Le média du jeu vidéo a encore aujourd'hui quelques difficultés à être estimé comme ses ses cousins, la littérature et le cinéma, à s'imposer comme une autre façon de narrer, enfermé dans une image d'objet bêtifiant, simpliste, dont l'interactivité réduit forcément la portée artistique (ce qui, chose marrante, est surtout véhiculé par des gens qui n'y ont jamais joué mais passons, déjà que la BD a encore du mal, on est pas rendus).


Ce "I have no mouth and i must scream" avait pourtant dans les années 90 essayé de concilier littérature et jeu vidéo en adaptant la nouvelle d'Harlan Ellison et en lui demandant d'effectuer le travail d'écriture et d'adaptation dessus, afin d'obtenir un jeu le plus proche possible de l’œuvre d'origine et de l'aborder sous un angle un peu différent, en incluant la possibilité de choix de la part du joueur et une fin alternative, sans la réduire à quelque chose de trop simpliste. Sur le papier, c'est alléchant.


Sur l'écran, beaucoup moins. Parce que nom d'un putain de microprocesseur, que c'était laborieux.


Haine...


Le super-ordinateur AM conçu pour gérer une Guerre froide qui s'envenime a pris au fil des années de l'ampleur, jusqu'à dominer l'humanité, puis la détruire, rendant dans la foulée la terre inhabitable (Comme votre voisin qui s'est mis au saxo sans avoir jamais fait de solfège, mais en un peu plus rageux). Cependant, il a conservé cinq humains qu'il maintient en vie et torture pendant plus de cent ans, pour expurger la haine sans bornes qu'il éprouve pour notre espèce. Le jeu commence lorsque AM propose à ces cinq victimes un "jeu" qui pourrait leur permettre de s'échapper.


Je vais déjà chipoter sur le postulat de départ mais voir une intelligence artificielle capable de haïr m'a fait sauter un sourcil. Considérant que la science-fiction s'appuie tout de même sur des bases à peu près réalistes, voir un romancier mettre à mal sa cohérence en dotant une machine de sentiments m'a déjà fait entrer d'un mauvais pied dans le jeu. Soit, on peut voir AM comme une allégorie de la malfaisance de l'humanité se retournant contre elle, mais insister autant sur son aspect mécanique et lui conférer des travers humains amoindrit beaucoup le potentiel effrayant de cet antagoniste, qui devient en quelque sorte "méchant parce que".


Si les dialogues sont extrêmement bien écrits - je connais peu de jeux qui peuvent se prévaloir d'une telle qualité, ni avec un tel soin - et que l'idée de faire incarner au joueur cinq personnages en proie à leurs propres démons est excellente, reste que dans son exécution, le scénario de "I have no mouth..." souffre de pas mal de problèmes : l'histoire de chacun des personnages est supposée apporter un élément du scénario permettant d'éclaircir les origines d'AM, la portée de son pouvoir, de quelle manière les choses ont dégénéré, tout en développant le background de ces personnages et la source de leurs traumatismes, que la machine utilise contre eux. Dans les faits, le tout ne s'imbrique pas bien, certains éléments du scénarios sont purement et simplement oubliés (L'origine de la colonie lunaire ? Comment AM a-t-il pu dévaster l'intégralité de la surface terrestre ? Comment a-t-il développé une conscience ? ) et ne sont pas même suggérés, ce qui aurait amplement suffit. Qui plus est, certains personnages sont clairement plus développés que d'autres (Nimdok, Ellen), d'autres sont développés sans rien apporter à l'histoire d'AM (Gorrister) ou à l'inverse voient leur histoire personnelle phagocytés par celle d'AM (Benny) quand ils ne sont pas tout simplement inutiles sur les deux plans (Ted, dont le studio ne savait apparemment pas quoi faire). Les histoires se croisent mal et certains éléments liés sont mis en lumière trop tardivement ou de manière si anecdotique que cela amoindrit considérablement leur force. C'est d'autant plus dommage que dans sa dernière partie, le jeu prend une tournure presque philosophique réellement intéressante et transforme AM en une sorte d'émanation névrotique des démons du genre humain. Mais écrire une nouvelle et écrire un jeu vidéo n'ont rien à voir, Harlan Ellison, tout talentueux qu'il soit, en livre malheureusement une preuve flagrante. De son propre aveu, il n'avait jamais touché un ordinateur de sa vie (mais écrivait sur une intelligence artificielle...) et cela se ressent.


I have no rules and i must play


Pour faire une analogie entre le level design de "I have no mouth..." et un jeu de plateau, je dirais qu'y jouer revient à se retrouver devant un échiquier sans qu'aucune des règles de déplacement ne vous soit expliquée et que la moindre erreur de votre part se verrait sanctionnée d'une balle dans la tête.
Car "I have no mouth..." est un de ces (in)fameux point n' click où il est possible de mourir, chose qui personnellement j'ai toujours trouvé stupide, le but d'un jeu d'aventure étant le tâtonnement et la recherche, que la perspective de crever freinent considérablement, sans compter que ces morts cassent complètement le rythme.


