Un gameplay ambitieux, une réalisation soignée et surtout un scénario incroyablement riche et mature

Après le succès commercial demeurant modeste mais grandissant de la franchise avec son troisième épisode, Fire Emblem revient sur Super Nintendo en sa toute fin de vie, un mois avant la sortie de la Nintendo 64. Nous sommes donc supposément face à l’un des jeux les plus aboutis de la console et à une référence du jeu de tactique étant donné l’aura de la licence. Souvent cité comme l’un des épisodes les plus importants de la saga, sans doute l’épisode rétro le plus acclamé par les fans, je fondais beaucoup d’espoirs en cet emblème du feu. Par ailleurs et pour l’anecdote, il s’agit du dernier jeu produit par le légendaire Gunpei Yokoï. Je vous propose pendant la lecture d’ouvrir les portes de la destinée avec ce sympathique réarrangement.



GAMEPLAY / CONTENU : ★★★★★★★★★☆



L’un des premiers aspects de ce gameplay tactique au tour par tour qu’il faut noter, c’est l’ampleur des affrontements. Les maps sont très grandes, beaucoup d’unités sont très mobiles, les armées ennemies sont très peuplées, il n’y a aucune limite quantitative pour déployer nos personnages jouables… L’ambition est grande et bouleverse pas mal la philosophie de jeu qui comprendra bien des particularités dans ce sens. Par exemple, le pillage des villages que l’on doit sauver est progressif, ce qui renforce ce concept de grands affrontements sur une certaine durée où il nous faut gérer différents fronts en anticipant des déplacements sur plusieurs tours.


Jouer de façon lente et posée sera quasiment toujours sanctionné comme on peut vite le comprendre avec cet exemple qui nous prive à chaque tour de précieuses ressources à collecter et du sentiment de sauver des vies innocentes. Des situations de jeu assez diverses sont amenées sur ces larges cartes d’un chapitre à un autre avec des embuscades à tendre dans des goulots d’étranglement, des alliés à escorter sur le champ de bataille, des forteresses à défendre contre des assauts surprises, des cibles à abattre en priorité pour empêcher la venue de renforts ennemis, des positions solidement retranchées à prendre d’un large assaut… et le tout parfois sur différents fronts simultanément avec objectifs annexes.


C’est une première grande réussite à mon sens et le témoin de la volonté des développeurs de repousser les limites de leur gameplay plutôt que de simplement se reposer sur ses acquis. Le seul défaut que ce concept amène c’est de longs moments de déplacement de nos troupes, amplifiés par le nombre de personnages et par la distance à parcourir, ce qui peut nuire au rythme de la partie. Comme ce n’est pas forcément ce qui est le plus recherché dans un TRPG, nécessairement au tour par tour, avec beaucoup de statistiques et de passage dans les menus ainsi que de nombreux dialogues, ce n’est pas bien grave à mon sens, ça s’intègre même dans la logique du jeu.


La progression des personnages est certes très linéaire, avec des statistiques supplémentaires et une promotion de classe présélectionnée, mais il ne faut surtout pas en conclure hâtivement que le jeu manque de profondeur. La répartition des points d’expérience à acquérir, la répartition des équipements en fonction de leur poids, les associations de personnages… constituent tout un ensemble de paramètres pour ne pas être piégé dans une seule façon de jouer. Le triangle des armes et la trinité des magies, le système de techniques passives, la possession et la défense de bases, la gestion développée des ressources en ville sans contrainte de temps… font leur apparition dans la saga pour augmenter considérablement la richesse du gameplay.


