Après avoir terminé The Bunker il y a un peu moins de deux mois, j'ai eu envie de laisser une nouvelle chance à une autre production en Full Motion Video, elle aussi éditée par Wales Interactive. Ça tombe bien : Late Shift a eu des retours plus positifs que l'autre jeu suscité, et je l'avais déjà dans ma bibliothèque Steam.
Un premier défaut sautera cependant aux yeux des joueurs qui lanceront le jeu-film, et ce, dès les menus… « Jeu de sortie »… WTF ?! Vous vouliez dire « Quitter le jeu » non ?… Effectivement, la traduction n'est pas des plus abouties. Même si ce genre d'aberration n'est pas tant présente que ça, force est de constater que l'écriture, la tournure, de certains choix proposés sonnent bizarrement. En fait, on se rend vite compte que les sous-titres n'ont pas dû être traduits par la même personne qui a traduit tout ce qui a trait de l'interface… en fait, tout laisse à penser que les développeurs ne se sont pas foulés et se sont contentés d'un banal Google Traduction des familles.
Heureusement, une fois le jeu en lui-même lancé, on est très vite réconforté par ce que l'on voit. Déjà, les acteurs ont beau ne pas être des têtes d'affiches, ils s'en sortent très bien dans l'ensemble, on est à mille lieues des FMV des années 90. Aussi, le fait d'avoir tourné directement dans Londres, dans des décors réels, contribue à rendre l'ensemble crédible.
Mais forcément, jeu vidéo oblige, c'est au niveau de l'interactivité que l'on se montrera le plus attentif.
Premièrement, il est à noter que le titre se contente de simples « choix ». Par là, il faut comprendre qu'à aucun moment il sera demandé au joueur de cliquer sur un élément du décor pour interagir ou se déplacer. « Choix 1 » ou « Choix 2 » (et parfois un « Choix 3 »), c'est tout ce que le titre aura à nous proposer… avec parfois un choix secret qui fera son apparition si on ne répond pas dans les temps : le titre sélectionnant un choix à notre place dans l'écrasante majorité des cas. Ce qui fait qu'on peut très bien se contenter de « regarder » Late Shift, le titre ne nous forçant pas à interagir, de son introduction à ses crédits.
Forcément, on se doute que parmi les 180 choix proposés, le titre ne change pas du tout au tout à chaque fois : l'ensemble des séquences mises bout à bout durant déjà plus de quatre heures, on finirait bien vite par atteindre un nombre d'heures absurdes le cas échéant. Cependant, j'ai été agréablement surpris de constater qu'à aucun moment les développeurs se sont contentés de « l'illusion du choix » la plus crasse possible, celle consistant à laisser le choix au joueur pour, quoi qu'il sélectionne, lui répondre exactement la même chose juste après (coucou Telltale). Dans le pire des cas, Late Shift se contentera de nous proposer des dialogues différents, dans d'autres, ce sont des séquences entières qui peuvent être amenées à disparaître ou à faire leur apparition. De mon côté, j'ai débloqué 12 des 14 chapitres du jeu lors de mon premier run, sachant qu'il peut déjà y avoir des changements intéressants au sein même des chapitres en fonction de nos choix.
Par contre, comme pour beaucoup d'autres jeux du genre, il faudra attendre la fin pour que nos choix comptent enfin : l'écrasante majorité (pour ne pas dire l'intégralité) de ceux que nous effectuons en première partie se révélant caduc pour la seconde. Le pire, c'est ce défaut amène un autre défaut, un choix que je ne comprends vraiment pas pour le coup : il est impossible de revenir en arrière ! Par là, il faut comprendre que, soit vous quittez et relancez le chapitre dans lequel vous vous trouvez, soit vous recommencez le jeu (à noter qu'une seule sauvegarde est disponible). Impossible donc de reprendre l'aventure à partir de l'avant-dernier chapitre du jeu. On pourrait croire que la présence de nombreux petits choix empêchent cela, mais un titre comme Papers, Please avait pourtant bien compris cela en 2013, avec ses trois slots de sauvegarde, et sa possibilité de revenir en arrière à tout moment.
C'est vraiment le choix qui m'a tué pour le coup. Le gros des choix se faisant vers la fin, vous devrez soit tout vous retaper, soit allez sur YouTube, soit quitter au dernier moment avant que le générique n'apparaisse (sinon, impossible de recommencer le chapitre dans lequel nous nous trouvons), si vous souhaitez découvrir la plupart des autres fins et choix.
