Life Is Strange pourrait être défini de bien des manières mais ce que ma mémoire de joueur retiendra c’est qu’il s’agit du premier jeu vidéo m’ayant donné le sentiment d’être humain. Jamais une expérience interactive ne m’avait autant interpellé dans son portrait intimiste, ses questionnements identitaires et la touchante banalité de ses actions. Car c’est bien ici d’humain qu’il est question.
Si Life Is Strange se veut dans la continuité de la démarche interactive popularisée par Quantic Dream et sublimée par Telltale Games, le récit se refuse en comparaison de ses modèles à des effets de dramatisation ou de tension excessive qui dénatureraient la sobriété de son propos. Il en résulte l’un des récits interactifs les plus contemplatifs et intimistes de ces dernières années, se plaçant dans la droite lignée de Gone Home tant dans sa démarche thématique que son approche visuelle. Et si cette démarche en question paraîtra vite rébarbative aux amateurs d’adrénaline, elle est pourtant le pari le plus audacieux de cette expérience. Le jeu vidéo a beau avoir déjà fait largement la preuve de son potentiel émotionnel et de l’insoutenable tension qu’il peut véhiculer, parvenir à immerger le joueur dans l’intimité d’une héroïne (et la banalité d’un quotidien que cela implique) constitue un gisement interactif encore bien peu exploité.
Dans cette optique, tous les composants de Life Is Strange sont opérés pour familiariser instinctivement le joueur avec son environnement imaginaire : des feedbacks visuels rappelant des coloriages rêveurs, de la musique diégétique couvrant le vacarme environnant de l’université jusqu’au cahier de l’héroïne dépeignant ses sentiments sur l’évolution du récit, rien n’est laissé au hasard pour retranscrire le rapport de Max avec le monde. Un procédé qui a l’intelligence de se focaliser sur la photographie, choix pertinent à une époque vampirisée par la circulation des images, et qui, outre sa portée symbolique sur la construction identitaire de l’adolescente, permet au joueur de visualiser le background de son héroïne. L’interaction avec le décor mérite également d’être saluée à cet effet grâce à une narration environnementale savamment étudiée, incitant en permanence l’exploration des décors.
Alors certes tout n’est pas non plus d’une grande finesse dans le récit. Afin d’ancrer son intrigue dans notre réalité, l’écriture n’hésite pas par exemple à multiplier les références à la Pop Culture, de nombreux clins d’œil qui ont amusés le geek irrécupérable que je suis mais qui n’interpelleront pas forcément tout le monde, sans compter que ces références seront rapidement démodées au bout de quelques années. Enfin l’écriture des adultes se veut clairement plus simpliste que celle des jeunes personnages mais c’est également un choix cohérent avec le parti pris adolescent et sa diabolisation de l’autorité. Quelques écueils qui n’empiètent toutefois guère l’impact affectif de ce récit interactif.
Beau paradoxe pour Life Is Strange que celui d’avoir atteint une universalité de son propos en se focalisant sur l’isolement affectif de son héroïne. Le jeu aurait ainsi pu présenter une structure linéaire qu’il m’aurait déjà conquis par sa sensibilité.
Mais bien sûr il y a aussi le concept de voyage temporel.
Un concept immédiatement cohérent avec le portrait adolescent précédemment cité : à un âge obnubilé par la peur du regard des autres, pouvoir revenir en arrière pour être mieux perçu par son entourage constitue un rêve quasi universel. Et la tentation est souvent grande de remonter le temps pour simplement éviter une phrase maladroite, une réflexion blessante d’un adolescent hautain ou paraître plus cultivé qu’on ne l’est réellement. Mais le jeu pose alors un certain dilemme identitaire pour son héroïne : faut-il à ce point dénigrer la sincérité et l’authenticité de ses paroles simplement pour mieux se conformer à l’attitude que les autres adolescents attendent d’elles ? Il s’agit encore une fois d’un dilemme bien adolescent entre la volonté d’affirmer son comportement individuel (toujours en construction) et la tentation de s’assimiler à la collectivité. Une réflexion que le récit parvient suffisamment à mettre en place pour inciter à ne pas revenir systématiquement dans le passé à chaque réponse inappropriée, donnant envie de se dire « Hé merde à la fin ! C’est aussi ma personnalité ! ».
Mais évidemment au-delà de ce complexe adolescent, le voyage du temps sert ici avant tout à interpeller le joueur sur ses habitudes. A titre personnel, j’ai toujours été extrêmement roleplay dans mon rapport avec le jeu vidéo, quitte à conférer une cohérence illusoire à un univers interactif en assumant la responsabilité de mes actes, même lorsque ces derniers ont des conséquences inattendues. Ce n’est pas le cas de nombreux joueurs qui n’hésitent pas à utiliser le merveilleux pouvoir de la sauvegarde précédente pour modifier le récit comme bon leur semble. Cette attitude généralisée des joueurs est donc ici directement intégrée dans le gameplay et pose de ce fait plusieurs interrogations sur la responsabilisation de leurs actes. Parce que le récit essaie globalement d’éviter les schémas manichéens, avoir un aperçu des différents choix disponibles et leurs conséquences associées entraine davantage de confusion que de clarté pour le joueur et à l’image du dilemme identitaire de l’héroïne, le joueur doit lui-même se questionner s’il préfère assumer la sincérité de ses choix ou les modifier pour mieux se conformer à ce que le jeu semble lui dicter.
Un procédé dont l’efficacité ne pourra se vérifier que sur le long terme mais étant donné l’habitude généralisée des récits temporels de responsabiliser les héros sur les conséquences de leurs actions, il y a fort à parier que les décisions du joueur occasionneront des finalités inattendues. Quant à savoir si la thématique versera dans l’humilité sur l’impossibilité sur tout changer à la manière du Quartier Lointain de Jiro Tanigushi, seul l’avenir nous le dira. Ce concept temporel apporte déjà une ambiguïté morale bienvenue sans pour autant dénaturer la démarche affective sur l’adolescence, l’extraordinaire se confondant agréablement avec l’ordinaire.
Un impact moral et identitaire si efficace qu’il en occulte franchement l’enquête policière à Twin Peaks qui se déroule en parallèle et pour laquelle je n’éprouve honnêtement aucun intérêt, tout comme le teasing sur la catastrophe naturelle imminente dont j’espère seulement qu’elle n’empiètera pas sur le portrait intimiste des héroïnes.
S’il reste maintenant à déterminer la continuité narrative concrète entre les épisodes et l’impact des choix sur le récit, la réussite affective de ce récit interactif est déjà si prononcée que Life Is Strange s’impose comme la meilleure alternative actuelle aux productions de Telltale Games.
Et à la manière de mes séries télévisées préférées, je sais que c’est avec un agréable sentiment de familiarité que je retrouverais cet univers interactif et les personnages qui le peuplent. Alors à dans quelques semaines, Max ! J’ai déjà hâte d’y être.