Cher David,

Te souviens-tu de notre première rencontre ? C’était durant la démo de Fahrenheit, à un moment où je découvrais encore le jeu vidéo, tout naïf et fébrile que j’étais. Mais tu m’as montré que je ne n’étais pas le seul à voir un potentiel énorme derrière ce média. Tu m’as montré que toi aussi tu avais compris qu’il y avait énormément de choses à en faire, et que se cantonner aux cases pré-établies n’était qu’un moyen de s’auto-censurer.

Ne viens pas prendre la grosse tête pour autant : ton jeu était rempli de petits défauts pénibles, et malgré ta volonté farouche de proposer quelque chose d’unique et de différent, ses qualités ludiques pouvaient être discutées et débattues de longues nuits durant. Mais je t’appréciais déjà, rien que parce que tu as osé. Tu as convaincu des gros éditeurs de miser sur des projets ambitieux et créatifs, et quoi qu’on en dise, c’est déjà un pas vers l’ouverture d’esprit que doit avoir ce genre de média.

Vient ensuite Heavy Rain, qui fut pour moi une de tes pépites. Pousser le concept de « l’histoire dont vous êtes le héros » à un tel point relève toujours aujourd’hui pour moi d’un coup de génie. Rassure-toi, je ne suis pas un de tes fanboys aveugle qui beugle ton nom à la moindre de tes apparitions, mais je reconnais que tu as frappé fort avec ce jeu. Il n’aura pas plu à tout le monde, certes, mais tu m’auras emballé, et je suis heureux d’avoir fait partie de cette catégorie-là de joueurs.

Et on en arrive enfin à ta dernière production, j’ai même envie de dire ton dernier bébé, tant il est clair que tu t’investis terriblement dans tes projets. Je tiens d’abord à m’excuser David. Je m’excuse de l’idiotie dont mes comparses ont fait preuve, je m’excuse pour le lynchage débile qu’ils ont déversé sur ce jeu. J’ai beau me retourner la tête dans tous les sens, je ne comprends pas. Tout le monde aime se masturber intellectuellement sur des jeux indépendants creux et faciles (Proteus, puisque tu voudras sûrement que je cite des noms), et même récemment, le style « histoire interactive » a explosé avec des produits comme The Walking Dead … sans même évoquer le noyau de joueurs qui avait déjà découvert les visual novels depuis de longues années.

Je vais être honnête avec toi : une action aussi réactionnaire et bancale m’a aussi déplue qu’à toi (j’imagine). Pourquoi celui-ci, et pas un autre ? Ne mentons pas, il est vrai que tu as tendance à avoir une grande gueule, et même un peu de prétention dans tes propos, mais après tout, tout ce que tu promettais est bel et bien arrivé : tes jeux sont différents, axés sur l’émotion, et veulent montrer une autre facette de ce média. Difficile de comprendre l’acharnement quand d’autres sont appréciés mais en même temps réputés pour mentir et transformer les promesses sur leurs jeux en fonctionnalités débiles …

Quoi qu’il en soit, me voici devant le tant décrié Beyond. Je voudrais d’abord te féliciter toi et ton studio, parce que vous avez réussi à réaliser le plus beau jeu vidéo jamais sorti sur console, et rien que ça, c’est déjà une bien belle performance. Certes, vous avez un peu triché en utilisant des bandes-noires, mais il faut reconnaître que cela est bien plus digeste que dans un Dragon’s Dogma. Les visages sont bluffant de réalisme, les décors sont d’une finition exemplaire, mais là où ça devient hallucinant, c’est que le panel d’environnements est ridiculement énorme ! Et il n’y en a pas un qui tire la qualité globale vers le bas. Impressionnant.