Au niveau de l'écriture, on pourrait arguer que Late Shift se rapproche davantage d'un téléfilm qu'autre chose… et c'est le cas. L'œuvre a beau avoir été écrite par Michael Robert Johnson, coscénariste sur le Sherlock Holmes de 2009 (celui de Guy Ritchie donc), et ne pas avoir été écrite avec les pieds non plus, force est de constater qu'on se retrouve face à un scénario assez basique et cliché, à base de complot en lien avec la mafia et de meuf à pécho une fois arrivé à la moitié du film (nonobstant le fait que les deux protagonistes ne baisent pas). Le jeu-film possède toutefois quelques passages et dialogues bien trouvés, le comportement de Matt et May-Ling lors des enchères pouvant par exemple être perçu comme une métaphore de la statistique fréquentiste face à l'inférence bayésienne… dommage que cela ne soit pas assez poussé et que l'ensemble se révèle être, encore une fois, très classique.
De toute façon, des scénarios mal écrits, j'en ai vu un paquet dans le domaine du jeu vidéo, et autant Late Shift n'a rien de mémorable en tant que film sur cet aspect-là, autant il surpasse sans aucun problème bon nombre de productions du même genre, de films interactifs, pourtant réputés. Ça je le sais, car j'ai joué aux jeux de David Cage.
Mais une question subsiste : est-ce que cette simplicité ne serait pas due à autre chose ? À une autre volonté des développeurs ?
Cette réponse, je l'ai obtenu lors en consultant une interview de Caroline Feder pour le site eunivers.net (c'est une critique informative et sourcée que vous avez là !) que je vais m'empresser de citer ici :
Combien de temps a duré le tournage du film ? Combien de personnes ont travaillé à sa réalisation ?
C’était un grosse production avec au moins 50 personnes. Il a fallu au total 3 ans de production pour sortir le film. Il y a eu 8 semaines de tournage (ce qui est le double de la normale) et 9 mois de post-production. Le scénario était à la base un flowchart (organigramme) dans lequel nous développions l’histoire en parallèle de la technologie. Dès qu’une nouvelle idée apparaissait, on voyait avec les développeurs comment l’intégrer. C’est en fait un prototype pour montrer au public ce qu’il est possible de faire avec les nouvelles technologies.
En effet, outre le jeu en lui-même, c'est toute une technologie que le studio CtrlMovie a conçue en amont. Au niveau de l'interactivité dans un premier temps, avec la possibilité d'interagir avec l'environnement ou de contrôler la caméra (on est sur un FMV je le rappelle, pas aussi simple à mettre en place que dans un jeu traditionnel). Et au niveau communautaire dans un second temps : un système de vote en temps réel pouvant être intégré alors que le jeu-film étant diffusé dans une salle de cinéma ou en streaming par exemple.
Le titre est donc plus une expérience pour le studio, un prototype, afin de reprendre directement le mot employé par la coproductrice, avant tout. À partir de là, on peut excuser sans aucun problème la simplicité du scénario : à vouloir trop en faire, les développeurs auraient pu facilement se casser la gueule et il était de ce fait nécessaire de se recentrer sur quelque chose de moins ambitieux.
Dommage que toutes ces technologies mentionnées ne soient pas implémentées dans la version Steam, qui ne propose que des interactions basiques type « Choix 1 » ou « Choix 2 » comme mentionné plus haut, et sans qu'aucun public ne puisse interagir à côté… c'est con, car pour le coup, ç'aurait été le genre de mécanique qui aurait très bien pu être lié à une plateforme telle que Twitch.
Une information que je n'ai pas mentionnée jusque-là et qui m'a surprise quand je l'ai lu est que le titre a coûté seulement 1,5 million de dollars. Pour le coup, vu la durée totale du film (plus de quatre heures pour rappel), le nombre de personnes qui ont été mobilisées pour le projet, le temps de production et de postproduction, et les technologies en lien avec le projet, je ne peux que saluer l'exploit. Certes, ce faible budget apporte avec lui quelques plans que les Alsaciens apprécieront, à base de grosses BMW qu'on voit en premier plan, mais ça ne va pas jusqu'à friser le ridicule ou sortir le spectateur du récit.
Reste à voir ce que CtrlMovie produira à l'avenir. En l'état, j'avoue que j'ai un peu peur. Ils ne publient que très rarement sur leurs réseaux sociaux (au point où leur compte Instagram ne se contente que d'un seul post) et Late Shift est le seul projet artistique présent sur leur site… reste plus qu'à espérer que cette discrétion cache la production d'une autre œuvre d'envergure, qui prendrait en compte les défauts du jeu dont il est question ici et qui emmènerait le concept encore plus loin… en tout cas, je pense qu'ils en ont les moyens.