À table, vous avez peut-être subi la présence de cette tante brise-noix vous interdisant de dire "c'est dégueulasse" mais à la place, "j'aime pas". Estimer la qualité d'une œuvre, c'est à peu près ça : au-delà de juger ce qu'elle réussit ou qu'elle rate, c'est aussi une question de perception. J'ai joué à des jeux objectivement bons sur tous les points qui ne m'ont laissé strictement aucun souvenir ni aucune envie d'y rejouer. Juste parce qu'ils ne me plaisaient pas.
Et si je pensais jusque-là que cet adage ne marchait que pour les jeux réussis, j'ai découvert qu'il s'appliquait à l'inverse aux jeux ratés.
Parlons donc d'un bon jeu raté. Parlons de Harvester.
Prix de gros sur le collyre et l'otipax
Steve, amnésique, se réveille au cœur de la petite ville de Harvest, qu'on peut décrire en gros comme un accouplement urbain entre Clive Barker et Stephen King : coincés dans les années 50 d'une Amérique uchronique reaganienne, les habitants se révèlent très vite inquiétants, voire agressifs envers Steve, que l'on pousse à peine subtilement à intégrer l'Ordre, une secte qui semble avoir sur Harvest une forte influence. Steve comprend rapidement que l'Ordre peut répondre à ses questions et l'aider à retrouver la mémoire...
Ce qui frappe - et vous traverse les deux globes oculaires en passant - c'est la bouillie visuelle qui tient lieu de graphismes aux jeux. Si en 1996, Harvester était déjà daté, les vingts ans qu'il a pris dans la gueule, le joueur les prend aussi, douloureusement. On a certes vu plus immonde en matière de FMV (forcément, quand on descend dans les bas-fonds vidéoludiques, on devient tout de suite plus tolérant à la douleur) mais le résultat n'est pas brillant. L'animation est raide, les fonds verts se gaulent à dix mètres de l'écran avec un œil fermé et une myopie sévère, reconnaître certains objets réclamant par contre une parenté avec Superman . En plus de ça, il se révèle très rapidement que le doublage français est au mieux acceptable (il y a quand même Pierre fucking - le joker - doc Brown - Hatet - au doublage), au pire... grotesque ? Mais pas le grotesque volontaire, non, plutôt celui qui est franchement gênant, d'autant que les deux plus mauvais doubleurs ont été attribués aux deux héros. Bravo les mecs. À Tchernobyl, vous seriez arrivés en slip avec un balai. Alors soit, redoubler intégralement le jeu en français plutôt que se borner aux sous-titre est à porter au crédit du jeu mais c'était la norme à l'époque... Et comme faut pas réparer ce qui marche déjà, on aurait préféré conserver le doublage VO.
L'interface est d'une simplicité enfantine, même pour qui n'a jamais vraiment joué à un point n'click. L'essentiel se fait à la souris, le curseur change selon le type d'interaction que vous pouvez effectuer (ramasser, parler, utiliser, sortir) dès qu'il passe sur quelque chose d'interactif, l'inventaire s'ouvre en cliquant sur Steve et l'attaque se trouve sur le bouton droit de la souris. Simple et efficace. Au moins, à défaut d'enchanter les yeux et les oreilles, Harvester ne file pas de crampes. Et encore, si on oublie les combats dans le dernier tiers du jeu, qui sont irritants au possible (et que j'ai passés en trichant, gavé de me faire buter en agitant ma faux dans le vide. Bordel, les combats dans les point n'click devraient figurer sur les conventions de Genève !!!)
La simplicité on la retrouve aussi - hélas devrais-je dire - dans les énigmes. Si vous avez traversé des jeux comme les Monkey Island, les Discworld ou les King's Quest, Harvester va être une balade de santé, d'autant que les objets interactifs sont relativement limités et que comprendre comment les utiliser ne demande pas un QI stratosphérique ni une logique particulièrement biscornue. Les énigmes deviennent certes légèrement plus ardues au troisième CD mais rien de très violent. La seule difficulté venant rehausser le titre, c'est que certaines mauvaises utilisations peuvent aboutir à un Game over. Le jeu a donc un petit côté "Die & Retry" qui en temps normal me donnerait envie de bouffer les concepteurs avec une sauce à l'ail. En temps normal.
Histoire d'enfoncer le clou, la traduction, si elle est relativement bien écrite, se permet des contresens qui ralentissent la progression ( ou comment chercher vingt minutes une "bombonne de gaz" qui se révèlera être un jerrican d'essence...). Enfin, sûrement à cause des coupes budgétaires, le jeu comporte plusieurs lieux et personnages dont les interactions sont totalement inutiles à la progression. La durée de vie avoisine les 4-5 heures, ce qui reste assez léger.
