Et s'il était temps pour le jeu vidéo d'évoluer ?
Si vous avez suivi mon test du premier Deus Ex (http://www.senscritique.com/jeuvideo/Deus_Ex/critique/4026618), alors vous savez à quel point j'avais fini par fusionner avec le programme, malgré quelques défauts évidents... Aussi, que pouvais-je bien attendre d'un nouvel épisode ? Je le dis clairement: une amélioration de la formule. Oui, ça peut sembler complètement dingue de dire ça, mais soyons clairs: le mythe Deus Ex a maintenant 12 ans. Le gameplay a beau être un modèle d'ingéniosité et de liberté, on peut raisonnablement considérer que le jeu vidéo est un média en quête perpétuelle d'approfondissement et de renouvellement et que l'expérience proposée après un aussi long laps de temps doit être différente... Hé bien, apparemment, ce n'est absolument pas le credo de la team Eidos Montreal, responsable de ce Human Revolution. Tout le long de leur développement-marathon, le mot d'ordre était :"faire comme le 1". Et ils ont pratiquement réussi.
Du coup, oui, Human Revolution m'a plu. Je le considère incontestablement comme un bon jeu puisque j'ai retrouvé la plupart des sensations liées à l'original, ce qui est loin d'être un mal, évidemment. Une nouvelle fois, j'ai traversé des environnements fermés ou semi-ouverts bourrés de chemins alternatifs pour arriver à mon but. Et une nouvelle fois, j'ai loué un level-design extrêmement astucieux qui émoustille comme c'est pas permis le sens de l'exploration du gamer curieux. Arriver à tel ou tel endroit peut toujours se faire de 2, 3, voire 4 façons différentes. Conduits de ventilation, murs cassables, bouches d'égouts, portes de derrière, poutres du plafond... Les chemins alternatifs ne demandent qu'à être découverts, généreux, stimulants et fun. Premier souci: les environnements sont rarement aussi vastes que ceux du 1. J'ai d'ailleurs galéré à la première vraie mission du héros, Adam Jensen, tant la discrétion parfaite relève de la gageure quand on traverse des petites salles où sont plantés 6 gardes quasiment collés les uns aux autres. Je vous dis pas les sueurs froides qui ont été les miennes durant les premières heures: "Ca va tout le temps être comme ça ? Mais c'est injouable en mode furtif !" Dieu merci, passé cette première (affreuse) mission, les niveaux suivants prennent de l'ampleur et les gardes ne sont plus obligés de se tenir mutuellement la poche. J'ai donc pu enfin mettre au point mes techniques d'approche et retrouver les sensations grisantes des meilleurs jeux d'infiltration, Metal Gear Solid en tête !
C'est un grand bond en avant si je repense à la lassitude que j'avais éprouvée avec le jeu original au bout d'une soixantaine d'heure. S'infiltrer non-stop avait finit par me peser un peu vers la fin, manque d'évolution oblige: de la première à la dernière mission, je traquais vicieusement mes proies armé d'une... matraque. Ouais, frapper avec un simple bâton, c'est tout ce qu'un agent bourré de nanotechnologie pourra faire en 2052 s'il souhaite se la jouer discret... Human Revolution a brillamment évité cet écueil en proposant des augmentions véritablement jouissives pour tout ninja qui se respecte: vision à travers les murs, prises de corps à corps, résistance magnétique aux chutes les plus improbables, démolition de murs à main nue... Le gameplay est suffisamment riche et varié pour tenir en haleine, sans compter un arme non-mortelle inédite bien sympathique (le PRIME) et le système de couverture à la troisième personne qui nous rappelle combien l'infiltration est plus ergonomique et intéressante lorsque l'on fait quelques petits écarts à la vue FPS.
Deus Ex oblige, il est aussi permis de se la jouer bourrin, bien entendu, avec une pléthore d'armes à feu plus ou moins originales à disposition, mais comme je me suis cantonné à la discrétion, je vais passer rapidement le sujet. Pour le peu que j'ai testé, les sensations sont correctes et les évolutions de ces joujous létaux plutôt intéressantes... Quelle que soit votre manière de jouer, sachez que cet opus est finalement plus facile que le premier Deus Ex et qu'il est INDISPENSABLE d'enlever TOUTES les aides de jeu dans les options (aide à la visée, indicateur d'objectifs... hop ! à la poubelle !), histoire de profiter réellement d'un Deus Ex et non d'une simulation de gériatrie...
