J'y ai beaucoup joué, alors j'écrirai beaucoup.
6 mois ! Plus de 6 mois à torcher cette satanée légende, cette espèce de temple mythologique du jeu vidéo qu'il me fallait explorer comme tant d'autres aventuriers avant moi. 6 mois à manger Deus Ex, à chier Deus Ex, à dormir Deus Ex (je vous jure que j'en ai rêvé une fois !)... Quand je sortais de chez moi, il m'arrivait de réfléchir au meilleur moyen de voler des trucs au magasin sans me faire pécho par les vigiles ou à la manière de m'introduire dans un cinéma sans passer par le guichet. De multiples possibilités s'offraient à moi: j'aurais pu rechercher une bouche d'aération et m'y glisser lestement. J'aurais pu traquer les surveillants et les assommer un par un, par surprise. J'aurais aussi pu simplement faire péter un cocktail Molotov à l'extérieur du bâtiment pour les obliger à sortir et ainsi faire diversion. Quand je me rendais compte à quel point j'étais atteint, je me décidais à faire de looonnngues pauses de plusieurs jours, voire plusieurs semaines. Mais je finissais toujours par y revenir. Ce jeu m'a épuisé. Et fasciné. Explications.
La première mission fut une épreuve. N'ayant jamais joué à un soft PC (excepté Toonstruck, pas fini à cause d'un souci technique), voilà que je m'attaquais directement à un Titan. Autant dire que ça m'a calmé. De toute façon, je n'aime pas être pris par la main. J'ai donc tout de suite trouvé génial le fait qu'on nous balance directement sur une immense map avec des objectifs à accomplir, une carte aussi vague qu'une pensée d'ivrogne pour nous guider et "débrouille-toi-je suis-pas-ta-mère" comme message subliminal affiché un peu partout. Enfin de la vraie liberté. Infiltration vicieuse pour contourner les gardes ? A moins que je ne préfère nettoyer le secteur en les dégommant tous ? Pas besoin de se la jouer tueur, on peut simplement les assommer ou les endormir... Et si je me montrais carrément à eux pour les forcer à me suivre jusqu'à un robot-mitrailleur qui se chargera de les descendre pour moi ? Pour une fois, les "si" ne sont pas de vagues fantasmes mais des possibilités qui ne demandent qu'à se concrétiser pour correspondre au mieux à la façon de penser du joueur. Rappelons au passage que ce gameplay de malade a été concocté en l'an 2000 et que, 12 ans plus tard, le jeu vidéo n'a quasiment rien inventé de mieux en matière de liberté. Ça donne à réfléchir...
Cependant, je vous l'ai dit, ce premier niveau (et les deux-trois suivants) aura été une épreuve... Serait-ce parce que, au fond, je suis un gros nul qui se croyait bon et qui a été calmé par un vrai jeu bien couillu sans assistance ? Je veux bien admettre qu'il y a un peu de ça, mais pas seulement. Il y a quelques vrais problèmes aptes à entacher l'expérience de n'importe qui... Parlons avant tout de la manière dont j'ai abordé le jeu: je voulais nettoyer chaque zone de la totalité de ses ennemis mais sans commettre le moindre meurtre. Hé oui, contrairement à ce que laisse envisager mon pseudo, je suis un pacifiste convaincu qui s'engage dans la voie du "0 mort" dès qu'on lui permet ! Non seulement parce que j'aime bien jouer en suivant mes réelles convictions, mais aussi parce que le challenge proposé est souvent bien plus intéressant. Contrairement à certaines rumeurs, Deus Ex permet cela: absolument chaque ennemi, boss y compris, peut être contourné d'une manière ou d'une autre, parfois, il est vrai, particulièrement retorse. Le truc qui gène, c'est que le jeu ne semble pas toujours privilégier cette approche et vous met même franchement des bâtons dans les roues pour y parvenir.
Seulement trois armes vous permettent de vous débarrasser des gêneurs d'une façon non-létale: les fléchettes anesthésiantes, la matraque télescopique et la matraque électrique. C'est peu, comparé au nombre de flingues disponibles... J'utilise les fléchettes pour la première fois, visant la tête pour un effet optimum: le garde a alors le temps de se retourner, de me voir, d'éventuellement rameuter un pote, d'aller boire un café, de revenir vers moi et de me canarder AVANT de tomber dans les bras de Morphée. Ma première réaction a été de me dire que j'avais mal visé. Mais en fait, c'est tout le temps comme ça. Alors certes, chacune de vos capacités peuvent et doivent être upgradées au fur et à mesure de votre avancée, comme dans tout RPG qui se respecte. Mais même à un haut niveau, le temps nécessaire à l'anesthésiant pour agir est bien trop long et vous oblige à fuir comme un couard et à vous cacher pendant plusieurs secondes juste après avoir tiré votre trait (la musique de danger s'arrête pour vous prévenir lorsque votre opposant est enfin neutralisé). Au fil du jeu, on s'habitue à cet état de fait, et on s'amuse même à rechercher à l'avance tous les coins qui nous permettront de nous dissimuler durant les moments de tempêtes. Mais au début, j'avoue, j'ai trouvé ça insupportable...
