Du point'n click, de l'horreur psychologique et des graphismes de livre d'enfant, tout ça réalisé par un studio full indépendant et globalement plébiscité par les joueurs, ce "Fran Bow" était sur le papier très alléchant pour qui est client du genre.
Premier jeu de Killing Monday, studio suédois, Fran Bow est donc un conte horrifique, empruntant beaucoup à Alice au pays des merveilles - et probablement à son pendant de chez tonton American Mcgee, si on y regarde de plus près..
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Mais tout le monde est fou ici...
La Fran Bow du titre, c'est une petite fille qui n'a pas vécu ses meilleures journées récemment : sous le choc après le meurtre particulièrement sordide de ses parents, elle est internée d'office à l'asile Oswald, où les traitements ne semblent vraiment pas lui faire du bien. Fran, sous ces petits comprimés rouges, voit une réalité alternative, et pas du genre chenille fumeuse de weed ou chat rigolard mais plutôt viande froide et gros démon pas très fun, qui lui promet de la rendre folle.
Résolue à ne pas se laisser faire, Fran décide de profiter de ces effets secondaires, qui lui confèrent certaines libertés, pour fuir l'asile et retrouver M. Minuit, son chat, perdu après la tragédie, pour enfin rentrer chez elle.
Bon on échange le lapin blanc contre un chat noir, la robe et le tablier pour une tunique-camisole mais inutile de dire que le plot de départ a été allègrement récupéré des deux jeux American McGee Alice, qui ont probablement constitué l'influence de base ici. Une influence qui ne dépassera jamais ce cadre, puisque Fran Bow est un jeu bien assez inspiré pour tracer son propre chemin et sa propre identité, ainsi que son lore de personnages, très variés. Si Fran est une Alice bis, en quête de vérité et d'identité, elle est plus ingénue que son modèle et point'n click oblige, utilise davantage sa tête que son couteau pour mener à bien son voyage.
Le jeu est découpé en 5 actes, qui correspondent à 5 lieux différents, dans lesquels Fran va rencontrer un bestiaire très varié de bêtes fantastiques et d'humains cabossés, qui vont la rapprocher de sa maison et de la vérité qu'elle recherche. Qui a tué ses parents, pourquoi et pour quelle raison semble-t-elle intéresser autant de monde dans cet univers qui semble jouer sur plusieurs dimensions ou plusieurs réalités, si on en croit les protagonistes ?
Cachet... graphique
Ce qui saute très rapidement aux yeux, c'est la qualité visuelle du titre : dessiné comme un livre pour enfant aux couleurs pastels et aux contours doux, bénéficiant d'une animation en 2D certes simple mais toujours soignée, Fran Bow est un régal visuel. Très imaginatif sur les univers traversés, auxquels il donne tour à tour des dimensions inquiétantes - dès qu'on tend vers le monde des humains- ou apaisantes et oniriques - dès qu'on s'en éloigne, on aime prendre le temps d'apprécier les tableaux du jeu, d'autant que l'esthétique léchée évite un écueil facile dans un point n'click : celle de rendre les objets trop "noyés" dans le décor. Ici aucun problème pour distinguer les objets, le curseur change par ailleurs de forme lorsque quelque chose est interactif. On ne se retrouve donc pas à scroller au pixel près pour ramasser quelque chose, d'autant que le classique texte affiché vous informe lorsque votre curseur est bien placé.
Un - petit - bémol sur l'inventaire de Fran, très lisible mais qu'on ne peut pas réduire et qui comporte trois "cartes" (utiliser, combiner,examiner) en bas, quand on peut tout faire à la souris sans en passer par là, un peu étrange, il occupe en outre tout l'écran, alors qu'il ne comporte jamais assez d'éléments pour le remplir. Il aurait été pas mal de réduire un peu sa taille, mais c'est du chipotage.
L'animation des personnages évoque dans son style celle de figurines de papier et renforce l'identité visuelle du titre, très réussie. Notons également que tous les personnages n'ont pas la même gestuelle copié-collé, marque de qualité. Si le bestiaire aurait pu reprendre Alice sans trop prendre de risque, il se constitue son propre univers, sans jamais trop verser dans la redite de son modèle.