Visuel laid, doublage foiré, traduction en dents de scie, jeu trop court, énigmes simplistes, si on y rajoute l'aspect racoleur, Harvester pourrait rejoindre le rang des bouses FMV de l'époque.
Mais racoleur, Harvester ne l'est pas, c'est même totalement l'inverse.
Plus on est de fous...
Vu la pub que se payait Harvester, je m'attendais à un truc gorasse et bas de plafond façon "Postal". La première heure - franchement désagréable pour les raisons évoquées ci-dessus- que j'ai passée dedans ne m'a laissé voir ni sang ni tripes mais des personnages qui semblaient tous avoir sifflé de la coke en quantité astronomique : les situations sont absurdes, les dialogues perchés, les personnages donnent très rapidement envie de distribuer des coups de batte de base-ball... ce qui se révèle possible puisqu'il existe une commande pour attaquer et que cette dernière peut tuer n'importe quel personnage sur le coup. Le "gore" dont le jeu est soi-disant saturé est au passage grand guignolesque au possible, effet "coup de pinceau paint" en bonus. On peut ainsi massacrer allègrement toute la ville dès la première minute de jeu,enfants y compris. Sauf que pouvoir ne veut pas dire que ce soit une bonne idée : le moindre meurtre vous expédie directement à la chaise électrique et au Game Over.
On a donc la possibilité de tuer mais pas le droit de le faire. Je me suis demandé quel était l'intérêt d'avoir implémenté une fonctionnalité inutilisable dans les deux premiers tiers du jeu. Cela fait en réalité partie du message et de la mise en abîme d'Harvester, sur laquelle je vais revenir.
Au fil de l'histoire, un malaise de plus en plus grandissant s'installe, tant les habitants se révèlent tous être malades : pyromanes, pédophiles, érotomanes aux manies clairement inquiétantes... tout à Harvest respire le malsain, déconstruit la morale, les codes sociaux et légaux, une espèce d'autre côté du miroir cauchemardesque ou l'Ordre va demander à Steve de commettre des crimes de plus en plus graves, jusqu'à provoquer la mort de plusieurs habitants - au hasard les seuls vaguement sains d'esprit de la ville. Si depuis 96, d'autres œuvres plus choquantes sont passées par là, reste qu'Harvester pervertit au travers de ses personnages les pierres angulaires du contrat social : la police, l'école, les pompiers, la famille, tout y est dévoyé et glauque... avec trop de finesse pour que le jeu ne cherche qu'à choquer. Harvester est truffé d'allusions, de symboles et d'éléments qui augurent d'un sens caché, que Steve découvre finalement après avoir pénétré au sein de l'Ordre.
Et à partir de là, il me faut spoiler. Parce qu'Harvester prend tout son sens à la fin.
Tout le monde d'Harvest se révèle être une réalité virtuelle dont le but est de faire de Steve un "moissonneur", un tueur en série. Arrivé à la fin de son initiation, il se voit proposer le choix de rester à Harvest et de mourir dans la réalité ou de se réveiller et de devenir un meurtrier.
C'est brillant.
C'est brillant car cela éclaire plusieurs points, comme le gore cartoonesque, comme le fait qu'on ait la possibilité de massacrer tout ce qui nous passe sous la main sans avoir le droit de le faire pour autant, comme le fait que le jeu soit globalement étrange et pas forcément fun ou que la violence y soit omniprésente. Harvester propose une mise en abîme plutôt intelligente au joueur sur la polémique constante des jeux vidéos qui "rendent violents". Polémique qu'Harvester trolle allègrement et de manière on ne peut plus grinçante : le monde d'Harvest, c'est ce à quoi ressemblerait ce jeu vidéo fantasmé par la censure, dont le but avéré serait de déranger l'esprit du joueur. Mais AUCUN jeu vidéo ne ressemble à ça. Harvester a volontairement prêté le flanc à la critique pour mieux la parodier.
Mais loin d'être trop complaisant, il rappelle que si le virtuel peut nous apporter du plaisir - Steve vit une vie heureuse à Harvest dans la première fin - peu importe la violence à laquelle il nous expose, nous sommes toujours responsables de celle que nous exerçons dans la réalité - bien qu'on puisse tuer les habitants, le meurtre est aussitôt sanctionné dans le jeu. Et au passage que ladite violence n'a certainement pas attendu l'apparition des jeux vidéos, qu'elle est dans l'homme avant tout, dans son côté voyeuriste et ses névroses, qui n'ont jamais eu besoin du virtuel pour faire des dégâts. Je le répète : c'est brillant.
