Layers of Fear
6.6
Layers of Fear

Jeu de Bloober Team et Aspyr Media (2016PC)

Layers of Fear, sorti définitivement en 2016. Il a fait parler de lui pendant les quelques années de son développement, notamment parce que c’est un jeu financé de manière participative, mais aussi en sa qualité de jeu d’horreur narratif. C’est-à-dire pas de combats, pas vraiment d’infiltration non plus. Un jeu d’horreur sans courses effrénées, sans monstre déformé à vos trousses.
« Mais alors on fait quoi dans ce jeu ? »
On s’immerge, on s’imprègne de la narration tel un pinceau s’imprègne d’eau lors de la création d’une aquarelle. Et on profite de la toile qui se peint presque seule devant nos yeux, à mi-chemin entre la fascination et la terreur, tout manipulé que nous sommes par les artistes qui choisissent seuls les couleurs du tableau.
Nous verrons la teneur de ces couleurs et l’épaisseur du trait plus tard. Comme aurait dit mon prof de philo, mettons de côté la métaphore filée et soyons un peu concrets. Parlons Game Design (enfin ça, il l’aurait pas dit.).


Layers of Fear est un peu une mutation génétique, parfaitement à mi-chemin entre le Walking Simulator et le Survival-Horror. La Bloober team ne cache pas son envie de faire du film d’horreur, à la première personne, et en interactif : vous aurez le privilège d’incarner Mike Enslin dans Chambre 1408. En moins convenu. Pour cela ils mettent en place un certain nombre d’éléments de Gameplay.
Parmi ces éléments, on retrouve le fait que vous ne mourrez pas. A aucun moment dans le jeu vous n’aurez à subir un écran de Game Over et à recommencer une partie de ce que vous avez fait précédemment. Comme dans un film d’horreur, vous continuerez quelque soient les atrocités qui arrivent.
La mécanique la plus immersive est sans doute celle qui vous force à faire de vrais mouvements avec votre souris pour interagir avec les éléments : Rapprochez votre souris de vous en maintenant le clic gauche pour ouvrir les tiroirs, les portes, et le contraire pour les fermer. Simple mais plus efficace que d’appuyer sur E, c’est le premier degré de la réalité virtuelle.
On notera la possibilité de mapper un bouton pour la lampe torche, sans qu’il n’y ait une seule lampe torche présente dans le jeu. Ou alors je me suis compliqué la vie pour rien en jouant sans trouver la lampe torche. Dans tous les cas elle n’était pas nécessaire, et c’est un bon point : inutile de nous plonger dans le noir total si on a des choses à nous montrer…
Mais Layers of Fear s’illustre surtout à travers son Level Design, structuré de manière narrative. Si, pour reprendre la métaphore, nous sommes le pinceau et le jeu est une toile, alors le level design est la peinture de la narration.


Resituons l’histoire. Nous incarnons, dans Layers of fear, un peintre esseulé qui tente de finir sa toile, son chef d’œuvre final. Mais il éprouve de grandes difficultés à y parvenir, et part à la recherche d’éléments cruciaux (du matériel en quelque sorte) qui lui permettront de finir sa toile. Mais cette recherche à travers son manoir sera teinté de folie, et dans ces lieux étranges et changeants se produiront des évènements inattendus : le peintre qui se révèle fou – ou du moins malade mental – vit en réalité une boucle de son passé qui le hante, et chaque fois qu’il termine son chef d’œuvre, il doit le jeter et recommencer, considérant que la toile est ratée. Le tout se couple a une histoire sombre, impliquant son ancienne femme et son enfant, tous deux désormais disparus, par la faute du peintre négligeant, associable, violent, qui hanté par son travail de création, cause la perte de sa famille.


Tout le Level Design s’attelle donc à raconter deux histoires parallèles : celle du peintre qui tente de finir son tableau, et celle de sa femme et son enfant et leur relation décadente avec le peintre. Ces deux histoires sont racontées de manière similaire : il y a les objets collectibles, qui enclenchent un monologue du peintre sur un moment précis de sa vie ; les notes, écrites tantôt par la femme, tantôt par le peintre ; les photos d’époque du couple. Tout ceci reste classique au sein du genre Walking Simulator. Mais le plus intéressant reste la façon dont les niveaux sont décorés et structurés : ils représentent à merveille l’état de santé mentale du peintre et ses pensées, ses troubles et ses espérances.
Les couloirs, les murs, et les ornements, changent constamment lorsque vous vous retournez ? C’est à la fois une manière de faire avancer l’histoire en créant un nombre élevé de pièces, et une manière de représenter l’insatisfaction du peintre quant à son travail, qu’il retravaille inlassablement.
Vous vous retrouvez dans un cul de sac de manière soudaine, et lorsque vous vous retournez vous êtes dans une pièce blanche, vide ? Sans porte pour sortir, et une simple horloge lugubre comme compagnie ? Vous expérimentez l’angoisse de la page blanche, et on va vous obliger à fixer le cadran pour sortir d’ici…
Les tableaux accrochés aux murs fondent pour représenter des scènes hideuses, gores, ou des personnages aux multiples visages superposés ? Il s’agit de représenter d’une part le syndrome de l’imposteur du peintre, éternellement insatisfait de son travail qu’il juge insuffisant, et sa schizophrénie et son incapacité à revêtir le masque du père de famille…
Je pourrais rejouer de nombreuses fois au jeu pour tenter de percevoir toutes les subtilités de Level Design narratif que la Bloober Team nous propose ici, et continuer de vous les énumérer. Le jeu en est rempli, et il ne fait nul doute que le joueur non averti prête à peine attention, tout pinceau qu’il est, à la composition de la peinture dans laquelle il est trempé. Chaque scène, presque chaque évènement mineur qui se produit, a une signification plus cryptique que ce que le jeu nous propose à première vue – c’est un délice horrifique de seconde lecture.
Les devs ne s’arrêtent pas là, oh non. Car chaque collectible que vous ramassez et certaines actions précises vous accorderont des points sans vous l’indiquer, dans différentes catégories. Selon la catégorie où vous avez le plus de points, l’œuvre finale de l’artiste sera différente, et une fin différente vous sera proposée.


Et l’artiste fou que je suis y voit une conclusion parfaite à sa métaphore.
Les développeurs ont réussi à faire de leur jeu une véritable toile de maître. Tandis qu’ils la peignent avec la peinture qu’ils ont choisie (Level Design) et racontant l’histoire qu’ils souhaitent, le joueur pinceau influencera de son crin, plutôt épais ou plutôt fin, le trait final de l’œuvre et l’impression qu’elle dégage une fois terminée.


Voilà comment on reconnait l’Art dans le Jeu Vidéo : La narration et le Game/Level Design ont plusieurs niveaux de lecture et sont intrinsèquement liés l’un à l’autre, tout en étant aussi décomposables que les éléments d’une peinture.


Tout ce que Layers of Fear fait, il le fait bien. Et cela sur un jeu qui parle de la relation entre le créateur et son œuvre. Chapeau bas les artistes.

Créée

le 28 août 2017

Critique lue 996 fois

1 j'aime

Simon Larguier

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