Warren Spector, s’étant déjà fait un nom avec des titres comme Wing Commander, Ultima Underworld ou encore System Shock quitte Looking Glass en 1998 pour mener à bien un projet personnel de longue date, ce que sera Deus Ex et déclarant : « Si nous persistons à produire des RPG qui auraient pu être réalisés il y a cinq ou dix ans - et cela décrit tous les RPG sortis durant les deux dernières années - alors, nous serons foutus. » Et il ne va pas y aller de main morte avec son nouveau studio pour remédier à ça, en changeant d’univers, de gameplay ou encore de narration par rapport aux standards des jeux de rôle de l’époque. Il réalise alors Deus Ex, l’un de mes jeux préférés que j’ai eu la chance de faire à sa sortie bien qu’étant très jeune. Je vous propose de lire ma critique en écoutant ce superbe remix The Oath of Service issu du mod Deus Ex Revision.
GAMEPLAY / CONTENU : ★★★★★★★★★★
Deus Ex est tout d’abord un FPS mêlant des codes de jeux d'infiltration et de RPG, le tout dans un univers cyber-punk avec pas mal de dialogues, donc pas du tout un jeu de bourrin bien qu'il s'agisse d'un FPS. Foncer dans le tas avec votre arme et vous allez vite criser en vous rendant compte que le jeu ne s’y prête absolument pas, le réticule de visée n’étant pas toujours précis, surtout quand on n’a pas investi dans les compétences appropriées, ce qui peut rendre les combats au début un peu mous et brouillons malgré quelques belles promesses affichées comme la localisation des dégâts assez poussée. Même dans son mode de difficulté le plus facile, les ennemis, même les plus basiques, font très mal mais sont en contrepartie parfaitement idiots.
L'IA ennemie comme alliée est peu réactive et n'agit pas toujours très pertinemment, par exemple ils ne vont pas cesser le feu si un de leurs potes se retrouvent dans leur ligne de mire, ils vont rester plantés à découvert en rechargeant, ils vont charger comme des mules sans se coordonner... une fois qu'on l'a bien compris on exploite souvent ces faiblesses à notre profit tout naturellement. Face à l’IA d’un Half-Life sorti 2 ans plus tôt, ça peut paraître un défaut mais quand on adopte un mod qui rend l'IA plus agressive et cohérente, en fait on se rend compte que le jeu a été pensé autour de cette mécanique d’apparence problématique et puise ses forces ailleurs, sans pouvoir éviter ce problème qui n’en devient plus un.
Déjà l’IA est tout de même calibrée pour réagir de façon assez élaborée pour détecter notre personnage selon le son que l’on provoque, ce qui peut se passer dans leur champ visuel... et avoir une phase d’alerte ou de recherche plutôt que de simplement nous ignorer ou savoir exactement où l’on est en tout temps, attendre d’elle qu’elle se comporte très intelligemment au combat en plus, c’est demander beaucoup trop à cette époque. Mais surtout, ce qu'il faut comprendre c'est que la plus grande force offerte par le gameplay de Deus Ex c'est qu'il existe toujours plein de possibilités qui s'offrent au joueur pour affronter les adversaires.
Selon Warren Spector, game-designer de Deus Ex :
L’idée était de créer un monde crédible et de proposer des systèmes de jeu qui encouragent les joueurs à explorer ce monde librement. Le jeu se serait ajusté de lui-même au style du joueur plus que de le forcer à suivre les désirs des développeurs. Nous étions lassés des jeux qui nous gardent sur rails, offrant l’illusion d’une fausse liberté.
Le level-design très bien étudié permet ces approches différentes à tel point que lorsqu'on refait le jeu, ou une mission, on emprunte des chemins différents dont on ne soupçonnait pas l'existence et certaines zones facultatives, ce qui motive énormément la rejouabilité et augmente beaucoup le plaisir de jeu. C'est le joueur qui analyse une situation pour choisir comment il veut jouer parmi plein de possibilités et ça trop peu de jeux ont repris ce système par la suite, ils imposent le plus souvent une façon de jouer à un moment précis quittes à renouveler les situations.
Qui plus est, il existe beaucoup d'objectifs annexes pour glaner points de compétences et divers bonus, par exemple sauver des otages et l'un d'entre eux révélera un mot de passe pour pénétrer dans une planque avec des munitions, planque à laquelle on aurait pu accéder de 3 autres façons ou même complètement ignorer. Les points de compétence permettent donc de débloquer des compétences, logique, mais il faut surtout faire attention à ce qu’elles s’accordent avec votre façon de jouer, même en faisant autant d'objectifs annexes que possible il faudra opter pour telle ou telle compétence, et par extension façon de jouer, au détriment d’autres.
