Rares sont les jeux qui, au cours de leur développement, arrivent à cristalliser les attentes de nombreux joueurs. Encore plus rares sont ceux qui, une fois sortis, parviennent à les combler. BioShock, lui, arrive à les surpasser. Successeur spirituel du brillant System Shock 2, BioShock est un FPS qui transcende le genre, une expérience de jeu monumentale à l'aune de laquelle les jeux futurs seront sans aucun doute jaugés. Fusion parfaite du gameplay et du narratif, BioShock est un jeu adulte, marquant l'arrivée à maturité d'un medium qui peut embrasser toutes les formes artistiques pour les sublimer avec brio. Un jeu sombre également, terriblement noir et destiné à un public adulte, qui prend place dans la ville sous-marine de Rapture, utopie scientifique qui a tourné au cauchemar, et qui constitue probablement l'univers ludique le plus élaboré et le plus convaincant jamais conçu. Bienvenue dans les abysses.
LOST : LE DISPARU
1960, vol transatlantique. Notre mystérieux héros jette un oeil à une photo familiale jaunie avant le black-out. Jack, c'est son nom, si l'on en croit un paquet-cadeau aperçu dans la cinématique, se retrouve seul rescapé du crash nocturne de son avion de ligne. En plein océan, éclairé par les seules flammes des débris de l'appareil, il ne doit son salut qu'à la présence énigmatique d'une tour perdue au milieu des flots. Une tour qui semble l'attendre et qui se révèle la porte d'entrée vers la ville sous-marine de Rapture. Commence alors une aventure captivante, troublante, flippante, fascinante, envoûtante où la trame narrative va progressivement prendre de l'ampleur au cours de la vingtaine d'heures de jeu.
Initialement créé comme un refuge pour certains esprits aspirant à un monde meilleur, l'étrange monde art déco de Rapture est une utopie scientifique qui a terriblement mal tourné. Les améliorations et autres mutations génétiques prônées par son gouverneur, Andrew Ryan, dont le spectre va hanter l'aventure, ont eu des effets secondaires plutôt malvenus tant sur les corps que sur les esprits, et Rapture semble désormais déchirée par la guerre civile. L'atmosphère qui se dégage du lieu dès les premières minutes du jeu est d'ailleurs tout simplement saisissante. Très rapidement, on est immergé dans cet univers glauque, malsain, et terriblement adulte. Si techniquement le jeu est basé sur une version grandement modifiée de l'Unreal Engine 3, on oublie vite ses soubassements techniques pour s'émerveiller du soin apporté au détail, des choix artistiques cohérents, et de l'impression de vie et de décadence à la fois qui suinte de cette ville encore vivante. Certes, le travail des développeurs a probablement été simplifié par le côté "ramassé" des environnements, mais on est en présence des plus beaux environnements réalisés pour un jeu, et ce n'est pas une question de nombre de polygones, mais de style. Le travail réalisé est impressionnant de détails et de cohérence, et on se surprend parfois durant les premières heures à visiter Rapture comme un touriste s'émerveillant de la direction artistique de l'ensemble, appuyée par une bande-son magnifique et de circonstance d'autant que le travail d'acteur est admirable, surtout en version originale anglaise. Le travail sur l'eau, élément primordial de cette cité sous-marine percée de partout, est tout simplement prodigieux. Reflets dans tous les sens, distorsions habiles en temps réel et lumières dynamiques rivalisent d'audace à chaque flaque, à chaque fuite suintant le long du mur pour donner à cette ville posée sur le fond marin un cachet graphique hors du commun. On aura beau se calmer un peu, y repenser avec du recul et brûler un dictionnaire de superlatifs, on ne peut que parler de l'un des plus beaux rendus de l'eau jamais réalisés dans un jeu vidéo. Le moteur physique est également au poil et tout s'imbrique parfaitement pour faire de BioShock un étalon dans le domaine, liant à la perfection le fond et la forme.
