C'est toujours un exercice délicat que de s'attaquer à un titre encensé par la presse internationale et déjà adulé par de nombreux joueurs qui confondent l'ambition d'un jeu et ses qualités intrinsèques. Mais derrière ce vent de folie autour de Heavy Rain se cache une once de prétention assez désagréable. Attention, ma critique spoil. Je ne vais évidemment pas révéler qui est le tueur à la fin, mais des détails de narration - assez prévisibles en soit - seront dévoilés pour appuyer mes arguments. C'est comme une sorte d'avis post-expérience pour les joueurs ayant terminé aussi le jeu, ou les curieux qui peuvent passer outre.

On incarne donc Ethan Mars, jeune architecte trentenaire, père de deux enfants, vivant avec une femme parfaite qui en plus fait les courses et la cuisine, une grande maison sur deux étages avec immense jardin dans une banlieue riche. Le bonheur idéal, cliché, mais idéal. Venant d'une société française, on aurait apprécié un background légèrement plus nuancé, mais passons. Difficile d'emblée de s'identifier au personnage, à moins d'avoir sa vie. Mais comme pour contrer cette image bourgeoise, David Cage nous offre comme premier plan le réveil d'Ethan en caleçon noir sur son lit. Ainsi on se sent plus intime, plus proche.
La scène d'introduction fait aussi office de tutorial et autant être direct, le gameplay se résume uniquement à des QTE comme on a pu le voir durant ces mois de communiqués. Ces QTE se déplacent autour des personnages (et parfois très vite) ce qui ne favorise pas la lecture et la réflexion puisque si la décision tarde, le jeu en sélectionne une lui même, ce qui est particulièrement frustrant. Ce choix s'explique par la volonté du game designer de vouloir immerger le joueur en plaçant une action contextuelle pour un peu tout et n'importe quoi, surtout n'importe quoi. Parce que vous comprenez, c'est ringard de gérer un inventaire comme à l'époque des Point n' Click, de conduire sa voiture ou tout simplement de vouloir courir. Pour se sécher les cheveux on bougera donc le pad de droite à gauche, pour prendre un objet, ouvrir une porte, s'asseoir, il faudra pousser le stick etc. Parfois le faire délicatement, et parfois non. Voilà toute l'essence ludique du jeu. Aussi triste que le jeu.

Passé les premières minutes, on comprend vite que ce bonheur n'est évidemment qu'éphémère et petit à petit arrive l'accumulation de drames, quitte à en faire même un peu trop. La suite du prologue se déroule au centre commercial et que se passe-t-il ? Ethan perd son premier fils dans la foule. C'est la panique, le père et l'enfant sont noyés dans cette masse de gens (à croire que le centre n'ouvre qu'un jour dans la semaine). Notre héros n'hésitera pas à pousser tout le monde à la manière d'Altaïr, mais en moins virulent, ce qui donne l'occasion d'être fréquemment bloqué contre les PNJ. Apparemment, Jason (le fils perdu) n'a vraisemblablement pas été éduqué aux dangers urbains et prend l'initiative malheureuse de traverser. Ethan arrive - sur le fil - et tente de le sauver, en vain. Etrangement, c'est lui qui est le premier à être percuté par la voiture en sauvant son fils, mais c'est tout de même l'enfant qui meurt.

Le couple divorce et c'est le début de l'enfer pour Ethan qui pourtant avait une belle situation et semble avoir perdu son job puisqu'il vit dans un taudis désormais, mais avec une belle télé pour mettre en valeur les courts métrages diffusés. Le père soucieux d'épanouir encore son dernier fils malgré le drame qu'ils vivent l'emmène dans un parc pour le divertir. Et là, seconde catastrophe, Ethan perd son second fils. On apprendra par la suite que c'est dû à une « absence », et le thriller commence enfin à se mettre en place. Il semblerait que le tueur ne s'en prenne qu'aux enfants avec un signe particulier : les origamis, ces représentations géométriques d'animaux, en papier.