Cette personnalisation de notre personnage se retrouve aussi un peu partout, avec les modifico-prisme qui améliorent Denton mais chacun peut avoir deux effets différents et on ne peut en retenir qu'un (courir vite ou silencieusement, mieux encaisser ou se régénérer, respirer plus longtemps sous l'eau ou mieux résister à des radiations...), avec l’inventaire puisque tout transporter est impossible et un lance-roquettes téléguidé prend en toute logique 8 fois plus de place qu'un pistolet, avec les améliorations et accessoires des armes qui sont assez rares et définitives une fois installées...
Cette liberté d'action offerte par le level-design et par la personnalisation de notre héros est clairement ce que j'aime le plus dans ce gameplay qui consolide les codes fondamentaux du genre nouveau qu’est l’immersive sim, le jeu faisant ressortir les choix du joueur, dont Deus Ex restera ancré comme l’un des premiers illustres représentants. Ce n’est pas forcément le premier à faire tout ça, mais à aussi bien les rassembler et les combiner dans un jeu tout en 3D proposant le dynamisme d’un FPS et la subtilité d’un jeu d’infiltration, là c’est déjà plus marquant. Et ce n’est pas que sur ce point qu’il brille de mille feux qui plus est.
SCENARIO / NARRATION : ★★★★★★★★★★
L’intro nous fait tout de suite comprendre à quel point on sera en présence d’une intrigue assez mature avec le point de vue des antagonistes qui méprisent la vie humaine, l’éthique dans la recherche scientifique, les idéaux poussant à la révolte... tout en ayant des ambitions mégalomanes démesurées. Très vite les thématiques abordées trahiront également cet état d’esprit mature avec la montée du terrorisme, les IA de plus en plus dangereusement avancées, les théories du complot asservissant jusqu’aux gouvernements, les limites d’une politique de répression coercitive envers une population de plus en plus désespérée, la misère grandissante et banalisée face à une richesse aussi extrême qu’inutile... On évolue dans un environnement cyberpunk particulièrement sombre mais surtout faisant brillamment écho à la réalité de notre époque.
Au début pourtant, le scénario paraît assez classique avec des méchants terroristes d'un côté et un gentil espion de l'autre, soit propre sur lui en épargnant tout le monde, soit nettoyeur en liquidant tout le monde. Aussi bien fait que ça l’est, on a pas l'impression que ce soit très développé si on ne prête pas grande attention à certains détails qui peuvent déjà nous mettre la puce à l’oreille, puis un rebondissement vient, des personnages gagnent en complexité et la frontière séparant les camps peut devenir flou, les enjeux prennent forme crescendo... tout cela servi par une narration en jeu qui captive l’intérêt pour ensuite être comblé par des dialogues facultatifs et des informations textuelles à glaner ici et là, exactement le genre de narration que j'aime.
JC Denton porte tout ça très bien, un héros charismatique en tant qu'agent secret sûr de lui et badass avec un look mi-organique, mi-mécanique, des phrases courtes qui vont droit au but et très professionnel... Ça en fait un personnage moins humain, pas de sentiment amoureux, pas de colère apparente, c'est un style assez particulier qui peut déplaire mais qui va très bien avec la déshumanisation grandissante dont parle le jeu et le fait que l’on incarne pas un humain ordinaire justement. C’est assez original, cohérent et sujet à interprétation de notre part sur comment est-ce qu’il peut ressentir les choses lors de moments particulièrement dramatiques.
Par ailleurs, les dialogues s’adaptent souvent en fonction de nos actions, y compris sur plusieurs chapitres. A t-on accompli telle quête ? A t-on rencontré tel PNJ ? A t-on tué beaucoup de monde ? A t-on tel item dans notre inventaire ? Est-on allé dans les toilettes des filles ? (si, si on se fera gronder d'ailleurs) Ce genre de petits détails qui n'ont l'air de rien tendent à renforcer une immersion pourtant déjà excellente et qui mettent toujours plus l’accent sur cette idée centrale selon laquelle le jeu s’adapte en permanence au joueur. Même si le scénario a une route principale toute tracée, nos choix ont une certaine importance :
On est par exemple obligé de rejoindre la résistance face à l’UNATCO mais on est libre de le faire à différents moments, ce qui participe à caractériser profondément notre personnage qui peut, derrière le choix fait, agir ainsi pour des raisons bien différentes (un idéal, une éthique, un intérêt personnel, une loyauté...). Et que dire de la fin qui nous pose quand même une question très intelligente sur la façon dont le monde doit être dirigé, ou justement ne doit pas l’être, en nous laissant le choix parmi 3 séquences jouables au cours desquelles on devra forcément mettre à l’épreuve notre décision.
Que ce soit par sa grande qualité d'écriture, ses personnages charismatiques et variés ou par sa narration s'adaptant à nos actions, Deus Ex livre une histoire mature, riche et complexe sur des thématiques qui me parlent beaucoup en me laissant la liberté suffisante pour que je m'y investisse pleinement. Autant son gameplay peut avoir mal vieilli au cours du temps malgré ses formidables qualités, autant ce scénario et cette narration sont intemporelles. Je le trouve aussi formidable sur ce plan-là que sur le plan ludique et à ce stade de la critique, on peut se demander ce qui me retient de lui mettre la note maximale.