WELCOME TO THE JUNGLE
La descente en ascenseur dans les profondeurs de Rapture - qui n'est d'ailleurs pas sans rappeler le monorail d'Half-Life - révèle un monde très vite inhospitalier, surtout lorsqu'une bestiole peu ragoûtante armée d'un crochet de boucher semble très intéressée par l'arrivée de notre héros. Guidé par un bienfaiteur qui a besoin de nos services providentiels, on erre, désarmé et perdu, dans les vestiges de cette cité art déco. Très vite, on comprend que les humains génétiquement modifiés, pour le moins agressifs, qui répondent au nom de chrosômes (splicers en VO) sont en perpétuelle recherche d'ADAM pour survivre, cette substance qui semble régir l'écosystème du lieu. Quelques minutes plus tard, une clef à molette à la main et une poignée de victimes difformes à notre actif, il sera temps à notre tour de modifier notre propre ADN en mettant la main sur une première plasmide, afin de posséder nous aussi des pouvoirs surnaturels - en l'occurrence un arc électrique - pour avoir ne serait-ce qu'une chance infime de survie.
Modifier génétiquement son ADN pour devenir une véritable machine à tuer ne serait pas plus dérangeant que ça s'il ne concernait que notre avatar. En effet, pour "acheter" ou débloquer de nouveaux pouvoirs, de nouvelles capacités physiques ou de combat sur lesquels nous reviendrons, il va également falloir se mettre en quête d'ADAM. Et cet ADAM est récolté et transporté exclusivement par des petites filles, génétiquement modifiées et conditionnées, appelées les Petites Soeurs. Premier obstacle : elles sont constamment accompagnées de leur garde du corps personnel, le Big Daddy ou Protecteur, des humanoïdes en scaphandre dont la résistance et la puissance de feu n'égalent que leur charisme phénoménal. Second obstacle, moral cette fois-ci : une fois le Protecteur occis après un combat généralement dantesque, le jeu nous place devant un choix cornélien : ou bien tuer la Petite Soeur, pour obtenir un gain massif d'ADAM, ou bien la "libérer" pour un gain d'ADAM deux fois moindre et des remerciements terriblement touchants de la petite fille qu'on vient de sauver. Assassiner une fillette de dix ans pour son gain personnel n'est évidemment pas sans conséquences sur le rapport moral du joueur au jeu. Cela influe également sur les divers "bonus" que l'on peut récupérer mais, plus important encore, sur certains points du scénario et aussi sur le dénouement du jeu, puisque nous avons pu personnellement apercevoir deux fins différentes selon notre comportement moral. Le concept des Petites Soeurs est donc le point d'achoppement, terriblement bien trouvé, qui met dans la balance acquisitions de pouvoir illimités et conséquences morales pour les obtenir, le tout avec un réalisme criant.
Car c'est bien dans le rapport du joueur au jeu et à ses protagonistes que BioShock tire sa substantifique moelle. A la manière d'un excellent bouquin, c'est de cette alchimie entre l'objet et le joueur, de cette rencontre unique que naît la singularité de ce titre. Car contrairement à de nombreux jeux, et même si le chemin narratif est dans sa globalité tracé, on n'a pas forcément l'impression d'une linéarité, ou de choix tout tracés, aussi bien dans le gameplay que dans la narration. Rapport au Bien et au Mal, rapport à l'humanité, tous les thèmes chers à la science-fiction K. Dickienne, à la philosophie objectiviste et à certains des grands classiques de la littérature (le Crime et Châtiment de Dostoïevski entre autres) sont abordés sans manichéisme pour faire réfléchir le joueur, et le placer devant ses choix. Le grand méchant qui semble tout désigné, Andrew Ryan, est ainsi obsédé par l'idée de la nature de l'Homme et de ce qui le sépare de l'esclave : à la manière d'un Raskolnikov, il est prêt à sacrifier des vies humaines pour achever un but noble, il fait passer sa vision créative par-dessus tout le reste, et sans vouloir dénaturer le plaisir de la découverte, ou spoiler le brillant scénario, il s'agit là d'un des titres les plus aboutis dans la recherche et le maintien du lien ténu entre le joueur et son expérience de jeu.
