On pense parfois qu'il existe certains principes récurrents dans les expériences de jeu. Certaines « valeurs » communes aux joueurs. Par exemple, un jeu doit récompenser le joueur, parce qu’il n’est « qu’un » jeu. L’idée que le joueur pourrait avoir à se plier, se rabaisser, souffrir et perdurer, pour le jeu, paraît aberrante à la grande majorité des joueurs, trouvant qu’un jeu doit être accessible et joli, « plaisant » dès le début. Un jeu existe-t-il s’il ne trouve aucun public ? Quel intérêt aurait un développeur à faire un jeu qui ne rentrerait pas dans les critères actuels, de l’immense majorité des gens ?
Situons le contexte de la création de Dwarf Fortress. En 2002, Tarn Adams, nostalgique des jeux des années 80, tels que Starforce (possédant un système de génération procédurale de créatures) et de roguelikes d’heroic-fantasy, et ne les retrouvant pas dans les productions actuelles, décide, avec son frère Zach, (non programmeur) de faire une déclinaison de son jeu Slaves to Armok : God of blood (jeu d’aventure en 3D). Ce devait être le chapitre 2, nommé « Dwarf Fortress », et n’être qu’une sorte d’annexe au premier.
A cette époque, Tarn et son frère voient ces jeux comme des jeux personnels, ils n’imaginent pas qu’ils intéresseraient d’autres personnes. Ce n’est qu’en 2006 que sort la première release de Dwarf Fortress, un peu « par hasard ». Une communauté se forme progressivement. Tarn est méfiant face aux nouveaux utilitaires conçus autour du jeu par des fans, (il n’a jamais donné le code source entier du jeu, à ce jour, bien qu'il ait été partiellement décompilé par d'autres, pour les mods) mais constate qu’ils font de bonnes choses (telles que Dwarf therapist http://i.imgur.com/cwMCvkh.png ), et laisse faire. La communauté s’agrandit toujours et le jeu prend de l’ampleur.
Il faut savoir que Tarn possède un doctorat en mathématiques, et son frère Zach, l’équivalent américain d’un master de philosophie, et un autre en histoire, et plus exactement « histoire ancienne » (ce qui les aide dans la conception de DF, pour imaginer la façon de vivre, de s’habiller, pour les personnages et races du jeu). La vie de Tarn prit un tournant en 2007 en faveur de Dwarf Fortress, alors que son métier consistait à résoudre des « problèmes de maths », méritant un article dans des revues spécialisées : ça ne l’intéressait pas tant que ça. Il a eu un raisonnement simple : soit il raisonne et travaille de façon compliquée, et obtient un article dans un journal, soit il raisonne et travaille de façon compliquée, et obtient un jeu vidéo.
C’est ainsi qu’en 2007 il se consacra à temps plein à la conception de Dwarf fortress, jeu devenu plus intéressant et populaire, que son aîné. C’est aussi vers cette époque qu’apparaît la mise à jour donnant l’axe Z au jeu, le rendant en 3D. Boatmurdered, l’une des « succession game » les plus populaires (dont le principe est, entre autres, qu’un premier joueur joue une année dans le jeu, puis qu’un autre joueur joue une deuxième année, et ainsi de suite) est d’ailleurs une forteresse sur deux axes. (Elle a grandement aidé à la popularisation du jeu, par ailleurs, pour les évènements improbables qui s'y sont déroulés.) De façon anecdotique, on peut noter que cette mise à jour a perturbé certains joueurs qui ont alors arrêté plusieurs mois de jouer, voire un an ou deux, puisqu'ils avaient du mal à comprendre comment se déplacer en 3D sur des plans 2D vus de haut.