Le jeu tourne évidemment comme un charme - bon en y jouant presque dix ans après sa sortie, le contraire aurait été préoccupant - par contre, pour une raison curieuse, il ne semble pas gérer les sauvegardes sur cloud, attention donc si vous jouez sur plusieurs supports.
Musique de chambre... capitonnée
Un petit mot sur le son : la bande musicale est plutôt discrète mais sait parfaitement soigner l'ambiance du titre. Pas forcément le genre qu'on écoutera des heures durant, mais opter pour une atmosphère musicalement posée, voire apaisante était une bonne idée. Le jeu préfère instiller l'étrangeté dans son sound design - bruits de pas, portes qui craquent - et ses quelques moments d'horreur pure, sans bourrer l'ambiance sonore outre mesure.
A noter que Fran Bow ne bénéficie d'aucun doublage de voix : pas que ça coûte au jeu une perte d'immersion, le côté livre de contes pouvant s'en affranchir mais le doublage dans le point n'click étant de plus en plus devenu une norme, ça peut surprendre. Ce qui surprend moins une fois qu'on voit la quantité de personnages à doubler, ceci dit ou encore la quantité de dialogues.
Peignons les rosses en rouge
Au travers des tourments de Fran, le jeu égraine donc des dialogues qui auraient pu basculer dans l'absurde parfois cryptique mais il n'en est rien - jusqu'à un certain stade, du moins . Globalement très bien écrits - mais pas toujours impeccablement traduits, la version française souffrant de quelques phrases parfois approximatives - ils sont au service d'une horreur plus psychologique que ce que pourrait laisser penser les premières minutes, pas terriblement subtiles en matière de mise en scène. Disons que le jeu aime très vite coller des images sanglantes à base de viande sur les murs et d'enfants morts ou en planche anatomique, un choix pas très fin côté horreur, qui heureusement se calme à partir du chapitre 2. Pas que foutre du sang ou du gore soit un travers, mais la façon dont le jeu s'y prend est légèrement... on va dire "naïve" , dans l'espoir de choquer. Il est largement à son meilleur quand il économise ses effets gores.
Le jeu axe beaucoup de son gameplay au travers de réalités alternatives : Fran peut passer, grâce à ses comprimés , à une version "horrifique" de chaque tableau du jeu, avec ses propres objets et personnages, ce qui permet bien évidemment, en jouant littéralement sur les deux tableaux, de résoudre les énigmes. Des énigmes plutôt bien dosées du reste, pas d'une difficulté démente mais qui demanderont un minimum de réflexion et de recherche, sans trop tomber dans le truc tordu ou mal foutu qui vous oblige à vous arracher les cheveux pendant des heures alors que la réponse est sous votre nez. On échappe toutefois pas au syndrome du "j'ai compris, mais pas les développeurs", quand vous avez saisi comment résoudre l'énigme, mais pas précisément la suite d'actions à effectuer pour que le jeu comprenne que vous avez compris. Ce n'est pas récurrent, mais mrrrrrrrrrr, trente ans de point'n click pour avoir encore ce genre d'obstacle, pu...rée d'entrailles.
Les dialogues offrent également des choix, dont certains pourront avoir des effets sur les énigmes - on résoudra différemment quelque chose si on choisit de parler poliment ou au contraire d'être odieuse - mais ne comptez pas en revanche que cela ait une quelconque conséquence sur la fin. Et c'est là que ça commence un peu plus à coincer, malheureusement.
Qu'on lui coupe le budget !
Fran Bow a été financé par crowfunding : si cela peut garantir une très appréciable liberté artistique à l'équipe du jeu, le revers est que lorsque les fonds s'épuisent, il faut quand même terminer le jeu. Et c'est la seule explication que je peux trouver à la fin ultra rushée du titre.
