté rapidement le groupe. Elle s’est mariée un temps, pas très longtemps, avec Dennis Hopper (on est hors sujet, mais toujours dans le singulier) – puis jusqu’à aujourd’hui, à côté de sa mère, danseuse expérimentale et reconnue, elle s’est reconvertie dans la thérapie par l’art …
PS 2 DEATH VALLEY
Lieu définitivement culte, à la beauté très particulière, plus qu’austère et fascinante, qu’on en juge à travers l'image de Zabriskie Point ou le portfolio consacré à Death Valley par Ian Parker (où l’on voit même quelques image rarissimes de la vallée inondée, du lac desséché renaissant, mais pour quelques jours à peine).
60° à l’ombre (et il n’y a pas d’ombre), zéro centimètre de précipitation par an (presque toujours – mais il y a des nappes souterraines et des végétaux survivent), des pierres qui se déplacent, mystérieusement et seules pendant la nuit, toujours sans témoin, des villes fantômes, un opéra planté en plein désert, des peintures préhistoriques, des vagues de sable, du sel stratifié, de la rocaille …
Le site est devenu parc national en 1993 (25 ans après Zabriskie Point), considérablement agrandi par la suite (à en devenir le plus vaste parc national des USA). On ne pourra plus y envisager des aménagements tels que ceux explosés et rêvés par Antonioni et par son héroïne.
Les promoteurs s’y seront quand même, un peu, retrouvés avec les infrastructures du parc, motels climatisés, golf …