Tarn Adams n’a jamais souhaité rendre son jeu, payant, et ne le souhaite aucunement à long terme. Il apprécie l’idée qu’un homme ayant des problèmes d’argent puisse jouer autant qu’il le souhaite à son jeu. Comment ne pas y voir une énorme différence par rapport aux développeurs actuels, qui, l’immense majorité du temps, cherchent le profit, la séduction d’un public, quitte même à lui artificialiser de l’intérêt ? Ce manque de moyens, autant humain que financiers, est d’ailleurs un avantage pour le jeu indé : il permet de se concentrer sur l’essentiel. De ne pas avoir à coordonner le gameplay avec le premier graphiste/musicien venu à qui on doit donner du boulot alors qu’on a bien assez à faire avec ce qui est, encore une fois, l’essentiel. L'expérience interactive. L’ASCII lui octroie d’ailleurs une facilité de conception qui n’empêche pas les nuances de gameplay les plus subtiles, les plus vastes… Un autre avantage de l’ASCII est de consommer bien moins que d’autres « moteurs » de jeux, qui auraient de toute façon proposé la même expérience (de la 3D, ou même un système de case similaire mais avec des animations etc, une sorte de sur-ASCII fait maison mais aussi plus gourmand).
L’expérience aurait été la même puisque ce qui compte dans une bonne partie des jeux, est l’intégration dans la conscience du joueur, de ce qu’il fait, et de ce qu’il pourrait faire. Quel que soit le jeu et son contenu, dès qu’on veut rajouter une mécanique de jeu, cela va prendre x temps multiplié par y difficulté à développer, pour, encore une fois, un résultat similaire. Faites un jeu 3D de Dwarf Fortress, avec un design 3D pour chaque objet et peut-être des sons et animations propres, et vous aurez la même chose, mais avec un développement 20 fois plus long (et qui pourrait en plus rallonger vos futures parties, donc diluer leur intensité pour les joueurs).
Car l’ASCII n’empêche pas une infinité de nuances possibles, bien au contraire. Il y a une idée de « rapport au monde » très importante ici, qui engendre un étonnant paradoxe : beaucoup de joueurs expérimentés et cultivés, seraient certes incapables de débuter DF sans tutoriel, mais si je devais en raconter une partie de jeu à ma grand-mère, (qui a très peu voire jamais joué dans sa vie, à un jeu vidéo quel qu’il soit) ce sera très simple et probablement amusant pour elle. Ceci, parce que DF est directement et très bien lié à l’imaginaire commun, (sur la paysannerie et la fantasy, notamment), jusque dans de fines nuances dans les actions de vos nains, en dépit de son apparence. C’est une réflexion essentielle pour le jeu vidéo : tant que le concept rentre dans la conscience du joueur, cela suffit, pas besoin de l’afficher plus clairement que ce qui est nécessaire.
Le jeu est développé depuis maintenant 11 ans, et Tarn pense que la version 1.0 devrait sortir d’ici 20 ans, sinon plus, « because I always underestimate release times », d'après ses mots. (Il existe de nombreuses choses prévues avant que le jeu n’y arrive, et son développement est, aujourd’hui en juillet 2013, encore très actif, en dépit de la dernière mise à jour datant déjà du 4 juin 2012). Dwarf Fortress est un jeu assez difficile à définir (outre "c'est un jeu où tu contrôles des nains qui bâtissent une forteresse"), simplement parce qu'il est un amas de choses souvent très indépendantes entre elles, qu'on peut faire, et les majs à venir vont dans ce sens. Des choses abstraites, contrairement à un moteur physique dont les objets, quels qu'ils soient, dépendraient tous, jusque dans les bugs de ce dernier. Ou alors, des objets qui dépendraient de l'équilibrage général d'un système de combat... Ici, il n'est pas question d'équilibrage. Seulement d'idées plus ou moins adjectivées.
