Abzû
7
Abzû

Jeu de Giant Squid, Austin Wintory, Matt Nava et 505 Games (2016PlayStation 4)

Avis et Mini-analyse // Journey et Abzu sont dans un bateau...

Journey trône en haut de mon Top 10 depuis que je l’ai découvert en 2013. Ça a été le déclencheur de ma passion pour le Game design. J’ai trouvé le jeu quasiment parfait, un sentiment renouvelé au cours des plus de 25 périples qui ont suivi. Je n’ai jamais pris le temps d’en écrire une critique pourtant. Peur de ne pas trouver les mots surement. Cela dit, ça ne m’a pas empêché de lui consacrer une bonne partie de mon mémoire universitaire sur l’Art du Game design. Et voilà qu’aujourd’hui, en plein milieu de ma période cœur tendre / ami des bêtes (visionnage du documentaire Our Planet), je décide de me lancer dans Abzu, et d’en écrire une critique.


Abzu est souvent comparé à Journey. Déjà parce que certains de ses créateurs sont des anciens de That Game Company, le studio derrière Journey. Et puis aussi parce qu’eux-mêmes se revendiquent de cet héritage (j’y reviens).



Verdict ? En un mot : n’est pas Journey qui veut !



Abzu est un jeu d’artistes. C’est sublime. Rien à dire sur la direction artistique, les couleurs, les ambiances. Abzu est aussi un jeu de programmeurs. Parce qu’il y a des tonnes de particules, poissons et plantes à l’écran, et pourtant ça tourne super bien sur ma config relativement modeste (ma tablette/PC équipée d’une GTX 1050 (tout de même)). Le problème, c’est qu’Abzu n’est pas un jeu de game designer. Et ça, pour moi, c’est rédhibitoire.



La frontière entre le jeu et le non jeu est parfois difficile à cerner.


Roger Caillois évoque par exemple l’opposition entre l’activité ludique libre (Paidia) et celle soumise à des règles précises (Ludus). Deux formes de « jouer » qu’on retrouve dans ces jeux dits « inclassables ». Du fait de mon parcours universitaire, je me suis intéressé à des expériences contemplatives, esthétiques et à l’interactivité sommaire. C’était le cas de Proteus par exemple, qu’on pourrait qualifier d’œuvre multimédia interactive plus que de « jeu ». De Shadow of the Colossus et de la philosophie de design par soustraction chère à Fumito Ueda. Plus récemment, j’ai même appris à aimer ce qu’on appelle vulgairement les « walking simulator », soit ces expériences narratives interactives, où le joueur passe la plupart de son temps à marcher et dérouler une narration scriptée. Pas très intéressant, ni ludique, sauf quand des game designer de talent s’emparent du genre et accouchent (wink wink) d’un jeu comme What Remains of Edith Finch, une expérience unique qui utilise brillamment le potentiel vidéoludique à des fins narratives.


Et Journey est lui-aussi considéré comme un « OVNI » vidéoludique. Parce qu’on contemple. Parce qu’on marche. Parce qu’on déroule une suite de niveaux et une histoire. Parce que les interactions sont réduites à leur strict minimum.Oui… mais Journey est une œuvre de game designers, qui utilisent la grammaire vidéoludique comme un peintre sa toile et ses pigments. Comme un auteur les mots et le langage. Comme un musicien les sons et le rythme.


Journey, c'est une expérience esthétique audiovisuelle et interactive, piochant dans la narration et le ludique pour brouiller les pistes, les genres, et proposer une aventure unique en son genre, particulièrement équilibrée et maîtrisée.


Et à ce niveau-là, rien ne va dans Abzu.


Le level design est basique, peu claire, dirigiste et répétitif, comme les interactions qu’il propose (appuyer sur 2 boutons pour ouvrir la porte). Les mécaniques ne sont pas cohérentes entre elles. Certaines sont là pour le chill (je rêve d’un Journey verdoyant et aquatique), d’autres pour regarder les poissons nager en apprenant leur nom (je rêve d’un Endless Ocean 3 avec cette ambiance !), d’autres pour se déplacer à dos de poisson… Peu de clarté, un manque d’affordance et de feedbacks.