A l'instar de Fahrenheit, nous contrôlons 3 autres personnages, ce qui en soit est une excellente idée narrative. Cela nous permet de mieux apprécier l'histoire, sous différents points de vue.
Ethan Mars, notre héros, Madison Page, belle journaliste, Norman Jayden, agent du FBI, et Scott Shelby, détective privé. Tous concernés de près ou de loin par l'affaire du « tueur aux origamis ». Et les quatre protagonistes interviendront de manière automatique, contrairement à Fahrenheit où nous choisissions quel personnage incarner après chaque séquence. Mais si la modélisation de certains personnages est absolument saisissante, on déplore vraiment le manque d'expression sur la plupart des visages. Ils regardent dans le vide et leurs regards ne laissent rien transparaître, ils peinent à véhiculer une quelconque émotion, comme si nous avions des robots en face de nous, s'en remettant presque à la musique - de qualité certes mais placée un peu n'importe comment - pour toucher le joueur. A titre de comparaison dans le même registre, Douglas Cartland issu de Silent Hill 3 (sorti en 2003, tout de même) était bien plus expressif que la plupart des personnages de Heavy Rain.

Malheureusement, Quantic Dream, a développé ce qu'on appelle un jeu vidéo. Ce qui sous entend une partie ludique importante. Que la narration prenne le dessus ne dérange absolument pas, mais qu'elle mange intégralement tout plaisir de jeu, là non. Et il n'y a pas incompatibilité entre les deux, ce n'est pas parce qu'un jeu est réellement plaisant à jouer que ça va obstruer ses qualités scénaristiques. C'est en ça que le titre de Cage est prétentieux. Critiquer à plusieurs reprises le jeu vidéo en le réduisant à sa plus simple expression, c'est osé : « dans un jeu, on n'est pas obligé de tirer, de conduire une voiture, de tuer des gens, on peut aussi ressentir des émotions. » Cf. le paragraphe précédent à ce propos.

Heavy Rain se définit comme un jeu cinématographique reposant sur des QTE et évidemment, certaines comparaisons sont obligatoires :
MGS 4 était très axé sur le grand spectacle, et était aussi souvent critiqué pour ses cut-scenes interminables, mais sans pour autant renier son gameplay de qualité. Quant à Shenmue, la principale référence ludique d'Heavy Rain, les QTE ne ponctuaient que quelques passages, afin de leur donner du rythme. Voilà pourquoi le titre de Quantic Dream est frustrant, nous n'avons à aucun moment l'occasion de ressentir du plaisir à jouer, un comble. Et les déplacements archaïques n'aident vraiment pas. Appuyer sur R2 pour marcher et avoir cette sensation de déplacer des camions, ça fait pas très AAA. Mais bon, on peut comprendre que par cohérence visuelle on verrait mal un agent du FBI courir sur les lieux du crime pour trouver des indices. Par contre, mieux vaut ne pas regretter de s'être engagé dans un couloir, parce que pour faire demi-tour, c'est lourd. Comment un jeu si ambitieux peut-il être à ce point là misérable d'un point de vue ludique ?
Fahrenheit souffrait aussi de ce gameplay pauvre mais était bien plus rythmé et les tolérances de l'époque ne sont plus celles d'aujourd'hui malheureusement. Et les erreurs n'ont pas été corrigées. Non pas qu'un jeu lent soit condamné à être ennuyeux, Silent Hill 2 était pour exemple fantastique.

