Lien vers la version vidéo de la critique
Le plus drôle dans toute cette histoire, c’est que je n’ai rien à dire. Je ne sais pas par où commencer. Je n’ai pas d’angle, d’analyse particulière à énoncer, de propos neuf à proposer.
Allongé dans mon lit, face à mon ami et tortionnaire le plafond blanc, dans ma chambre éclairé par la seule lueur de l’écran, les pensées tourbillonnent mais rien de pertinent ne se dessine. Je viens de terminer Nier Automata.
Les humains sont exilés sur la lune. Sur terre, des machines règnent sur des débris. On incarne un androïde, membre du projet Yorha, conçu pour reconquérir le berceau de l’humanité.
Le jeu commence avec une instruction typiquement vidéoludique, abattre une cible ennemie.
De l’action, du fun, c’est exactement ce que je veux.
Je suis 2B, et je me bats pour l’humanité.
Je me suis accommodé de la pièce de tissu ebène qui cache mes yeux. La douce lumière de l’aube caresse mon visage. Et je tabasse du robot machinalement.
Cette danse éthérée, amusante pour le joueur que je suis, est un régal visuel. Je ne m’en rendais même plus compte... le monde est magnifique. Aveuglé par mon propre mal-être, guidé par le murmure des tourments, la vision trouble et obscurcie par l’amertume, j’en venais à oublier pourquoi j’aime les jeux vidéo. Et ben voilà. C’est pour ça. Jouer à Nier Automata pendant un épisode dépressif c’est comme se mordre volontairement le bras jusqu’au sang, ça fait mal mais on se sent vivant.
Sous la cage thoracique, un coeur bat. Un coeur diesel dont les pistons cognent et défoncent à grand coup de bélier les portes du sommeil. En fait, le monde est sublime. Sa beauté est capable de tout réparer.
Les vagues guérissent les fractures. Le vent soigne les blessures.
Et Nier Automata cogne. Nos préjugés, nos certitudes, nos égarements, ceux des autres dont on se sent responsable, comme la destruction amorcée du seul écosystème compatible avec l’existence des humains. Obsédé par le sens de la vie et pourtant incapable d’y trouver autre chose que de l’absurdité, le jeu crée artificiellement un conflit dont on comprendra plus tard le non-sens total.
Descartes voyait les animaux comme des machines, incapables de ressentir quoi que ce soit. On les sait aujourd’hui doués de sensibilité, d’émotions et de volontés. La perception que l’on croyait immuable devrait logiquement disparaître avec l’ancien monde, et pourtant on continue de massacrer le bétail dans l’indifférence la plus totale. Dans ces assemblages de métal que le jeu nous contraint à briser, je voyais ces animaux que l’on fait naître dans le seul but de les tuer pour assouvir notre appétit morbide. L’art nous montre ce que notre conscience accepte de voir.
Dans ma tête Evangelion est partout, dans cette histoire qui brasse des thématiques profondes tout en ciblant des angoisses très personnelles. Je me jette alors sur des interviews du créateur du jeu, Yoko Taro, pour tenter de comprendre ce qu’il y a derrière ce casse-tête aux accents métaphysiques. Je lis des déclarations du monsieur à la pelle, et, au bout d’un moment voilà sur quoi je tombe :
“ Il n’y a pas un thème principal que j’essaie d’exprimer dans NieR ou Automata. En fait, je n’y pense pas quand je développe un projet. Je crée juste un jeu auquel j’apprécierai jouer. Après coup, je peux vous dire, c’est à-propos de ceci-ou de cela. Mais, très honnêtement, pendant le développement, il n’y a pas de thèmes réfléchis dans mes jeux. Je vous ai dit que j’aimais la bière ? Je n’écris jamais sans avoir une bière à portée de main. Je pense que les scénarios de mes NieR seraient très différents autrement ! ”
A cet instant précis, devant mon écran, je souris bêtement. Je suis en train d’écrire le texte de la vidéo que vous êtes en train de regarder, une bière à la main. Je comprends alors que les interviews du bonhomme ne répondront pas à mes questions. Je relance une partie de Nier Automata.
Le gameplay frappe, fauche, explose, consume les cendres d’un espace sublime et terrifiant. La nature sauvage y cohabite avec les vestiges de l’humanité, immeubles délabrés, pipelines rouillées, château en ruines. On parcourt cet univers humblement, comme un archéologue qui découvre les décombres d’une civilisation éteinte. À la longue, ne restent çà et là que des agrégats de ferraille dans la poussière, comme à peine sortis d’une forge souterraine qui tournerait à plein régime, jour et nuit. On passe son temps à casser des trucs et on se sent vivant. On s’amuse à reconstituer les pièces du puzzle narratif et on se sent vivant.
J’aurais pu voir dans Nier Automata l’ambition folle d’un ego démesuré, celui de Yoko Taro. Tout au contraire, le jeu dégage une forme d’humilité mélancolique, dans sa technique datée, son monde ouvert archaïque et son message codé, qui survole tout sans jamais rien dicter. Les religions, les nations, les forces transcendantes sont le socle d’une histoire finalement sobre, aux personnages dépassés par le conflit dans lequel il sont jetés, programmés, déterminés, manipulés.
Parfois grandiloquent, jamais prétentieux, Nier Automata exhale une odeur doucereuse de printemps pluvieux. Comme la pluie justement, il érode lentement. Ça monte en puissance sans jamais faire retomber la pression, de bout en bout jusqu’à cette ultime et dernière fin, la cinquième, que l’on doit conquérir et mériter.
Que dire de plus ?
Je ne sais même pas ce que cette vidéo apporte, sans doute rien, tout a déjà été dit sur Nier Automata. Mon effort est futile, négligeable, mais j’ai l’impression insaisissable qu’il fallait en parler, sur cette chaîne Youtube, sur ce serveur qui nous connecte. Égoïstement, j’admets. Après tout, je ne suis qu’un gigantesque imposteur, une farce, un beau parleur prétentieux qui joue au joueur malin d’un ton stupidement supérieur. Pourquoi je fais ça, que sommes-nous en train de faire ? Je n’y comprends plus rien.
Son propos restera toujours cryptique, à l’image du langage imaginaire qui parcourt la bande originale du jeu. Mais le bouillonnement d’émotions contradictoires qu’il suscite, lui, restera à jamais gravé dans ma mémoire de joueur. La chaleur des larmes apaise. Le goût du sel vivifie.
Et je ferme les yeux, saluant une dernière fois le plafond blanc, pensant à 2B et 9S, à toutes ces machines éliminées consciemment et sans scrupule. Je me dis alors que Nier Automata n’est pas qu’un beat them all à la narration éclatée avec de jolies musiques . Que c’est un jeu vidéo qui m’a apporté beaucoup sans forcément faire mieux que d’autres. Par la magie du tout qui dépasse la somme de ses parties. Je m’endors et je me sens vivant.