Comment on différencie un objet interactif d’un autre qui ne l’est pas à part en s’approchant ? Pourquoi nous donner le nom des poissons alors qu’on est dans un univers fantastique ? Pourquoi nous permettre de nous accrocher au dos de poissons ? Pourquoi disséminer des objets à ramasser partout s’ils ne servent à rien ? Pourquoi certains poissons brillent quand je les touche ? Pourquoi vouloir raconter une histoire (qui semble très/trop proche de celle de Journey) mais la raconter de façon aussi éparse et peu claire ? Pourquoi les niveaux (subaquatiques) se remplissent d’eau… ?


Je dis beaucoup de « pourquoi », mais c’est révélateur : je ne vois pas où ont voulu en venir les développeurs.


Il y a de gros problèmes de rythme, de pacing, de sens, de progression et de construction émotionnelle de l’expérience. Journey suit le schéma classique du héros : la lente ascension, la chute brutale, puis le retour triomphant. Ici, tout part dans tous les sens, se mélange, s’entre-mêle. On enchaîne euphorie, joie, mystère, contemplation, flow, réflexion et drame sans fil directeur. Je ne me suis donc jamais senti impliqué. Peut-être parce que je n’étais pas dans un bon jour, ou que j’avais décidé avant même de lancer le jeu qu’il ne détrônerait pas mon "jeu" favori… Mais je ne crois pas. Trop de scènes semblent hors de propos, comme ces moments « d’osmose avec la nature », mais qui se répètent, ou nous forcent à regarder sans vraiment pouvoir interagir. Oui, c’est mignon de virevolter avec des baleines… oui, les colombes aussi c’est joli. Mais la poésie, ce n’est pas balancer de jolis vers n’importe comment.


« La neige qui poudroie dans la solitude de notre enfance », tout ça tout ça…


Un dernier mot pour évoquer tous ces éléments qui font beaucoup trop penser à Journey. Les mouvements de caméra, les ambiances, certains motifs musicaux, pas mal de phases de jeu, l’histoire, la structure du jeu… Trop souvent j’ai eu l’impression de voir une fanfiction subaquatique de Journey. Faite par quelqu’un qui ne comprend pas la grammaire du jeu vidéo et qui se contenterait de compiler des idées prises un peu partout, et dans un ordre un peu hasardeux. Abzu a des idées, mais il ne sait pas quoi en faire. Or un jeu vidéo, c’est comme un bon plat : il faut bien choisir ses ingrédients, mais surtout bien les faire vivre ensemble dans l’assiette. [insérer jeu de mots culinaire à base de poisson]


Et ce n’est malheureusement pas la partition d’Austin Wintory (compositeur de Journey également) qui rattrapera le tout : elle est classique, sans magie, voire un peu hors de propos (les chœurs façon chant funèbre dissonant dans les derniers instants de grâce et bucoliques. Meh).



Conclusion




Dans Journey comme dans son grand frère Flower, le but du joueur (atteindre la sortie du niveau) et la jouissance esthétique sont confondus dans la même activité interactive. Dans Abzu, tout est compartimenté. Atteindre la fin du niveau c'est se contenter d'avancer (ou d'appuyer sur des interrupteurs, super), parfois automatiquement. Ou alors on s'arrête et on regarde les poissons nager. Ou alors on explore pour ramasser des collectibles inutiles. C'est là qu'est le génie de Flower et Journey. Dans la symbiose du Jeu, de l'Esthétique et du multimédia interactif. En un mot, la grammaire du média Jeu vidéo. Le Game design, même si utilisé à d'autres fins que ludiques. Et c'est là où toute la proposition d'Abzu tombe à l'eau...



Alors Abzu n’est pas horrible. Il est beau, reposant, mignon, mystérieux, il dure le temps qu’il faut (1h45 pour moi, sans m'attarder), et il pourra contenter pas mal de joueurs moins exigeants que moi. Mais à mes yeux, il est surtout maladroit, naïf, déséquilibré, et alourdi de trop de problèmes de design.


J'avais hâte que ça se termine, alors que je fais tout pour ralentir mes nombreuses parties de Journey.


Voilà. Abzu est une expérience esthétique (plutôt réussie), un moment de légèreté divertissant et bucolique. Mais c’est aussi une tentative (vraiment ratée) de marcher dans les traces de ce qui se fait de mieux en matière de Game design. Journey peut dormir sur ses deux oreilles.


Ce ne sont que mon analyse et mon ressenti personnels. Je peux me tromper, et justement, malgré tout ce que j’ai pu dire, le jeu continue de m’intriguer, et l’ambiance à m’attirer. J’y reviendrai donc peut-être un jour. Nous verrons.

Exyt
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le 11 avr. 2019

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