Je terminai tout juste mon année de CE1, dont les résultats très corrects étaient signifiés par mes cahiers parsemés de gommettes vertes, lorsque je reçus de mes parents le cadeau tant espéré : la jaquette d’un jeu que j’attendais avec une impatience folle, la suite directe de Jak & Daxter : The Precursor Legacy, aventure féerique déjà terminée deux ou trois fois. Jak II : Hors la loi attendait bien sagement que je l’introduise dans ma PS2 encore jeune. Il me tardait de retrouver la magie du premier opus, qui, aujourd’hui et sûrement pour toujours, est sans aucun doute ma madeleine de Proust : les décors, les musiques ainsi que tous les personnages et leur doublage me causent encore des frissons, et font naître à chaque fois que j’y rejoue un véritable surgissement de souvenirs enfantins. Je me languissais de découvrir les nouvelles aventures de Jak et de son acolyte orange, et de retrouver leur monde, qui à force d’explorations répétées est aussi un peu devenu le mien. Fou de cette joie propre aux gamins qui reçoivent enfin ce dont ils rêvaient depuis des jours, je sortis de sa pochette le disque et l’offris aussitôt à ma console affamée...
J’entendais déjà la musique du Village des Sables débuter, et avais hâte d’explorer à nouveau les plages, jungles, montagnes enneigées et autres canyons de feu. Allez, ça commence ! Voilà enfin la cinématique de début ! Hourra, j’y retrouve tout ce que j’avais aimé dans le premier jeu : le fameux village et les frimousses des deux héros, du sage vert Samos et de sa fille Kiera. Je vais enfin découvrir ce qui se cache derrière la mystérieuse porte que j’ai découverte plusieurs fois à la fin du premier opus, et… Euh, attendez, qu’est-ce qui se passe, là ? Qu’est-ce que c’est que cette horreur ? Je vois surgir un monstre hideux qui se met à gueuler d’une voix effrayante, le ciel devient noir, le village semble se faire envahir par des sortes de chauves-souris, et mes personnages préférés sont aussi apeurés que moi ! Bon, ouais, pourquoi pas, attendons la suite. Et c'est là que très vite, ils sont propulsés vers un endroit étrange, grisâtre, industriel, sombre. Je ne comprends rien à ce qui se déroule sous mes yeux. Lorsque je peux enfin contrôler le héros, il déambule dans une prison. Rien ne ressemble à ce que j’ai connu dans le premier opus… C’est quoi cet endroit ? Je joue à quel jeu ?
Je me revois, gamin, atterré devant ce triste spectacle, comprenant qu’aucun retour en arrière ne sera fait. Jak II, c’est donc ça : une ville triste, claquemurée, dirigée par un tyran privant ses citoyens de liberté et de bonheur. (J’apprendrai plus tard qu’on appelle cela une dystopie.) Ce jeu, c’est un passage brutal à l’âge adulte. Jak, désormais bouc au menton et chaussures aux pieds, peut parler, et quand il parle, il est agressif, il fronce les sourcils et semble déterminé à péter la gueule de quiconque se mettra sur son chemin. Rien à voir avec le jeune homme candide du premier opus, découvrant le monde avec cette sorte de merveille enfantine qui fut aussi la mienne. Exit aussi les piles d’énergie et autres méca-mouches ; exit l’Éco bleu, jaune, rouge, devenus des armes à feu ; les ennemis ne sont plus des monstres poilus, mais des hommes, que l’on tue sans scrupule ; même les orbes que l’on collectait jadis sont désormais devenus anecdotiques. Les différents personnages que l’on rencontre sont tous inquiétants, souvent menaçants, très éloignés du pêcheur rieur, du sculpteur allumé et du maire bavard de l’opus précédent. Mais bon sang, que s’est-il passé ? De l’invitation au voyage, on a basculé soudainement au paradis perdu. L’intrigue, plus complexe, est construite à base de banditisme, de politiques corrompus, de dictature, à quoi s’ajoute une guerre imminente en toile de fond. Nos héros sont désormais des résistants, des anarchistes luttant contre les dirigeants d’une ville opprimée. Aussi, j’apprendrai plus tard qu’ils ont, au début du jeu, été projetés dans le futur. Oui mais en quelle année ? 1984 ?
À mon sens, un virage trop brusque a été effectué avec ce second volet. Mais pour l’avoir fini un bon nombre de fois, je dois admettre que… bah que c’est pas si mal que ça, et que le jeu fonctionne vraiment bien, au final. Le début me rebutera toujours, surtout quand je le recommence après avoir re-fini le premier opus. Mais une fois le choc passé, tout va mieux : certains personnages deviennent sympathiques, on retrouve vite Samos et Kiera, et quelques paysages sublimes font parfois irruption pour rappeler que Jak & Daxter, quand même, à la base, c’est beau et merveilleux. Le jeu est dense, plus complexe, et offre un gameplay encore plus varié : courses en véhicules, over-board, armes, mini-jeux disséminés dans toute la ville, etc. Et même que parfois, on peut contrôler Daxter, ce qui n’était jamais le cas dans The Precursor Legacy ! Oui, je dois dire que pour ça, cette suite est pas mal. Mais elle reste ternie par l’ambiance assez déprimante qui se dégage de chaque décor, et par d’autres petites choses assez pénibles : les courses en véhicule sont vite agaçantes, la visée des armes est trop approximative, les infinis allers retours dans la ville deviennent vraiment lassants (n'est pas GTA qui veut), et certaines missions sont fastidieuses.
En bref, ce n’est clairement pas le meilleur jeu de tous les temps, mais ça reste quand même un jeu de qualité. On peut prendre le temps de saluer le courage dont a fait preuve Naughty Dog pour ce changement assez brusque (sans doute déterminant pour les années futures du studio) qui peut rappeler, pour les amateurs de la PS2, celui dont a aussi fait preuve Insomniac pour Ratchet et Clank 2, où le duo non moins iconique se retrouvait propulsé dans une tout autre galaxie qu’il fallait également découvrir, avant de revenir aux sources dans un troisième opus. C’est ce que fera Jak 3 un an après, renouant selon moi avec la magie du premier Jak & Daxter dans ses décors, sa musique, son histoire et son atmosphère, quand bien même on retrouve en majorité les éléments du deux.
Aujourd'hui, si mon année de CE1 est désormais lointaine, le plaisir est toujours présent malgré ces changements drastiques. Jak II me semble même (un peu) plus appréciable que lorsque j'étais gamin : je peux enfin goûter les quelques subtilités du scénario tout en m’imprégnant davantage de l'atmosphère dystopique de la ville, qui reste cohérente et assez mature pour un jeu destiné normalement aux enfants. Peut-être qu'il était temps que je passe à l'âge adulte, moi aussi.