Et ici, le jeu pousse le concept encore plus loin : le Die and retry à la sauce point n'click. Car rien, RIEN ne vous est expliqué, pas même le BUT de votre personnage. Vous errez dans des décors dont la portée symbolique vous échappe dans un premier temps, faute de la moindre explication, cliquez au hasard et ramassez ce qui ne vous explose pas à la gueule - vous renvoyant ipso facto à l'écran titre. J'ai rarement eu autant de sensation d'aléatoire dans un point n'click, ni de faire des actions dont je ne comprenais pas la finalité. Et je ne parle pas ici de difficulté : prenez des jeux comme Discworld ou Monkey Island 2, s'ils ne sont pas toujours évidents et se déroulent dans des univers absurdes, ils n'en sont pas moins clairs sur leurs règles, le but à atteindre et les étapes à résoudre pour en venir à bout, sans pour autant vous faciliter le travail. "I have no mouth..." ne réussit rien de tout ça mais, pour le coup, restitue très bien la sensation de totale désorientation de ses personnages. L'essentiel de ma partie pourrait se résumer par "je n'ai aucune idée de ce que je suis en train de foutre", tout au plus la fin de chaque histoire permet un peu plus de clarté, davantage parce qu'on pige la logique interne du jeu que son histoire.


Et ce n'est pas qu'au niveau plaisir du jeu que cela pose souci : "I have no mouth..." propose à plusieurs reprises au joueur de faire des choix moraux, ce qui est en soit une excellente idée, puisque la malfaisance d'AM est indirectement liée à celle des humains mais dans la pratique, le côté en totale roue libre des énigmes et de l'histoire fait qu'on ne choisit pas vraiment mais qu'on teste simplement sans avoir la moindre foutue idée de ce que ça va bien pouvoir donner. L'aspect moral est totalement éclipsé.


Autre nouveauté, que j'ai trouvé personnellement intéressante : le baromètre psychique de votre personnage. En fonction de ses actions, cette jauge de santé mentale va monter ou au contraire chuter, selon que le personnage décide d'affronter ses peurs ou au contraire de les fuir. Et naturellement, si elle tombe à zéro, c'est la mort. Sauf que... roue libre, pas d'indices, pas d'aide, pas de ligne directrice, échiquier, balle dans la tête, etc... Cette très bonne idée achève de rendre le level design pénible puisqu'on meurt à la moindre tentative de comprendre quelque chose à ce bordel. Par ailleurs, j'ai été médisant : le jeu propose des indices sous la forme d'un livre aux textes énigmatiques pour guider le joueur, au prix d'une baisse de la jauge psychique. Ce qui à nouveau serait une bonne idée si cet item n'était pas la seule chose qui donne un minimum de sens à l'ensemble.


Un exemple, pour être plus parlant : au début du scénario de Ted, vous êtes téléporté dans une sorte de salle vidéo comportant plusieurs écrans affichant différentes scènes (une ferme, une balançoire, un château...) et un panneau d'activation devant. Un seul de ces écrans permet d'accéder à la suite du scénario, les autres vous renvoient à l'écran titre après un fondu au noir où AM se fout de votre gueule. Rien, RIEN n'indique lequel est le bon, aucun indice lié au personnage - dont on ne sait pas grand chose à ce moment précis du jeu. Lorsqu'on réussit, c'est uniquement dû au hasard, et pas à une quelconque logique ou déduction de la part du joueur, qui n'éprouve donc pas la satisfaction d'avoir compris ce que le jeu souhaitait faire passer. Et tout le jeu est calqué sur ce système. On ne comprend pas, on ne déduit pas, on a juste du bol à force de tout essayer (sachant que certains objets sont microscopiques et à peine visibles à l'écran).


La VF la plus bête du monde


Sur le plan technique, le jeu est dans la moyenne de ce qui se faisait dans les années 90, plutôt joli malgré quelques décors parfois un peu trop sobres mais qui parviennent à restituer une ambiance malaisante de distorsion de la réalité, notamment à la fin. Le jeu reprend le mode de fonctionnement à la Monkey Island, avec sa liste d'actions et son curseur pour sélectionner objet et interaction souhaitée.