FPS GENETIQUE
Une des motivations principales qui nous pousse plus avant dans le jeu réside donc dans la volonté de comprendre ; comprendre le monde qui nous entoure, sa création, sa chute, mais aussi volonté de savoir qui on est, et pourquoi on se trouve ici. Durant près de 80% de l'aventure, on a en effet aucune idée de sa propre identité et c'est un ressort scénaristique d'envergure. Si BioShock dispose de quelques cinématiques non-interactives, la majorité de l'histoire sera littéralement rassemblée par le joueur au travers de journaux audio disséminés dans les niveaux, et laissés là par les habitants de Rapture. Le travail des acteurs en VO y est tout simplement époustouflant (la VF reste de bonne facture), et le résultat fait vraiment office de bande-son parallèle, mettant souvent en relief sous un angle subtilement différent l'action qui se déroule sous nos yeux. Cette sensation est également présente au travers de nos principaux ennemis, les chrosômes, puisqu'on pourra les surprendre en train de parler, de s'interroger sur leur condition passée, ou actuelle, avant de leur remplir le crâne de chevrotine. Il arrive également qu'on assiste en spectateur à des bastons entre Big Daddy et chrosômes, renforçant l'impression d'immersion et de "vie" qui anime Rapture.
Pour autant, BioShock reste bien un FPS dans le coeur de son gameplay. Mélangeant pouvoirs génétiques et armes conventionnelles, il ne séduira probablement pas les adeptes de shoot frénétique, puisqu'au début, avant améliorations des armes, il est vrai qu'on utilise souvent nos différents plasmides. Il est toujours possible d'avancer simplement comme dans le premier FPS venu, en flinguant ou matraquant tout ce qui passe, mais ce serait passer à côté de ce qui fait tout l'intérêt du titre. Enflammer un énième mutant afin que celui-ci se jette bêtement dans la première flaque d'eau venue pour finalement frire sous nos décharges électriques, attraper une grenade au vol avec la télékinésie pour la renvoyer au visage d'un assaillant ou pirater le système de défense pour être escorté par une troupe de robots de sécurité ; tout cela n'est qu'un aperçu des innombrables stratagèmes que l'on pourra employer pour notre plus grande satisfaction. Chaque problème rencontré se présente donc à nous comme un puzzle, que l'on pourra résoudre de plusieurs façons. On pourra par exemple placer des mines de proximité sur un baril, avant de l'envoyer sur un groupe d'ennemis grâce à la télékinésie, pour faire un joli feu d'artifice... ou préférer économiser ses précieuses mines en hackant les tourelles de contrôle, qui dézingueront nos ennemis à notre place. Ce qui est agréable, c'est qu'à part quelques passages classiques (faire fondre la barrière de glace avec son pouvoir de pyrotechnie...) on n'a pas l'impression d'être pris pour des idiots et les développeurs ne nous indiquent pas comment remplir tel ou tel objectif. On retrouve alors l'inénarrable plaisir de partager son expérience avec d'autres joueurs, qui n'ont pas du tout suivi le même raisonnement que nous. Appréciable. Tout est question d'observation de l'environnement, et de la manière de l'utiliser et là-dessus, on n'est pas loin du sans faute. Placer des pièges électriques, les déplacer à la volée, pirater toute la sécurité d'un niveau, devenir une véritable bête au corps à corps, lancer des phéromones agressifs sur un Protecteur pour qu'il attaque tout autour de lui (même d'autres Protecteurs) ou au contraire en faire son plus fidèle allié, lancer un essaim d'insectes sur ses ennemis, déployer des leurres, placer des mini-cyclones à des endroits stratégiques et bien plus encore, tout est possible ou presque à l'aide de la bonne combinaison de plasmides/gene tonic, donnant vraiment l'impression de choisir sa voie. Forcément, si on avance qu'à la Thompson, en zappant tout le scénario, on risque de passer à côté d'une grande partie du titre, mais cela reste globalement possible, et tout de même chouettement amusant.