La nécessité de ce rééquilibrage mis à part, le gameplay souffre d'une immense lacune difficilement pardonnable quand on s'en tient aux règles de logique les plus élémentaires: chaque prise au corps à corps, que ce soit pour assommer ou tuer, consomme de l'énergie à l'instar d'une augmentation cybernétique. Oui, vous avez bien lu: Adam, ex-flic hyper charismatique, est incapable de donner ne serait-ce qu'un coup de poing s'il n'est pas aidé par ses améliorations. Comment dire, c'est... idiot. Surtout que l'énergie est assez rare et se recharge vraiment lentement. Résultat: après s'être occupé d'un garde, on est obligé d'attendre bêtement plusieurs secondes en comptant les mouches avant d'être à nouveau apte à étrangler ou frapper. En début de jeu, ça donne des séquences bien lourdes, contre-intuitives et qui bousillent plusieurs stratégies d'approche. Heureusement, il est possible (et indispensable) d'améliorer la vitesse de chargement à l'aide d'augmentations en cours de partie et aussi de faire provision de barres énergétiques... Du coup, on finit presque par oublier ce défaut au fur et à mesure de son avancée.
On le voit, la formule Deus Ex est définitivement respectée, capable de contenter aussi bien le joueur pressé que le consciencieux. Il y a énormément de choses à fouiller dans Human Revolution. Des passages secrets, mais aussi des carnets électroniques, des mails et des journaux qui, tous, approfondissent d'une manière plus ou moins pertinente l'univers du jeu. Car oui, ce serait mentir que prétendre que tout est absolument passionnant à fouiner. L'illusion d'une mécanique de jeu de l'année 2000 commence tout doucement à se déliter alors que les moteurs graphiques s'améliorent mais que les idées qui les soutiennent se répètent. Ce que j'essaye de dire, c'est que la liberté d'exploration proposée par le premier Deus Ex était presque inédite en son temps et les piètres performances graphiques parvenaient à exciter notre imagination, titillée par l'incroyable scénario qui boostait le tout. Aujourd'hui, alors que les jeux deviennent de plus en plus réalistes, les incohérences de leurs rouages les plus éculés ressortent avec d'autant plus de véhémence, parfois au dépit de l'immersion. Ainsi, dans Human Revolution, on fouille énormément de tiroirs, de bureaux, de coffres, on pirate comme un malade des centaines d'ordinateurs dont seule la moitié, reconnaissons-le, propose des documents vraiment intéressants et, enfin, on rampe des dizaines d'heures dans des conduits d'aération qui n'ont parfois aucune logique architecturale (hoo ! un conduit de cinq mètres qui relie un bureau à un placard à balais... Comme c'est utile pour, heu... s'infiltrer ?)
Comme le premier Deus Ex, parfaitement. Mais alors que les bonshommes aux allures de Playmobile possédaient un charme et une sobriété qui nous faisaient croire en eux, l'univers de Human Revolution nous jette plusieurs fois au visage son artificialité: au repos, les PNJs disposent de dix pauvres animations qui se répètent en boucle. Les gens marchent peu voire pas du tout en 2027: ils préfèrent rester des heures sur place en sortant leurs téléphones portables ou leurs tablettes numériques (même quand ils sont en train de nous parler !!) pour les remettre tout de suite dans leur poche, puis les ressortir, puis les remettre, etc, tels d'affreux automates qu'un ingénieur fou aurait abandonnés dans tous les recoins de la ville. Durant les dialogues, ces même PNJs deviennent soudain parkinsoniens: quelques ridicules mouvements de bras tentent de nous faire oublier l'absence quasi-complète d'expressions faciales tandis qu'Adam Jensen, visible durant ces phases, se contente de croiser virilement les bras, puis de les décroiser, puis de les... vous avez compris. Comment un tel manque de vie est-il possible, à tous les niveaux ? Mes propositions ? Déjà, on pourrait mettre des véhicules en circulation, bordel ! Le coup des routes bloquées partout où on se rend, j'y crois plus depuis mes 7 ans, merci. A quand des animaux dans les rues ? Et des enfants (quitte à les rendre invincibles pour éviter la censure, même si je trouve ça ridicule) ? A quand des personnages dotés, par exemple, d'un véritable emploi du temps à l'instar de ce qu'on trouve dans le pourtant très moche "Deadly Premonition" ? Difficile à faire dans un GTA-like, mais ici, franchement, avec une cinquantaine de citoyens par ville...