Personnellement, (et sans que Tarn Adams ne soit particulièrement d’accord avec moi, je le lui avais demandé) je pense que le jeu vidéo (et par extension l’art interactif) ne devrait pas être conçu juste pour « nous faire plaisir ». Que ce n’est pas son but principal (et que si les développeurs/les joueurs/la presse le croient souvent, c’est une erreur). Non, le but est plutôt, comme tant d'autres choses, de participer au développement personnel, de « cultiver l’humain », de lui apprendre des choses, simuler la réalité pour mieux la comprendre, faire des choses que nous n’aurions pas eu l’occasion de faire autrement. Ainsi le jeu peut nous apporter culture, savoir et réflexion, maîtrise des concepts. C’est son potentiel, mais actuellement il n’est qu’un vecteur d’amusement, de répétitivité, de plaisirs ponctuels, voire de pression sociale (MMORPG). Sur ce plan-là Dwarf fortress n’est pas parfait, mais il demande des « efforts » au joueur, presque un rabaissement devant le jeu, une remise en question des principes de millions de personnes sur l’accessibilité et la beauté « nécessaire » d’un jeu.
En jouant à ce jeu, j’avais l’impression que, étant si inaccessible, si incompréhensible de base, et ce même après être parvenu à surmonter de nombreux obstacles jamais vus auparavant dans le jeu vidéo, il n’avait de cesse de me rajouter toujours plus de difficulté sans jamais essayer de me dire « bravo, tu as réussi », ne serait-ce qu’avec un jingle de fin de niveau ou de combat. Comme si Dwarf fortress cherchait lui-même les raisons pour que j’arrête de jouer avec lui, et me les collait en pleine figure, se foutant ouvertement de moi. Paradoxe énorme puisqu’après tout, un jeu n’a d’intérêt, « n’existe », que si des gens y jouent, donc ne devrait-il pas tout essayer pour nous attirer ? Dwarf Fortress paraît illisible et incompréhensible au départ, mais il est bien plus dur que ces simples problèmes d’accessibilité. Finalement, jouer à Dwarf Fortress, c’est d’abord « apprendre à y jouer ». De plus en plus de choses à connaître, de problèmes dont vous ne connaissez et ne comprenez pas l’origine, qui vous poussent à découvrir de nouvelles mécaniques du jeu sur de longues pages en anglais d’un wiki ou d’un forum obscur. C’est comme si on vous incitait à réapprendre le jeu, constamment.
Ce qui ressort des parties sur ce jeu devient presque une idéologie : si la difficulté vient en premier lieu du manque de clarté du jeu, de son inaccessibilité, et ensuite par le surplus de notions et de contenu dans le jeu, en dépit de ces deux premières sources de difficulté un certain nombre de joueurs acharnés (parmi des joueurs déjà acharnés…) ont tendance à apprécier les bugs du jeu renforçant la difficulté, voire dans d’autres cas la langue anglaise s’ils sont d’un autre pays. Ça a plus ou moins été mon cas sur ce dernier point : si j’avais su que wheelbarrow signifiait brouette, j’en aurai sans doute fait plus tôt, m’intéressant plus rapidement à l’apport probable que ça donnerait à mes nains, mais non, il fallait que je tombe dessus par hasard, en recherchant d’autres choses et que très indirectement un wiki me le conseille. Que je fasse l'effort d'une curiosité pour ce terme. On a tendance en jouant, à rester sur les mécaniques et objets qu’on connait et maîtrise déjà, pensant que si le jeu ne met pas en avant d’autres choses, c’est qu’elles ne sont pas importantes : mais en réalité, Dwarf Fortress ne met absolument rien en avant…
J’ai le sentiment que certaines personnes considèrent bons leurs jeux, « parce que le jeu d’à côté n’est pas si terrible », ce qui conduit à un nivellement général par le bas des exigences des joueurs, et donc de la qualité des jeux. Jouez à des jeux indés du genre de celui-ci, et vous comprendrez qu’une bonne partie du jeu vidéo n’est qu’une immense mascarade de plaisirs ponctuels. La plupart des joueurs prendront ce manque d’ergonomie et de clarté, comme une « excuse » pour eux de ne pas y jouer, mais peut-être devraient-ils réaliser alors qu’ils n’ont fait que s’incliner devant la plus improbable et subtile des mécaniques de jeu : la maîtrise de leur propre superficialité...