À ce titre, d'ailleurs, le curseur ne répond pas toujours très bien - il est parfois nécessaire de refaire une sélection action & objet pour exécuter l'action souhaité. Les portes sont également pénibles, souvent hors champ lorsqu'on souhaite sortir d'une pièce, et surtout victimes d'une espèce d'aléatoire ultra laborieux : par moment vous devrez choisir "utiliser" pour franchir une porte, parfois "marcher vers", parfois simplement cliquer dessus. Tout dépend de la porte et de l'humeur du jeu, il m'est arrivé de rester coincé plusieurs secondes à tout essayer pour franchir une porte. On pourra également citer quelques bugs d'affichages (des personnages à trois bras lors d'actions automatiques) et une animation parfois très simpliste (le personnage qui au lieu de faire demi tour, recule avec une animation de marche inchangée, ambiance moonwalk...). Bref, si visuellement le jeu se défend bien, techniquement, il n'est pas extraordinaire, considérant qu'il est sorti après les deux premiers monkey island et que le système Scumm développé pour ces deux jeux était parfaitement rodé.


Concernant la musique - c'est un avis personnel - je l'ai coupée au bout d'une heure, avant de développer des acouphènes. Si elle porte bien l'ambiance délétère et malsaine du soft, je la trouve pénible pour les oreilles, tout comme certains bruitages électriques, des loops incessantes qui m'ont saoulé au bout de dix secondes de recherche dans une pièce. J'ai fini le jeu avec le casque posé, c'est dire.


Le doublage VO est impeccable - et a l'immense mérite d'exister, les doublages audio n'étant pas encore une généralité à l'époque - et bénéficie de la voix d'Harlan Ellison lui-même pour AM, à qui il transmet une touche féroce assez glaçante. On ne peut en revanche pas en dire autant pour le doublage français, même si les acteurs y ont mis de la bonne volonté, que j'ai trouvé très plat mais qui a lui aussi le mérite d'exister. J'ai de toute façon fini par jouer en anglais... pour m'affranchir de la censure.


Car "I have no mouth..." a été censuré et je dois avouer difficilement voir pourquoi, tant le jeu est soft, surtout quand on le compare à la nouvelle d'origine. Et ce n'est pas tant une question d'époque, des jeux comme "Phantasmagoria" ou "Harvester" étaient déjà passés par là en ayant la main lourde sur le gore et la violence. À côté "I have no mouth..." ressemble davantage à un conte philosophique qu'un déchaînement de malsain. Le personnage de Nimdok a en effet été supprimé de la version française et allemande, du fait de ses origines nazies... sachant qu'elles sont peu mises en évidence dans le jeu (pas de croix gammée), qu'en gommant la présence de Mangele il aurait été possible de faire passer cette partie pour n'importe quelle dictature et que SURTOUT retirer ce personnage ampute une partie très importante du scénario et de sa portée, sans compter qu'elle complique l'accès à la vraie fin du jeu. Il aurait suffit d'amoindrir certaines scènes du scénario de Nimdok et de supprimer les - quelques - allusions au régime nazi (qui ne le glorifient absolument pas, au contraire) plutôt que de tailler à vif. Une censure débile qui achève de rendre bancal un scénario qui n'en avait pas besoin. Impossible, donc de bénéficier de la VF.


Pour compléter le tableau, la durée de vie de ce "I have no mouth..." est plutôt courte comparé aux autres point n'click mais dopée artificiellement par les morts à répétition et l'errance continue à la recherche d'un but.


Cogito Ergo sum


À priori, ce "I have no mouth but i must scream" n'a pas grand chose pour lui sinon le talent de son auteur et il a tout fallu pour que je le termine, absolument pas passionné par ce scénario en bribes et son level design qui prend l'eau de toute part. Et puis... il s'est passé quelque chose. Arrivé dans les dernières lignes droites du jeu, j'ai avancé sans m'en rendre compte - toujours en ramant et en crevant bien sûr - mais plus absorbé par l'histoire et l'ambiance. La confrontation avec AM, quoiqu'assez cryptique a quelque chose de fascinant, où l'ambiance globale du jeu est magnifiée. C'était toujours aussi foireux du point de vue ludique mais la portée philosophique de l'ensemble était devenue prenante et j'ai terminé le jeu finalement un peu réconcilié avec lui.


Je sais que "I have no mouth but i must scream " a bonne presse et fait l'objet de critiques très élogieuses... mais je suis désolé, ce n'est pas un bon jeu. Ce n'est pas un jeu dur. C'est un jeu mal foutu, chaperonné par un auteur qui n'y connaît rien et cela se voit, à tous les niveaux. Je pense que l'aura d'Harlan Ellison et la présence d'un "vrai écrivain" derrière le jeu l'a quelque peu mis à l'abri des foudres de la critique et je lui reconnais l'immense mérite d'avoir voulu insuffler dans le média du jeu vidéo quelque chose de différent, plus intelligent, plus subtil... et de rester étrangement une expérience dont je me souviendrai, même si elle fut globalement peu agréable.


...


En somme, j'ai été la sixième victime de AM.


Ça se tient.

SubaruKondo
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le 30 déc. 2016

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