Si les mécaniques de jeu de base sont souvent explicités par les dialogues des personnages au moment de leur introduction, beaucoup de mécaniques sont très difficiles à comprendre par soi-même, de longues phases de boss leveling sont quasiment obligatoires, plein de secrets bloquent l’accès aux meilleurs persos et armes… Il est quasiment impossible de terminer le jeu au premier run, il faut y revenir en optimisant mieux la progression des personnages, en essayant de recruter les personnages ennemis qui semblent pouvoir l’être… Ce n’est personnellement qu’à mon troisième run que je me suis lancé de plein pied dans l’aventure, faisant trop d’erreurs en début de partie, ce qui est un manque d’accessibilité à traverser, mais le jeu en vaut la chandelle et il n’est pas si impitoyable que cela non plus.


Une multitude d’éléments viennent aider le joueur un minimum. Les villages sauvés offrent des récompenses matériels mais aussi des indices sur d’éventuels renforts ennemis, secrets à dénicher, possibilités de recrutement… L’ajout d’un indicateur visuel pour la portée des attaques lors des déplacements améliore sensiblement l’ergonomie, ce qui est toujours bon à prendre. Plusieurs des unités et armes les plus puissantes seront nécessairement attribués. Le système de sauvegarde avec 4 emplacements permet de corriger ses erreurs assez loin en arrière. Par contre, la monnaie spécifique à chaque unité est assez contraignante, cette mécanique inédite sera d’ailleurs abandonnée par les épisodes suivants, sans doute pas pour rien tant elle pose soucis un bon moment.


Si l’on passe ses soucis d’accessibilité qui ne sont pas si extrêmes que cela à bien y regarder ainsi que son rythme global en dents de scie pas très grave étant donné le genre, on a donc affaire à un Tactical-RPG au gameplay d’une très grande richesse avec un concept ambitieux, un contenu généreux et une multitude d’améliorations de la proposition centrale de la franchise qui seront pour la plupart reprises par la suite et pour ses suites. Et pourtant, nous n’en sommes qu’au début des louanges que je vais adresser au titre alors que nous allons désormais voir ce que je pense de sa réalisation et de son esthétisme.



RÉALISATION / ESTHÉTISME : ★★★★★★★★☆☆



La réalisation en 2D est très assumée et maîtrisée, sans surprises, avec des plateaux vus de dessus, des affrontements mis en scène de profil et des dialogues avec des portraits de grande taille, des menues très chargées en icônes en tout genre... C’est évidemment parfaitement soigné sur le plan technique pour un jeu de 1996. Ainsi, les arrières-plans pour les combats et les dialogues sont très détaillés, profitant clairement des capacités techniques de la console bien connues désormais. Le nombre très important d’unités à l’écran permet au jeu de mettre en scène de grandes batailles assez facilement, directement avec le moteur de jeu, sur de très vastes champs de bataille.


A ce sujet, Shouzou Kaza explique :



Nous avons fait des cartes immenses car le monde lui-même l’est. Dans les précédents jeux, les champs de bataille m’ont toujours paru trop petits, et malgré les événements qui s’y déroulaient, ça ne donnait pas l’impression d’un univers réellement vaste. Ici, grâce à ce système de larges régions peuvent exister en même temps et mener leur propre bataille de manière indépendante.



Ce que j’apprécie tout particulièrement là-dedans c’est qu’on ressent un sentiment de continuité entre les missions des plus appréciables. Nous ne sommes pas bazardés d’un endroit à un autre sans transition, on se lance dans une grande épopée où l’on évolue pendant des heures entre différentes régions, rendant mémorable toute traversée du désert, escalade de montagnes… Le jeu n’a pas besoin de nous l’expliquer par ses dialogues, il nous le fait ressentir par sa réalisation et ça c’est ce qui permet au titre de se distinguer visuellement.


L’ambition de la réalisation est ainsi autant au service du récit que du gameplay. De plus, des feed-back visuels renforcent assez bien l’impact de coups critiques avec même quelques animations assez classes. Certes le salto arrière avant le coup d’épée, dans les faits je reconnais que c’est ridicule, mais dans le ressenti j’admets que ça fait plaisir et c’est tout ce qui compte. Le titre n’est pas particulièrement impressionnant au premier coup d’œil, surtout avec le temps, mais absolument rien ne fait tâche et ce n’est pas la direction artistique qui faillira non plus.


