10 Juin 1983. Keiichi Maebara, 15 ans, quitte Tokyo pour emménager dans un village perdu au fin fond du Japon. Il n'y a qu'une seule classe dans ce village, tous les habitants s'y connaissent et s'entraident, et les enfants de tous les âges ont cours ensemble, menés par une professeure surmotivée et pleine de bonne volonté. Bien vite, Keiichi se fond dans cet environnement si étranger pour lui, et commence à pleinement apprécier la vie. Il s'intègre à un petit club jouant à des jeux de société dans la classe vide après les cours, fait des batailles d'eau et des pique-niques.
25 Juin 1983. Keiichi Maebara, 15 ans, entre deux sanglots, massacre sa meilleure amie à coups de batte.
Deux semaines à peine se sont écoulées entre ces deux événements. Suffisamment pour briser un gamin qui avait toute la vie devant lui.
C'est que le village en question s'appelle Hinamizawa...
Ainsi commence Le Sanglot des Cigales : en précipitant le lecteur dans l'action effrénée du meurtre en train d'avoir lieu. Alors que l'on suit les pensées de Keiichi, qui à chaque coup de batte dont le fracas résonne, ponctue sa pensée d'une seule interrogation : comment tout cela a-t-il pu arriver ? Qu'est-ce qui l'a mené là, dans cette pièce sanglante, à exploser le crâne de la fille qu'il aimait ? A quel moment précis le monde est-il devenu fou ?
Vous savez désormais ce qui se passera, le destin est écrit. Pour vous, le jeu rembobine la cassette, vous ramenant au début de ce mois de juin 1983 où tout a basculé. Pour comprendre ce qui s'est passé.
J'ai beaucoup, beaucoup discuté du Sanglot des Cigales, pour beaucoup de raisons, mais surtout, en fin de compte, parce que c'est le jeu qui a changé ma façon de voir l'écriture romanesque. Avant, je ne jurais que par le style et je me moquais bien de la construction de l'intrigue. C'est en plongeant dans la peau de Keiichi Maebara que j'ai compris à quel point l'agencement des énigmes, les flash-backs, les révélations et le foreshadowing peuvent à eux seuls générer l'émotion littéraire, en dépit d'un style d'écriture au mieux médiocre, au pire insupportable, en balayant toutes les objections d'un revers de la main.
Et pour ce qui est de l'intrigue et du mystère, Le Sanglot des Cigales est maître en sa catégorie. Non pas parce que son scénario est phénoménal, mais surtout parce qu'il est distillé de façon phénoménale. L'agencement des indices et des événements est pensé à chaque instant pour susciter l'incompréhension, qui suscite elle-même le doute, qui génère la peur. Et Ryukishi07, l'auteur, va instiller cette peur de façon très profonde en jouant sur votre perception du monde qui vous entoure.
Tout amateur d'horreur vous le dira : ce qui fait peur, c'est l'inconnu, le doute, et le décalage ("uncanny"). Si vous savez qu'un monstre vous poursuit, vous pouvez avoir peur pour votre peau, mais votre raison peut se raccrocher à l'idée qu'au moins, vous savez ce qui vous menace, que vous en connaissez la cause. A l'inverse, si vous savez que "quelque chose" vous menace en permanence, mais que vous ignorez sa nature, vous allez ressentir un profond malaise, qui peut mener à une vraie terreur. Et enfin, si vous êtes dans un environnement a priori connu mais que quelques détails judicieusement placés rendent légèrement malsain, tous les ingrédients seront présents pour que quand l'horreur débute véritablement, vous soyez terrifié.
C'est là que Le Sanglot des Cigales passe un cap. Non seulement vous ignorez la nature exacte de la menace, mais qui plus est votre personnage - et bientôt, vous- veut douter de son existence même, et ce, alors même que les évènements ont déjà eu lieu, en prolongeant à l'infini ce malaise de départ qui est la marque des grandes histoires d'horreur... dans un crescendo magnifiquement pensé d'insanité, à l'extrême frontière entre le rationnel et l'irrationnel. Vous ne savez pas ce que c'est. Vous ne savez même pas si ça existe. Et vous ne savez même pas si c'est vraiment une menace, ce qui est pire. Parce qu'alors, comment expliquer ce qui a lieu autour de vous ?
L'autre énorme point fort de l'ensemble, ce sont ses personnages. Bien sûr, chacun a un visage qu'il montre au grand jour, et c'est la transition entre ce masque et la "réalité" que chacun cache qui joue en faveur de la terreur. Vous ne pouvez pas avoir confiance en cette fille, n'est-ce pas ? Elle prétend être votre amie, mais en réalité, elle est *******. Personne. Ne faire confiance à personne. Mais avez-vous pensé au contraire ? Qu'en réalité, c'est une fille bien, mais parfois un peu bizarre ? C'est le doute, encore une fois. Un doute qui va vous pousser à tout remettre en question, à vous plonger dans votre personnage. Et à partager sa peur. Jusqu'à l'absurde, quand vous comprenez que le jeu se moque de vous et vous balade tout du long sans rien vous laisser voir de son mystère que ce qu'il veut bien vous montrer.
Le Sanglot des Cigales est surtout, comme toutes les histoires véritablement horrifiantes, une histoire triste dans le fond, parce qu'elle est réaliste sur bien des aspects, et que ce dont on a peur dans un jeu vidéo, ce n'est pas d'un monstre gluant ou d'une menace extraterrestre, mais du reflet que l'on y retrouve de nous-même - car c'est de là que vient la vraie terreur.
Le Sanglot des Cigales, enfin, parle de peur, de mensonge, d'amitié, de folie, d'amour et de pardon. Si c'est une histoire souvent violente, mais toujours terrifiante, les souvenirs créés seront à la hauteur de l'épreuve traversée - inoubliables. Et même si je sais que mes camarades d'infortune, Rena, Mion, Rika, et la pauvre Satoko, ne sont que des dessins ratés défilant sur le fond d'un écran, Le Sanglot des Cigales, l'espace d'un instant de grâce m'a fait croire en une certaine amitié forgée dans une peur qui était elle bien réelle. Alors les personnages de fiction, durant ce très court moment, me parurent plus vrais que tout ce que j'avais jamais connu. C'est, je crois, la plus grande réussite que puisse atteindre une œuvre de fiction : en atteignant l'illusion du réel. Une illusion que je n'oublierai jamais.