La matraque électrique est très efficace, mais les chargeurs nécessaires à son utilisation sont tellement rares qu'on la restreint aux situations où l'on n'a plus le choix (certains types d'ennemis dans la seconde partie du jeu). Reste la matraque télescopique. Là, j'en ris encore. Le tutoriel du jeu, qui me semblait pourtant complet, ne nous enseigne rien à propos de la subtilité de son fonctionnement: il faut viser un point précis du crâne des ennemis, lorsqu'on est derrière eux, pour les assommer en un coup, sous peine de juste leur faire un peu mal et de complètement foirer notre infiltration. L'idée est géniale et nous oblige à jouer de façon très précise, mais pourquoi ne pas avoir prévenu le joueur de ce détail capital ? On en chie suffisamment dans le premier niveau pour ne pas avoir, en plus, à tester la matraque sur ses ennemis pendant dix plombes. C'est pourtant ce que j'ai du faire pour enfin comprendre comment se la jouer parfait ninja...
Dernier gros point négatif à souligner: les bugs sont aussi rares que handicapants si vous avez le malheur de tomber dessus. Une certaine mission, par exemple, peut n'être jamais considérée comme réussie par le programme, vous privant à jamais des points de compétences (assez rares) auxquels vous avez droit. Mais celui qui m'a fait le plus chier, au niveau de l'immersion, est sans conteste la réaction des personnages à votre façon de boucler les premières missions: alors que je me cassais le cul à laisser la vie sauve à tous mes ennemis, les PNJ n'arrêtaient pas de me parler comme si j'étais un assassin complètement cinglé ! La raison ? Un bug de la version européenne qui considère chaque ennemi assommé par les matraques comme mort ! Inutile de dire que cela donnait lieu à des conversations complètement surréalistes avec mes collègues, au point où j'ai failli plusieurs fois sortir de l'histoire.
Malgré tout, ces défauts, bien que rageants, ne valent que pour les premières heures d'avancée. Une fois les mécaniques du gameplay parfaitement assimilées (et les discussions à propos de ma soi-disant folie meurtrière évanouies), j'ai découvert un autre monde. Les terrains de missions sont devenus de plus en plus grands, de plus en plus complexes et riches en possibilités. Les personnages secondaires se sont multipliés permettant de faire s'envoler l'un des deux ou trois meilleurs scénario de science-fiction qu'il m'ait jamais été donné de voir, tous médias confondus. Le vrai Deus Ex est bien plus vaste que ce qui vous est donné de voir si vous vous contentez de filer au plus vite. Votre cheminement n'est qu'un grain de poussière dans un univers cyberpunk et conspirationniste gigantesque, profondément réfléchi, mature et tout simplement passionnant. Directement ou indirectement, des dizaines de sujets de réflexions sont soulevés, par des personnages rencontrés en rue, des notes piratées, des journaux ou encore des passages secrets vous donnant accès à des informations inédites. Décoder l'immense background de Deus Ex est une tâche aussi longue que jouissive qui vous demandera un investissement donnant sens au terme d'"expérience interactive". Mais vous n'êtes obligés à rien. Vous pouvez très bien passer à côté de ça et trouver d'autres sources de plaisir dans Deus Ex. Une fois encore, vous êtes libres.
Autre louange que je me dois de faire concernant le scénario, c'est son manque notable de manichéisme: la plupart des jeux vous laisseraient l'impression, si vous parveniez à les terminer sans tuer personne, d'être un saint. Pas Deus Ex: à deux reprises, les pacifistes comme moi seront surpris de se voir remis en cause. C'est subtil, presque invisible, mais ces deux situations m'ont tellement fait réfléchir que je me suis résolu à tuer indirectement une seule et unique personne, parce que cela me semblait plus moral. Et ce genre de situations, peu nombreuses dans les jeux vidéo mais toujours extrêmement surprenantes, me poursuit encore parfois aujourd'hui.
J'ai longuement hésité entre 8 et 9 comme note finale. Parce que, quand même, vers la fin du jeu, je commençais à ressentir une certaine lassitude vis-à-vis des décors. Du pur point de vue du gameplay, Deus Ex ne se renouvelle plus dans le dernier quart de l'aventure, voire régresse un chouïa (il n'y a qu'à comparer le dernier niveau avec celui de la ville de Hong Kong, le passage le plus immersif qu'il m'ait été donné d'expérimenter dans un jeu vidéo). Et la sensation de puissance aussi, quand on se la joue furtive, qui n'est jamais vraiment là: même boosté à fond avec les derniers implants cybernétiques de la-mort-qui-tue, je continuais d'être un gars qui rampait derrière les méchants pour les assommer avec un bâton... au bout de 60 heures de jeu, y'avait un peu de lassitude. Puis, je me suis souvenu que j'étais devant un truc qui avait presque 12 ans et qu'on n'avait plus inventé grand-chose depuis. Je me suis souvenu de ces innombrables références culturelles subtilement dissimulées, jamais lancées de manière pédante à la figure du joueur. Je me suis souvenu des ruelles sombres de New-York et de Hong-Kong, et de ces discussions politico-philosophico-littéraires avec les barmans des rabs les plus crasseux de l'an 2052.
Je me suis rendu à l'évidence.