Le chara-design, une nouvelle fois par Katsuyoshi Koya, est peut-être assez générique pour la série et pour le genre mais il reste largement réussi dans l’ensemble. Le portrait des personnages durant les dialogues est très bien détaillé sans trop être différent de leur sprite en jeu. On sent bien la montée en puissance d’une unité par son changement de design lors de sa promotion de classe pour des skins assez différents d’une classe à une autre. Le design est aussi réfléchi en fonction des origines géographiques des personnages, ce qui est plutôt bien vu.


Le seul petit défaut c’est qu’il est assez caricatural, de telle sorte que l’on comprenne bien rien qu’au visage si le personnage est une figure héroïque, mesquine, innocente, mélancolique… D’un côté, ça montre que le design est très cohérent puisque le chara-design et le trait de personnalité principal et déterminant du personnage vont toujours de paire. D’un autre côté, ça manque peut-être un peu de subtilité, d’originalité étant donné que l’on cerne le principal de la personnalité d’un personnage dès le premier coup d’œil sans que cela n’évolue ou presque.


L’OST, toujours composé par Yuka Tsujiyoko, sait aussi bien accompagner gentiment des phases calmes que d’offrir de beaux morceaux de bravoure ou de mélancolie tout en offrant des ambiances propres à chaque chapitre. Ce ne sont peut-être pas les compositions musicales les plus marquantes de la console, la concurrence étant bien rude, mais elles font très bien le travail à mes oreilles, idem pour le sound-design. Mais toutes ces très bonnes qualités n’expliquent pas à elles seules la très haute estime que j’ai pour le jeu, pour cela il nous faut aborder son récit.



SCÉNARIO / NARRATION : ★★★★★★★★★★



Nouvel univers dans la saga Fire Emblem avec Jugdral, prolongé dans l’épisode suivant, l’aventure nous amènera en différentes contrées à la culture et à la politique qui leurs sont propres en les introduisant intelligemment grâce aux personnages recrutables. Si l’on retrouvera les caricaturales secte maléfique, armée de libération, royaume barbare… l’univers géopolitique est très développé et contient de nombreuses nuances sur ses différentes factions. Ça constitue à mon sens l’un des univers de jeux de rôle les plus riches de son époque. II en est même tellement riche qu’il faudra bien s’accrocher pour ne pas perdre le fil entre tous ces noms propres balancés à la chaîne, mais je pense que c’était inévitable et ça ne constitue pas un défaut.


Il suffit de prendre des notes sur les éléments les plus importants et comme on sera forcément amenés à refaire le jeu vu sa difficulté, ça aidera aussi. De plus, le récit aura l’intelligence de très vite caractériser les personnages et leur relation pour faciliter ce travail de compréhension. Pour moi, le jeu réussit parfaitement à susciter l’intérêt pour s’investir dans son récit complexe tout en récompensant les efforts du joueur en ce sens. Ainsi, beaucoup de secrets ludiques sont liés à notre bonne compréhension du scénario. Par exemple, si l’on suit bien les dialogues on comprend que deux personnages sont très proches et on surveille leurs discussions potentielles, discussions qui peuvent être la seule solution pour débloquer par exemple des armes exceptionnelles ou des améliorations statistiques.


La vraie difficulté c’est qu’une information capitale à l’intrigue principale peut consister en deux lignes lues 10 heures de jeu avant que l’information devienne importante. Personnellement, arrivé à la moitié du jeu j’ai pris une bonne heure pour relire les dialogues les plus importants dans une version française sur internet et ça m’a permis de bien tout comprendre et de me rendre compte que tout est cohérent, je ne retiens donc pas ça comme un défaut mais soyez-en avertis. Certains temps de narration sont très développés avec parfois même plusieurs dizaines de minutes sans gameplay, la qualité d’écriture en devient donc primordial et elle est largement au rendez-vous. Je n’ai malheureusement pas la connaissance pour l’apprécier dans sa langue officielle qu’est le japonais, me contentant de mes talents de traducteur improvisé pour les versions anglaises non officielles, mais même comme ça j’ai pu grandement apprécier cette écriture qui est très soignée dans sa version originale à n’en pas douter.


