« The Last of Us », il va y avoir des spores

Ellie n’a pas l’air dans son assiette. Il y a un truc qui cloche. Elle reste en retrait, un peu perdue. On aurait pu passer à côté, ne pas remarquer ce comportement étrange, mais après plus d’une quinzaine d’heures passées en sa compagnie, on commence à la connaître. En temps normal, elle aurait dû s’enthousiasmer car on approche du but, elle aurait pu demander de nouvelles précisions sur les règles étranges du football américain, sport très populaire dans le monde d’avant, ou faire part de son inquiétude sur les rencontres à venir.

Mais elle est distante, silencieuse. Joel pourrait la réconforter, mais il ne sait comment s’y prendre. Alors, aux commandes de ce quinqua désabusé qui retrouve petit à petit quelques bribes d’une humanité qu’il pensait disparue, on hésite, on revient sur nos pas, on reste immobile. Avant, finalement, de se décider à reprendre le cours de The Last of Us, ce jeu vidéo qui a réussi à rendre palpable la communication non verbale entre deux personnages. Une performance rendue possible par une maîtrise absolue du rythme narratif et une perfection formelle inédite pour une production de cette ampleur. The Last of Us se déroule vingt ans après une apocalypse qui a vu la civilisation décimée par des spores toxiques rendant leurs victimes folles et contagieuses. Une variation pas follement originale mais toujours efficace sur le thème infectés-zombies. D’ailleurs, pris indépendamment, aucun des ingrédients qui composent la quatrième production — après la brillante trilogie Uncharted — du studio Naughty Dog pour la Playstation 3, n’est original. L’univers post-apocalyptique — la nature qui a repris ses droits dans les centres urbains, la quête des héros qui vont tout risquer et perdre beaucoup pour une cause plus grande qu’eux — semble familier, sans qu’on puisse pour autant citer une influence directe. Le gameplay mixe, lui, allègrement action, survie, tir et infiltration, ce qui assure une prise en main immédiate pour le gamer qui a déjà écumé les Tomb Raider, Batman Arkham et, bien sûr, Uncharted.

Et au milieu de ce déjà-vu, déjà-lu et déjà-joué, on trouve Ellie et Joel. Lui, sans illusion, debout grâce à un réflexe pavlovien de survie ; elle, ado version tête brûlée qui a grandi dans une zone de quarantaine, ne connaît rien ni du monde extérieur ni de ce qui existait avant la catastrophe, mais qui représente un espoir pour l’avenir de l’humanité. On pouvait attendre le thème éprouvé de la construction d’une relation père-fille. Sans s’en éloigner complètement, Naughty Dog réussit à ne jamais se laisser aller à la facilité. Jusqu’à la réplique finale, ces deux-là ne tomberont jamais dans l’attendue codépendance. C’est heureux et ça laisse du champ pour développer la personnalité d’Ellie et oublier le schéma classique de la demoiselle en détresse qu’il faut protéger et sauver.

Si The Last of Us arrive à transcender le jeu vidéo pour offrir la production la plus aboutie de cette génération de consoles (avant la sortie, en septembre, de GTA V), c’est en premier lieu grâce à une finesse graphique inédite. C’est loin d’être un critère de qualité dans une industrie qui a longtemps cru que la multiplication des polygones suffisait au bonheur des gamers, mais les développeurs ont mis ici leur maîtrise technique au service de la construction d’un monde réaliste dans ses moindres détails. Lorsqu’on visite une des innombrables maisons en ruine, on sait qu’une famille y a vécu un jour. Les jouets dans la chambre des enfants, les posters au mur, les ustensiles dans la cuisine, tout l’environnement témoigne de ce quotidien qui a soudain pris fin. En résulte une mélancolie pesante qui ne quitte ni le joueur ni les personnages durant leur périple.

Et il y a ce rythme, implacable, dans la progression du récit qui nourrit une tension permanente pour le joueur. On pourrait le disséquer froidement : une phase d’exploration, suivie d’un affrontement avec les infectés (et les plus redoutables d’entre eux, les « clickers »), puis la fouille des lieux à la recherche de ressources, et la rencontre, plus tard avec des brigands armés. Et hop, retour à la case exploration. C’est une formule d’un classicisme absolu pour les jeux vidéo estampillés action-aventure. Mais The Last of Us est tout sauf classique. Naughty Dog a comme inversé la priorité ludique. D’habitude, les obstacles que constituent les affrontements (et accessoirement les énigmes, ici quasi inexistantes) sont en effet au centre de la proposition d’un jeu de ce genre. L’exploration n’a alors qu’un rôle de transition entre deux défis qui vont mettre à l’épreuve le talent du joueur (le skill, en langage gamer). Ici, les rencontres malheureuses, si elles demandent leur dose de skill, sont avant tout là pour instiller et alimenter une tension qui ne quittera jamais celui ou celle qui tient le pad. Aucun des combats n’est simple et on s’en sort le plus souvent de justesse, essoufflé et démuni. On ne se sent alors plus jamais serein, on n’a pas le droit de l’être. Et c’est ce qui se passe entre les scènes d’action qui devient primordial.

Le perfectionnisme du studio californien prend alors tout son sens. Constamment aux aguets, on devient attentif à tout. Aux éléments du décor, incroyablement variés, mais aussi aux dialogues, ciselés et brillamment interprétés, et aux expressions des visages qui arrivent même à faire passer ces mots qui ne veulent pas sortir. Se crée alors une empathie, une proximité rare. Et le voyage de The Last of Us prend une autre dimension, surtout dans la seconde moitié du jeu (une bonne vingtaine d’heures en tout).

« Mon Dieu, il faut vraiment que tu voies ça ! » Joel vient de faire la courte échelle à Ellie, il ne sait pas de quoi elle parle. Il grimpe à son tour et la suit, mais elle est déjà en train de courir. L’inconnu est synonyme de danger, mais l’adolescente semble radieuse. « C’est une blague ? » manque-t-elle de s’étouffer. Joel regarde à travers ce qu’il reste d’une baie vitrée mais ne voit rien. Ellie est déjà loin. « Allez, dépêche-toi ! » On se met alors à sa poursuite, curieux de découvrir ce qu’elle a bien pu voir. Heureux, surtout, qu’elle ait retrouvé un peu de sa joie de vivre.
Erwan
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le 4 juil. 2013

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