RÉALISATION / ESTHÉTISME : ★★★★★★★★☆☆
Datant de l’an 2000, le jeu a pris un coup de vieux certain au niveau des graphismes les années suivant sa sortie avec quelques textures anguleuses, des arrières-plans peu détaillés, des visages assez maladroitement modélisés... mais il reste très correct graphiquement avec le temps quand on fait l’effort de le resituer dans son contexte où la 3D était encore assez jeune, à peine 5 ans. Les portes en bois peuvent avoir un aspect crépi, les douilles des balles virevoltent aux coups de feu, les reflets peuvent couvrir une large surface, des petites bulles s’échappent quand on est sous l’eau… il y a un soin du détail tout à fait honnête.
D’autant que le jeu peut se vanter en parallèle de certaines forces purement techniques. Par exemple, la mémoire du jeu permet entre autres le fait que les corps et items sur le sol restent longtemps à leur dernière position, ce qui peut avoir un réel impact dans le gameplay avec l’IA le prenant en compte et devoir planquer les corps ennemis pour ne pas se faire repérer par des rondes, c’était pas si commun à l’époque et la technique du jeu s’y adapte très bien. Cet aspect technique est parfaitement acceptable selon moi et ne peut constituer un handicap à son univers cyber-punk quant à lui magnifiquement bien rendu.
Pour moi, ça passe d’abord par le chara-design des augmentés comme notre protagoniste, les différents accessoires robotiques qui peuvent y être associées et ces espèces de veines / câbles bleus ressortant fortement marquent assez bien de leur présence pour tout de suite te faire comprendre dans quel type d’univers tu te situes. D’ailleurs, l’apparence de notre avatar est rapidement personnalisable et pour l’anecdote je trouve ultra-classe comment le bleu ressort sur une peau plus sombre, on voit vraiment qu’on incarne un augmenté et que l’on peut donc s’attendre à des technologies futuristes de partout.
Ça pourra se retrouver dans les équipements les plus high-tech ou dans les armes les plus puissantes à base de lasers, d’arcs électriques, de plasma... et évidemment, tout ça contraste très bien avec des éléments de décors très ternes et banals, des technologies basiques et communes à l’époque de sortie du jeu... qui marquent la fracture entre les riches et les pauvres pour la narration. On ressent bien que le progrès technologique n’est pas pour tout le monde et la direction artistique permet d’accentuer le propos très efficacement en nous faisant passer d’appartements luxueux à des égouts remplis de miséreux. Un parti pris esthétique assez radical illustre très bien l’aspect sombre du titre, c’est que tout le jeu se déroule de nuit, là encore la direction artistique assez développée vient renforcer une caractéristique du propos tenu par le jeu, ce qui révèle toute sa cohérence.
Les zones de jeu sont le plus souvent très vastes, malgré quelques séparations disgracieuses par des temps de chargement un peu brutaux mais pas trop mal placés pour ne pas trop entraver le gameplay, et surtout ces vastes environnements disposent d’une ambiance assez unique et prenante. Si le début ne laisse de la place qu’aux États-Unis, un choix assez peu original ou dépaysant, d’autres pays, à travers de grandes villes, seront représentés et ça constituera au final un vrai sentiment de voyager à travers le monde, de voir une même histoire sous différentes perspectives esthétiques et culturelles.
Pour l’audio, la qualité des doublages anglais est remarquable, comme quand l'action se situe en France où des persos parlent anglais mais avec un fort accent français, les voix robotisées masculines comme féminines pour certains augmentés... des soucis du détail. Le seul petit point noir c’est que la syncro-labiale n'est pas toujours au top avec des persos peu animés, donc peu expressifs, lors des dialogues. Quant aux musiques d’Alexander Brandon et de Michiel van den Bos, qui avaient principalement travaillé sur les premiers Unreal, elles arrivent assez bien à retranscrire les différentes ambiances, à soutenir l’action, à mettre sous tension... sans jamais être particulièrement mémorables non plus il faut bien le dire, ça fait simplement le taf.
CONCLUSION : ★★★★★★★★★☆
Deus Ex réussit admirablement à mêler 3 genres de jeux pour aboutir à un gameplay dynamique et riche en possibilités dans un univers cyber-punk très bien rendu avec un scénario des plus intelligents et des mieux narrés. Ses ventes décevantes ne sont clairement pas justifiées par ses qualités mais ont eu lieu en raison d’un contexte de sortie avec une concurrence de CRPG féroce et un concept un peu incompris, justement car se distinguant de la masse pour donner parmi ses premières lettres de noblesse au genre de l’immersive sim.