C'est cette révélation finale - et tout ce qu'elle met en lumière dans un univers foisonnant de détails - qui fait d'Harvester un très bon jeu. Un jeu grinçant, réellement subversif et qui, fait rare ne considère pas le joueur comme un teubé juste bon à appuyer sur les boutons mais comme un individu qui réfléchit et peut même apprécier qu'on lui demande de le faire sur son média préféré. Alors certes, je vais peut-être chercher loin dans mes interprétations mais la lecture d'une interview du créateur et scénariste d'Harvester, G.P Austin m'a largement conforté dans ma vision.
On leur propose du sang, des gosses morts et du racisme mais ça les emballait pas...
Pour refaire un historique vite fait, Harvester est sorti durant le déclin des jeux point n'click, après avoir cherché à se (sur)vendre sur son aspect trash. Austin n'a pas hésité à mettre en avant le côté irrévérencieux de son projet, ce qui, sans surprise, s'est retourné contre le jeu, sorti en retard, avec de nombreuses coupes de budget. La critique a achevé le soft, déjà en partie à terre, bien qu'elle ait relevé un travail d'ambiance relativement soigné. Un jeu sulfureux, utilisant une technique déjà presque has-been - le FMV (de véritables acteurs filmés, puis digitalisés) - passé presque inaperçu lors de sa sortie, donc. Et bordel, que c'est triste.
Oui, Harvester est raté, ce serait malhonnête de prétendre le contraire.
Mais dans ce qu'il réussit et touche du doigt, Harvester est excellent, presque unique.J'avais rarement joué à un jeu qui me dise aussi directement qu'être un joueur signifiait posséder un cerveau, l'utiliser et prier à ces instances qui ne bittent rien au média de fermer leur gueule. Et ça, c'est précieux, un jeu qui s'adresse directement à ses détracteurs et leur adresse un majeur aussi majestueusement manucuré. Harvester est LE jeu qui mériterait un remake réalisé dans de meilleures conditions, avec une vraie campagne marketing et un studio capable de le défendre contre le torrent de SJW qu'il se ramasserait sur le coin de la gueule. Mais vu comment a tourné l'industrie du jeu vidéo, ça semble très compromis, je doute qu'un studio un minimum solide ait les couilles d'assumer un tel titre. Dans son interview, G.P Austin était assez amer concernant son œuvre, amputée et traînée dans la boue, dont il ne possède même plus les droits aujourd'hui. Pourtant, il croit toujours dans les qualités de Harvester. Sans connaître le bonhomme, je ne peux que partager son amertume et sa conviction.
Je n'ai pas aimé jouer à Harvester, c'était pénible, chaotique et pas très fun. C'était "dégueulasse".
Mais je l'ai adoré. Parce que j'aime qu'on me surprenne et qu'on me prenne pas trop pour un con.
Impossible de dire si vous aimerez Harvester mais si vous tentez l'expérience, je ne peux que conseiller d'aller jusqu'au bout. Au pire vous aurez perdu 4 heures de votre vie, au mieux... vous trouverez comme moi que c'était 4 heures fort bien investies.
PS/ Anecdote "lol" : L'inteprète de Steve, Kurt Kistler, a été arrêté il y a quelques années pour détention de pédopornographie. Fait "amusant", il porte sur les photos de son arrestation la même chemise que celle du jeu. Quand on connaît les tenants et aboutissants de Harvester, il y a un boulevard pour une creepypasta qui ne dépareillerait pas dans l'univers du jeu. Quand on vous dit que les jeux vidéos ça rend dingue...
Les -
- Je pense que si un logiciel de 3D vomissait sur votre écran, le résultat graphique ne serait pas pire
- Si le doubleur de Steve était une voix de synthèse, le résultat sonore serait meilleur, par contre
- Je trouverai le type qui a eu l'idée d'implémenter des combats à la souris. Et il regrettera cette idée.
- Les énigmes, niveau "adibou mène l'enquête"
- La traduction, niveau "Jean-jacques a lu son harrap's en diagonale"
Les +
- La musique, discrète mais efficace
- Les autres doubleurs sont globalement très à la hauteur
- L'interface, très simple à prendre en main
- C'est la première fois que mater du gore me fait autant marrer.
- Les fins
- Le message global, la richesse de l'univers