"Ouah, et l'autre, hé ! Il joue à Limbo onze ans après tout le monde !"
Ouais, et j'ai lu Homère avec 2700 ans de retard aussi, ça te pose problème ?
Plus sérieusement, aborder une œuvre aussi plébiscitée avec un tel recul est toujours, je trouve, une expérience fascinante. Je me souviens, l'année de sa sortie, l'enthousiasme frénétique qui s'était emparé de la presse et du grand public et qui tentait de percer ma bulle de joueur encore hermétique au monde spectral du dématérialisé.
Limbo m'apparaissait comme un jeu mystérieux, sombrement séduisant, plein de murmures et de soupirs inconnus. Du jamais-vu. Un songe torturé qu'il me faudrait tôt ou tard parcourir, à la recherche de ma Kadath vidéoludique.
La première chose qui m'a surpris, c'est l'aspect graphique, mais pas comme je m'y attendais. J'avais lu de véritables dithyrambes au sujet d'un visuel osé, audacieux, d'une fibre toute burtonienne. Il est vrai que le jeu est plutôt beau et possède une patte immédiatement identifiable. Mais passés les premiers émois fuligineux, il faut bien admettre que Limbo ne se renouvelle pas follement, graphiquement parlant. Au-delà de son parti-pris inattendu, les décors ne viennent jamais bouleverser les attentes esthétiques du joueur.
Peu d'outrages, peu de conceptions véritablement disruptives. Les insectes ressemblent à des insectes, les pneus enflammés à des pneus enflammés. Il y avait de véritables jeux de perception à tenter avec cet aspect tout en ombres chinoises. Je dirais même que, au-delà de la première moitié de la progression, l'omniprésence d'un monde industrialisé installe l'aventure dans une certaine routine graphique.
Avec le faible budget que l'on devine, Limbo s'en sort malgré tout avec les honneurs, l'ambiance parvient sans difficulté à happer le joueur, surtout avec ce choix d'une brume sonore étrangement réaliste (notons le travail assez dingue effectué sur les bruits de pas). La musique, peu présente, renforce certains passages et participe même directement au gameplay, sur la fin.
Parlons-en justement du gameplay, c'est sur cet aspect-là que le jeu m'a le plus convaincu. A première vue, il n'y a pas grand-chose à faire dans le monde de Limbo à part sauter et pousser/tirer des trucs. Et pourtant, rien qu'avec ça, le développeur parvient à raconter son histoire d'une manière parfaitement organique, à la manière d'un Another World auquel ce Limbo m'a souvent fait penser. Le côté die and retry est d'ailleurs bien présent ici aussi, mais de manière beaucoup plus caressante puisqu'il y a souvent des indices qui nous permettent d'éviter les obstacles et les mises à morts brutales qui vont avec. Du moins, durant la première moitié du jeu.
L'aspect narratif induit par ce gameplay se délite toutefois pour disparaitre presque totalement dans la seconde partie du voyage. Les énigmes prennent un autre tournant, plus retors, qui m'a beaucoup plu aussi puisqu'il permet de renouveler l'expérience vécue. Bien qu'assez courte, cette dernière est parsemée de suffisamment de bonnes idées pour stimuler durablement les chercheurs d'étrangetés.
Il est temps à présent de parler de la thématique qui a donné son titre à cette critique: la diégèse du jeu, son univers et la signification "cachée" de l'aventure. Il semble y avoir eu des débats ardents autour de cette question qui, habituellement, me passionne, voire m'obsède. Et pourtant, je n'ai presque jamais recherché le sens cryptique de l'aventure que je parcourais parce que la chose me paraissait claire: le monde de Limbo est un prétexte pour raconter une suite de péripéties plus ou moins déconnectées les unes des autres.
Il y a bien des motifs esthétiques récurrents, des leitmotivs fumeux qui encadrent notre inéluctable progression. Mais ils ne font pas plus sens, à mes yeux, que le Royaume Champignon des Super Mario. Bien sûr, j'ai pris le temps de lire les différentes théories élaborées par la communauté des fans de Limbo. Et je dois dire que j'ai été frappé par les biais de confirmation qui les structuraient. Par exemple, si l'on veut absolument voir intervenir un accident de voiture dans cette histoire, on parlera de la scène finale et des pneus enflammés au début de la progression. Et les 95% restants du jeu ? Non, mais on s'en fout de ça !
Difficile de bâtir des théories cohérentes en ne se basant que sur la poignée d'éléments qui nous arrangent... Avec de telles largesses sophistiques, je vous élabore une théorie brillamment claudicante qui fait de Limbo un monde artificiel bâti par des extraterrestres (vous ne vous étiez jamais interrogés sur ces lumières bizarres qui interviennent plusieurs fois en cours de partie ? Pauvres fous).
Limbo est l'exemple typique du jeu certes réussi mais dans lequel certaines personnes pour le moins enthousiastes cherchent à injecter une dose de génie absente de la proposition de départ. Et il suffit pour cela d'un univers brumeux, versatile, ou intensément bordélique dans ses éléments diégétiques pour donner l'illusion d'une profondeur inaccessible.
Limbo n'a pas besoin de ça pour mériter les louanges qui lui ont été allouées. Onze ans après sa sortie, j'y ai vécu sept heures amusantes, immersives et même particulièrement stimulantes. En cette ère de surinterprétation de la culture populaire (dans laquelle il m'arrive moi-même de tomber), essayons de nous en contenter pour retrouver une certaine idée de la pureté et de l'émerveillement.