Heureusement, bien que limités à deux pauvres morceaux de cités (une de moins que dans le premier Deus Ex...), les "hubs" - pour parler comme les développeurs - sont magnifiés par une direction artistique de haute volée, inspirée tant par la Renaissance que par le Cyberpunk. La relative pauvreté des textures s'efface devant la grâce d'un bâtiment, un jeu de lumière, une ambiance cristallisée au fond d'une ruelle. La magie et la raison d'être d'un Deus Ex selon moi, bien plus que l'ouverture de milliers de tiroirs dans des bureaux mollement copié-collés, un peu comme si, après avoir designé quelques merveilleuses pièces, les responsables artistiques s'étaient résignés à colmater les trous avec des décors plus typiquement jeu vidéo. Force est d'admettre cependant que ces derniers ne sont pas parvenu à saboter la très bonne impression générale que mes premières heures de jeu m'avaient fait miroiter. Il y a quelque chose de fascinant dans cet univers que je ne saurais parfaitement décrire mais qui m'a poussé à jouer toujours plus longtemps sans m'arrêter. La part de rêve qui fait les jeux hors-normes et qui ne peut s'exprimer qu'à travers le travail d'une équipe de développeurs passionnés.
Et le gros morceau, me direz-vous ? Le scénario, le moteur qui nous pousse toujours plus loin malgré les incohérences décrites, que vaut-il ? Largement au dessus de la moyenne des softs actuels pour la bonne raison qu'il s'agit pratiquement d'un remake de l'original ! Non, pas la même histoire, mais une structure très identique, avec les mêmes ingrédients agencés de manière différente mais avec moins de brio ! Tout est moins profond, moins audacieux malgré des kilomètres de dialogues soignés et matures mais souvent trop prévisibles et parfois un peu clichés. On se souvient de certaines réflexions philosophiques mémorables dans le premier Deus Ex; il n'y en n'a pas vraiment dans Human Revolution. Une référence à la kabbale dans une conversation en arrière fond, un personnage qui cite la Bible et Apocalypse Now et c'est à peu près tout, jusqu'à la fin, très "métalgearienne" dans l'âme... Dommage, mais l'histoire s'en sort tout de même très bien, notamment grâce à des personnages secondaires pour la plupart attachants et crédibles, souvent dotés d'un background travaillé. On jettera un voile pudique sur les quelques boss du jeu, aussi anonymes que charismatiques, insérés de façon bancale dans des séquences où on est obligés de tirer et de tuer, même quand on fait tout le reste du jeu en infiltration... Charmant.
Les quêtes secondaires, enfin, sont peu nombreuses mais souvent passionnantes et très narratives, que ce soit pour nous proposer des sous-histoires indépendantes ou intimement liées à la trame principale. On regrette toutefois que le poids de nos actions soit loin d'être vraiment pris en compte comme la diserte team Eidos se plaisait à le hurler, des traces de coke encore visibles dans les narines. De ce côté-là aussi, on est resté pile au niveau du Deus Ex original. Assassin ou Lancelot cyborg, le monde qui vous entoure n'en a, pour la plupart du temps, strictement rien à carrer. Les meurtres sauvages de civils ou de policiers vous sont vite pardonnés, Adam sera toujours plus ou moins considéré comme un parangon de vertu. Mouais... Il serait peut-être temps, pour éviter de telles incohérences, de lorgner du côté d'un Alpha Protocol, d'un Fallout New Vegas ou encore d'un Walking Dead...
Voici arrivé le moment du constat, constat que vous trouverez peut-être particulièrement paradoxal d'un jeu globalement réussi, intéressant et amusant mais qui, en même temps, ne cesse de mettre en exergue la date de péremption horriblement proche de certaines vieilles habitudes qu'il est plus que temps de faire évoluer dans le monde du jeu vidéo. Ainsi, pour me convaincre, le prochain épisode ne devra plus se contenter d'approcher l'essence de son illustre modèle comme s'il s'agissait d'une limite de perfection impossible à franchir: il devra l'adapter aux nouvelles capacités de la prochaine génération de consoles afin que la montée en puissance des graphismes s'accompagne d'une immersion et d'une crédibilité toujours accrue. C'est à ce prix, je crois, que le médium de notre passion passera de l'adolescence à la maturité tellement attendue par tous ceux d'entre nous qui voient l'art avant le jeu...