« Deus Ex », machine à choix
Une balle dans la tête, ce serait tellement plus simple. Ou une bonne vieille grenade à fragmentation, ça, c'est radical. Au lieu de quoi, bien planqué derrière la palissade, Adam Jensen observe, calmement. Ils ne savent pas qu'il est là. Ils ne le sauront jamais. Deux gardes postés qui discutent tranquillement, et deux autres qui font des rondes, arpentant la salle en long et en large. Classique. Adam doit atteindre la sortie de l'autre côté de la pièce. Pour y arriver, les options sont nombreuses. Il faut faire un choix.
Le choix, c'est le cœur de Deus Ex : Human Revolution, qui lance avec brio la série des grands jeux de cette fin d'année. En 2027, Adam Jensen, chef de la sécurité d'une corporation spécialisée en biotechnologie et en prothèses cybernétiques, s'est retrouvé, suite à une fusillade, bardé d'« augmentations » technologiques. Une fois revenu à la vie, il part à la recherche de ses agresseurs pour essayer de découvrir ce qui se trame derrière cette attaque. Et lors du briefing de sa première mission, Adam doit prendre une décision. Quelle arme choisir ? Létale ou non ? Efficace à distance ou à bout portant ? Face à son écran, le joueur a bien sûr décrypté et reconnu les propositions. Il doit choisir entre un FPS (first person shooter, jeu de tir en vue subjective) classique et brutal, où chaque adversaire est un cadavre en devenir ou un jeu d'infiltration qui nécessite plus de subtilité et de réflexion. Soucieux de découvrir Deus Ex dans toute sa complexité, on choisit bien sûr la seconde option.
Il semble possible de contourner les gardes sans se faire repérer. Tout est une question de timing : il faut passer d'une couverture à la suivante au bon moment. C'est une sensation grisante de se jouer ainsi de cette surveillance surarmée. L'inconvénient, c'est qu'au moindre faux pas, Adam risque de se retrouver sous le feu des quatre cerbères. Sinon, il peut toujours les assommer un par un, en silence, sans se faire voir, ce qui a le mérite de réduire à chaque fois l'ampleur de la menace. Il pourrait aussi vérifier s'il n'y a pas un conduit de ventilation, ou un robot à pirater pour faire le sale boulot à sa place. Mais assez réfléchi, il faut bouger. Et puis, c'est l'occasion rêvée pour tester ce petit gadget bien pratique acquis il y a peu : l'invisibilité temporaire.
Offrir le choix, c'est sortir le joueur du couloir, devenu la norme du jeu vidéo. Qu'il soit purement conceptuel ou - c'est encore plus simple et très courant - intégré tel quel dans le jeu (par exemple les premières heures très très linéaires du dernier Final Fantasy), le couloir permet de garder le joueur dans les clous. S'il autorise des mises en scène spectaculaires, il ruine aussi la grande promesse du jeu vidéo moderne : l'interactivité et la place centrale du joueur dans le déroulement de l'action et du récit. Deus Ex : Human Revolution, en digne successeur du tout premier Deus Ex, sorti en 2000,offre au contraire une formidable impression de contrôle sur les événements. Les options ne se limitent pas au fait de tuer ou non (même si c'est important). Une simple conversation, une rencontre, une bonne action ou un coup en traître pourront avoir des répercussions bien plus tard dans l'aventure. Et c'est vertigineux, d'autant que l'univers proposé est d'une réjouissante complexité. Le Detroit de 2027 dépeint ici rappelle furieusement le Los Angeles de 2019 qui sert de décor à Blade Runner. Et le thème central - qu'est-ce qu'un être humain ? - est similaire, la création artificielle de la vie ayant laissé la place au très actuel débat sur le transhumanisme.
Sûr qu'en étant invisible, c'est plus facile de jouer au fantôme. Le premier garde ne s'est rendu compte de rien, il gît dans un coin. C'est toujours un moment spécial, lorsqu'Adam s'approche sans bruit dans le dos de sa future victime. Une pression sur un bouton plus tard, et, par un étranglement ou un direct du droit bien placé, elle se retrouve à terre, inconsciente. Le second continue tranquillement sa ronde. Il est loin et ne regarde pas dans la bonne direction. Restent les deux derniers. S'il avait choisi d'améliorer ses réflexes au lieu de ses compétences de hacking, Adam aurait pu se débarrasser des deux d'un coup. Mais il va falloir trouver autre chose.
Le choix, c'est aussi un contrat : le joueur doit, pour garder intacte cette illusion de liberté, ne pas chercher à soulever le tapis et ne pas trop décortiquer les arborescences narratives. Car le gamer expérimenté finit toujours par reconnaître malgré lui certains embranchements. C'est surtout le cas dans la construction des niveaux (level design) où on s'amuse à découvrir les différentes solutions envisagées par les créateurs. Mais l'implication ne faiblit pas, et on se laisse porter par cette histoire qui finit par être la nôtre.
On y était presque. A deux doigts. Mais trois secondes d'invisibilité, c'est court. Adam est apparu devant les gardes, qui commencent à s'affoler. On aurait aimé ne pas en arriver là. Plus le choix, Adam sort son flingue. Il n'y a pas à dire, une balle dans la tête, c'est tellement plus simple.
Critique parue dans Libération, le 6 septembre 2011
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