Mais ça, tu le savais déjà. J’imagine que ce qui t’intéresse, c’est plutôt un ressenti sur cette aventure si singulière. Je ne vais pas te mentir : j’ai moins accroché que pour Heavy Rain en son temps, qui avait réussi à me tenir en haleine d’une façon exceptionnelle. Ce n’est pas tellement ta faute, mais je pense que cela vient surtout de la structure beaucoup plus linéaire de l’histoire, qui nous fait bien vite comprendre que quoi qu’on fasse Jodie arrivera saine et sauve à la conclusion de ce cheminement. Du coup, la tension que pouvait amener Heavy Rain et ses personnages mortels devient plutôt une contemplation de scènes dynamiques et très bien mises en scènes, mais où l’on ne craint pas la mort. J’avais presque envie parfois de me laisser volontairement toucher pour voir l’astuce qui justifierait ma survie, mais ne t’inquiètes pas, j’ai bien entendu quand même joué le jeu.

Oui David, j’ai dit jeu, arrête de sourire bêtement. Sérieusement, il faudrait être idiot pour ne pas considérer ce produit comme un jeu vidéo, je ne vais revenir sur ma démonstration précédente. Malgré tout, certains éléments ludiques m’ont semblé un peu moins réussi que d’autres, par exemple ton système de combats à base de ralentis, mais où l’on ne sait jamais vraiment vers où se diriger … en tout cas, moi j’ai eu beaucoup de mal. Il faut également reconnaître que c’est particulièrement linéaire, mais bien entendu je n’utilise pas ce terme péjorativement, ça n’aurait pas eu de sens de laisser le joueur s’éparpiller dans un jeu aussi axé sur la narration.

Je dois t’avouer que j’ai aimé l’idée de revivre la vie d’une jeune fille de façon complètement chaotique et désorganisée. Cela donne un côté déstructuré très plaisant dans la progression, mais surtout cela permet de varier les phases qui savent se montrer très différentes. Je te reprocherais simplement d’avoir parfois mis de trop gros décalages dans le temps alloué aux diverses scènes (par exemple celle du ranch), ou encore le fait d’avoir voulu faire de ce Beyond un fourre-tout gigantesque de tes idées démoniaques. Ainsi, je trouve que certains chapitres font trop hors-sujet, et la vie de Jodie en devient parfois à la limite du crédible, or il n’y a rien de pire dans ce genre de narration que de former un clivage entre le spectacteur et le héros de l’histoire.

Un autre reproche que j’aimerais te faire concerne le scénario. J’ai failli pleurer de bonheur à plusieurs reprises car tu as failli réaliser un vieux rêve de joueur : tu as presque réalisé un road movie en jeu vidéo. J’ai parfois eu l’impression de jouer à Into The Wild, de vivre Forest Gump, et ce fut magique. Mais pourquoi faire une fin trop clichée, trop proche de ce qu’on trouve dans un film d’action lambda ? Pourquoi ne pas avoir joué cette carte jusqu’au bout ? Est-ce un défaut, ou davantage un regret personnel ? A toi de me le dire.

Mais malgré ces réserves, tu as réussis quelque chose de grand. Parce que même si certaines phases m’ont profondément ennuyé, même si certains moments de flottement m’ont déçu, même si certaines scènes étaient trop abusées pour moi, tu as réussis à me donner cette boule au ventre, ce sentiment une fois le générique atteint que quelque chose de grand vient de se boucler. Et ça David, c’est quelque chose que je ne ressens pas souvent.

J’ai vécu une grande aventure en compagnie de Jodie. On a eu nos différences, nos désaccords, nos moments de joie, de tristesse, mais quoi qu’il en soit, on a vécu quelque chose ensemble, sans se lâcher la main. J’étais son Aiden, elle était ma Jodie. Je sais que j’ai joué à un grand jeu, je sais que j’ai joué à un bon jeu, et cela pour une raison si simple que l’évoquer coule de source : parce que malgré les nombreux défauts, une fois les crédits atteints, mon sourire est large et mon cœur palpite. On peut ne pas t’aimer, on peut ne pas avoir la même vision du jeu vidéo que toi, mais on ne pourra jamais, je dis bien jamais, t’enlever cette ambition que tu as eu avec ce Beyond Two Souls. Et rien que pour ça, je te dis … merci David.
Bunzer

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