Pour en revenir aux forces du récit, l’idée de constituer des couples de personnages est tout simplement magnifique, à l’origine de beaucoup de bons ou de grands moments pour quasiment chacun d’entre eux, une réelle prouesse qui ne sera pas toujours autant répétée par la suite de la saga. Si l’on sent que certains couples semblent plus naturels que d’autres, une multitude de choix est possible et il est très rare qu’un seul couple possible soit un bon choix scénaristique, on a vraiment une belle liberté ludique et scénaristique pour composer les couples. De plus, des ellipses de plusieurs mois entre différents chapitres peuvent permettre de justifier des relations entre personnages qui se sont rapidement intensifié sans que ça n’en deviennent des raccourcis scénaristiques, le soin du détail.


S’il nous est possible de recruter certains ennemis que l’on ne voudrait pas tuer, qui se retrouvent contre nous alors qu’ils semblent être des personnages positifs, certains de ces personnages devront nécessairement être tués alors que l’espoir avait été donné de pouvoir les convaincre, l’impact émotionnel en est donc assez fort. La logique est la même pour des alliés auquel on peut se porter au secours, leur survie dépendra parfois de notre efficacité alors que parfois leur mort sera inévitable en nous ayant pourtant donné un espoir. D’une manière générale, le jeu saura se montrer terriblement sombre, rendant inévitable la mort de personnages charismatiques et attachants en faisant bien exprès de nous laisser croire qu’on peut y changer quelque chose alors que non.


Vous l’avez compris, je suis admiratif du scénario et de la narration à tout niveau, je n’ai qu’un petit regret très personnel, l’utilisation du personnage d’Arvis :


En faire un premier antagoniste pour ensuite lui donner un rôle de rédemption vers la fin est une idée magnifique mais trop peu exploitée à mon goût. J’aurais adoré que Lewyn meurt également et que ce soit Arvis qui aide et guide l’armée de libération en masquant son identité et qu’il ait droit à un moment de bravoure où il se sacrifie pour sauver Julia par exemple. L’aspect tragique incroyable de son histoire a un potentiel émotionnel énorme, le jeu a su en tirer profit un minimum mais je pense que ça aurait pu être encore mieux, mais encore une fois c’est très personnel et j’ai tout de même beaucoup aimé son histoire.


Entre histoire d’amour aussi authentique que condamnée, personnages vertueux corrompus par la soif de vengeance, mises à mort brutales et injustes de figures héroïques, sauvetages inespérés de personnalités attachantes, combattants amenés à se battre contre leur gré, luttes fratricides aux funestes conséquences… comment ne pas succomber devant un récit si palpitant qui j’ose le dire m’a bien plus transcendé que bien des œuvres vidéoludiques si réputées sur ces questions à la même époque... tout en étant si ambitieux et pertinent dans sa narration, qui plus est. Je pense m’être fait comprendre, je vais donc m’arrêter là et conclure cette critique.



CONCLUSION : ★★★★★★★★★☆



Entre un gameplay des plus ambitieux débordant de richesses innovant et sublimant son genre, une réalisation soignée à tous les niveaux exploitant très bien les capacités de sa console, une direction artistique aussi classique qu’efficace et surtout un scénario incroyablement profond et mature dans un univers riche et captivant servi par une narration pertinente et audacieuse, Fire Emblem Seisen no Keifu n’a peut-être pas d’emblème du feu, ironiquement, mais il a les armes pour se hisser parmi mes jeux préférés de son époque comme de son genre.

Créée

le 7 déc. 2020

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