Mais ce ne serait pas rendre justice au jeu que de ne pas citer ses grandes qualités, car Heavy Rain est tout de même un jeu soigné sur plusieurs points. Pour la première fois dans un jeu de cette envergure, les acteurs virtuels sont modélisés à partir d'acteurs réels, qui s'occupent aussi du doublage original. Le résultat est plus que surprenant. Sam Douglas qui « joue » Scott Shelby est saisissant de réalisme. C'est apparemment un des seuls à avoir subi un traitement particulier. Surtout impressionnant de près dans les chargements (longs et fréquents à ce propos).
Les actions contextuelles ne manquent pas, les angles de caméra sont bien choisis, le split screen fait toujours son effet, les animations sont crédibles, bref, l'ambiance est là.
Le scénario est de qualité, l'intrigue est bien menée, les rebondissements aussi, on peut dire qu'on a enfin à manger sur ce point précis (surtout quand on nage en pleine niaiserie abyssale aujourd'hui) bien qu'il soit pourvu de quelques incohérences inexplicables. Connaître le fin mot de l'histoire est finalement l'unique motivation qui raccroche le joueur à sa manette, et aujourd'hui c'est suffisamment rare pour être signalé. Mais paradoxalement, jamais un joueur n'a été à la fois autant impliqué mais aussi si peu concerné. Je m'explique: les décisions importantes que prend le joueur se sentent vraiment, on est conscient de leurs impacts. Les game over n'existent pas, quand un personnage meurt, l'histoire continue. Mais pour autant, perdre un protagoniste en plein jeu ne déclenchera au mieux que le regret de ne pas pouvoir jouer ses chapitres et voir la suite de son scénario. En voir certains se lier au cours de l'aventure provoquera un peu d'indifférence, comme si l'histoire était de tout manière écrite pour que, quelle que soit la décision, certaines scènes se produisent.
Tout ceci fait bénéficier au titre de Quantic Dream une replay value importante, mais qui ne sert finalement pas le jeu. Il vaut mieux rester dans l'illusion de la première partie puisque dans une seconde, une fois le jeu fini, on voit clairement toutes ses ficèles, et on se rend compte que certaines décisions n'avaient finalement des répercussions infimes dans le scénario, ou encore de voir certains embranchements subtilement rattachés.
C'est dommage de voir que les choix du joueur sont finalement ceux qu'on lui impose. Choisir entre une issue triste et une malheureuse, c'est un peu la même chose.
Mais la question qui se pose une nouvelle fois, comme elle se posait autrefois pour Fahrenheit : pourquoi faire un jeu quand un film aurait été tout simplement plus naturel, bénéfique et certainement plus touchant avec de vrais acteurs ?

Alors que penser de Heavy Rain ? Ni jeu, ni film, ni les deux, bien au contraire. S'il peut effectivement montrer que le jeu vidéo, c'est quelque chose de plus profond que l'image perverse qu'on tend facilement à lui donner, c'est positif. Mais pour le coup n'associer le jeu vidéo narratif uniquement à Heavy Rain et oublier tout ce qui s'est fait avant, c'est aller dans le mur. Il y a eu de nombreux titres importants et incroyablement influents dans le domaine, entre autre les travaux de la team Ico.
Dans le meilleur des cas on espère vraiment qu'il décomplexera cette voie, mais il n'est en aucun cas représentant exclusif de ce genre.
L'intention est remarquable, ses qualités sont évidentes, mais ça revient à se baigner dans une mer d'émotions qui n'atteint jamais notre coeur.
On crie peut-être un peu hâtivement au génie pour un titre comme celui ci. Ce n'est pas non plus la quantité de pages que constituent le script ou les moyens mis en oeuvre pour lui donner vie qui importent. Et en y réfléchissant, on se rend compte qu'avant on faisait tout avec rien, et qu'aujourd'hui c'est plutôt tristement l'inverse.

Pour résumer :
+ Scénario de qualité
+ Musiques soignées
+ Plutôt beau, bien qu'inégal
+ Quelques scènes marquantes
+ Certaines décisions à prendre
+ La modélisation
+ Le seul jeu où le spectateur prend plus de plaisir que le joueur, pour peu que vous soyez deux dessus

- Mise en scène clichée et lourdingue
- Peine à émouvoir, à trop faire dans l'excès
- Inintéressant d'un point de vue ludique
- Les QTE, c'est à dire tout le gameplay
- Prétentieux sur bien des points
- Déplacer son personnage est une mission de tous les instants
- On voit toutes les ficèles lors d'une seconde partie
- Dessert plus qu'il n'apporte
- Des erreurs de script
Otakiron

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