Ces idées de gameplay sont appuyées par une prise en main intuitive et la simplicité d'utilisation de cet arsenal permet de jongler entre armes et pouvoirs en un quart de seconde (un poil plus compliqué sur Xbox 360, mais maîtrisable), ce qui ouvre la porte à l'improvisation même dans les guêpiers les plus intenses. Même le système de piratage, synthétisé par une espèce de casse-tête nous demandant de trouver les bons morceaux de câble pour mener un courant électrique d'un point A vers un point B, est remarquablement intuitif et simple, de même que le mini-jeu similaire sur Xbox 360. Les armes classiques, qui vont du simple revolver au lance-grenades, peuvent également être agencées à notre bon vouloir et disposent de plusieurs types de munitions, comme des balles incendiaires ou électriques. Etant donné qu'il n'est possible d'équiper, faute d'un meilleur terme, qu'un certain nombre de plasmides à un moment donné, il faudra parfois s'arrêter à la génothèque pour échanger la télékinésie contre la projection de flammes, par exemple. Pour renforcer le côté oppressant des décors, Irrational a cependant choisi de limiter au maximum des ressources disponibles, aussi bien en termes de vie que de munitions, et on doit donc toujours s'économiser soi-même et surtout économiser le matériel ; à choisir, on tentera donc toujours de privilégier la ou les manières douces plutôt que de foncer dans le tas. C'est d'autant plus malin que chaque type d'ennemi possède une vulnérabilité particulière à telle ou telle munition : il faudra donc faire bien attention par exemple de ne pas gâcher les balles antipersonnel sur des tourelles de défense, et inversement de conserver les quelques balles perçant le métal pour les adversaires mécaniques que l'on rencontre souvent.
HIGHWAY TO HELL
On l'aura compris, nous sommes littéralement tombés sous le charme de ce titre. A lui seul, il justifie le fait d'avoir été "blasé" pendant si longtemps, d'avoir exigé plus des développeurs et des éditeurs. On pouvait donc bien aller plus loin dans l'univers, le scénario, les choix possibles, l'immersion : BioShock le prouve avec brio. Pour autant, il ne s'agit pas d'un jeu "révolutionnaire". Il sublime juste les différentes recettes et certains pourraient parler d'un System Shock 2 aux stéroïdes. De même, ceux qui s'attendent à un pur FPS d'antan, à la Quake III, Painkiller et consorts, en seront probablement pour leurs frais. Enfin, et il faut insister là-dessus, l'ambiance du jeu est terriblement sombre gore, et il y existe de véritables visions d'horreur qui peuvent rebuter même les plus de 18 ans, auxquels ce titre est destiné. Pour autant, rien n'est gratuit et tout se tient, créant une expérience vidéoludique rarement atteinte. Du point de vue technique, peu de choses sont à signaler, même si certains sur PC ont parfois pu rencontrer quelques problèmes de son et quelques rares problèmes de déclenchements de scripts. La seule vraie aberration réside dans le total décalage entre les dialogues et les sous-titres, une véritable honte dans un jeu de ce calibre. A noter par contre que la version PC du jeu nécessite obligatoirement une connexion internet pour être activée, et cela peut jouer dans la motivation d'achat. Signalons enfin que chaque version a été développée spécifiquement pour son support, qu'il n'y a pas eu d'adaptation d'un support à l'autre, même si le combo clavier/souris a encore notre préférence pour ce type de jeux.
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Il y aura un avant et un après BioShock. Brillant, superbement conçu, intelligent, le titre d'Irrational Games est une véritable expérience, qui se révèle graduellement au sein d'un monde ludique comptant parmi les plus recherchés et les plus convaincants jamais conçus. Mariant de la plus belle façon qu'il soit le gameplay et la narration, il s'agit d'un de ces titres qu'on attend comme le Messie et qui, non content d'incarner la cristallisation des attentes de nombreux joueurs, parvient à les surpasser avec maestria. Une réussite magistrale.