Déjà, avoir une seule fin, en 2015, quand le point n'click est mort une première fois de par son manque de rejouabilité et de complexité de gameplay, ça fait légèrement flexer, mais encore, ce n'est pas rédhibitoire. Par contre, bourrer au chausse-pied le concept - pourtant majeur dans le scénario - des réalités alternatives pour ne quasiment plus l'utiliser dans le gameplay arrivé au chapitre final... là, vraiment, c'est de l'occasion manquée. Et ça manque. Quand le scénario nous parle d'au moins 5 réalités superposées - et que supposément nous aurions à présent la possibilité de les visiter - le jeu abandonne complètement son idée de tableaux alternatifs pour nous jeter dans un chapitre final ultra linéaire où on ramasse des clefs, qui ouvrent des portes, avec des énigmes qui deviennent subitement beaucoup trop simples pour un final. Killing Monday aurait clairement dû mieux travailler cette partie plutôt que de proposer des mini jeux - sympathiques mais dispensables quand le jeu manque par ailleurs de polish sur son final.
Et plus problématique encore, il y a la fin du scénario à proprement parler.
Ok, nous sommes dans un jeu traitant de la folie et de la perte d'identité, on peut s'attendre à une fin cryptique et très ouverte, ok, ok. Dans un film ou un livre on l'accepterait. Mais pas dans un jeu vidéo : dans un jeu vidéo, il y a une implication active et il faut un minimum de sentiment d'accomplissement. American mcgee l'avait d'ailleurs compris : son deuxième opus des aventures d'Alice laissait également une fin ouverte mais résolvait de façon claire un des pans du scénario, pour ne pas laisser la sensation d'avoir fait tout ça pour rien. Et le jeu n'en perdait pas pour autant la subtilité de son écriture.
Fran Bow ne répond à rien - ça encore - mais ne prend même pas le temps de poser ses questions sans réponse pour permettre au joueur de se forger une théorie claire. Le meurtre des parents, la stabilité mentale de Fran, les motivations de l'antagoniste, tout ça est balancé dans un ultime tableau, en quelques dialogues et terminé. Les kamala et Remor, les créatures noires qui constituaient depuis le départ la menace ultime, sont bazardés et disparaissent purement et simplement de la conclusion alors qu'ils étaient centraux et l'antagoniste ultime a dix lignes de dialogue à tout casser. Ne parlons même pas de l'énigme finale qui consiste à... aller à gauche pour avoir la conclusion. Après dix heures de jeu, on se sent vraiment frustré. Tout ça sent la précipitation, alors que jusqu'à ses 2/3 le jeu prenait son temps pour installer son univers et son propos, qui reste du coup très en surface. La folie de Fran n'est pas claire, et pas parce que le titre a été incroyablement subtil, mais bien parce qu'il n'a pas développé le thème suffisamment. Vraiment, ce final est un gâchis pour un quasi sans faute jusque-là. Dommage.
Est-ce que pour autant Fran Bow est un échec ? Hm. Plutôt une semie-réussite, si on considère le voyage plus important que la destination...
Pour conclure
Fran Bow reste un très bon titre, aux qualités solides et indéniables, graphiques, sonores, scénaristiques et un beau conte horrifique, empruntant plus à cet univers que le Alice d'American McGee, comme une variation sur le même thème qui n'a pas à rougir des talents investis. Mais sa fin rushée et maladroite contribue malheureusement à plomber tout ce qui a été entrepris et laisse une impression plutôt peu agréable en définitive. Si vous êtes client pour le genre et pas rancunier, c'est vraiment à essayer. Si par contre vous n'aimez que les fins déclinées en 17 versions différentes permettant de vous épancher en 248 threads de théorie ultra documentées, pas sûr que le jeu fasse son office, alors qu'il avait le profil parfait.
LES +
+ Visuellement somptueux
+ Une animation sobre mais qui renforce l'aspect livre pour enfant
+ Musique et ambiance sonore parfaitement réussis
+ Idée de manier les dimensions alternatives
+ Énigmes bien équilibrées
+ Durée de vie tout à fait correcte, compter une dizaine d'heures
+ Écriture de qualité
+ Identité visuelle soignée
LES -
- Pas de doublage
- Traduction française parfois un peu bancale
- L'utilisation des dimensions alternatives abandonnée à la fin
- On échappe pas au syndrome "mais dans quel ordre je clique" alors qu'on a compris la foutue énigme
- Inventaire curieusement fichu
- Final rushé qui n'exploite pas ses thèmes jusqu'au bout
- Conclusion frustrante et expédiée qui ne conclut clairement aucun de ses arcs