[CRITIQUE SANS SPOIL]
Cette critique consiste en une exposition du système de jeu et des idées qu'il développe, ainsi qu'un essai sur le jeu vidéo et certains de ses dogmes.
Tout d’abord posons un peu de contexte,
Wikipédia :
Papers, Please est un jeu vidéo indépendant d'observation et de
réflexion créé par Lucas Pope et sorti en 2013 sur Windows et Mac OS X
Pour bien faire les choses il faut également présenter le monsieur, Lucas Pope est donc un ancien développeur des studios Naughty Dog, connus pour de grosses licences comme Crash Bandicoot, Uncharted, The Last of Us ou encore Jak and Daxter. Pope a donc travaillé sur les deux premiers Uncharted jusqu’en 2010 où il décide de quitter Naughty Dog pour faire des jeux ou il explorera des concepts plus originaux.
De cette séparation naissent plusieurs jeux entre 2010 et 2013, auxquels je n’ai pas encore joué, puis en 2013 arrive le cœur de notre sujet : Papers, Please.
Le développement a duré environ 9 mois et l’équipe de développement consistait en la seule personne de Lucas Pope. Il s’agit donc d’un projet plutôt intime dans lequel Pope va développer certaines idées sur le médium jeu vidéo.
Papers, Please prend donc place dans un univers dystopique, fortement rattaché à un régime autoritaire et plus particulièrement à l’URSS, dans le pays fictif de l’Arstotzka en 1982. Vous jouez un contrôleur frontalier dans un contexte tendu puisque l’Arstotzka sort d’un conflit de 6 ans avec son voisin la Koléchie. Votre rôle à vous sera donc de contrôler les personnes essayant de rentrer en Arstotzka, et de refuser, bien évidemment, toute personnes dont les papiers ne respectent pas les lois en vigueur.
Ces contrôles se font majoritairement via de l’observation et du recoupement d’informations, il vous faudra donc vérifier un grand nombre de données parmi lesquelles : nom, prénom, sexe, âge, numéro d’identification, poids, taille, préfectures d’émission du passeport, date de validité des différents documents (passeport, permis de travail, bon d’entrée, carte d’identité, fichiers empreintes, etc …). A ce stade vous devriez l’avoir compris mais ça ne va pas être de tout repos, la charge cognitive imposée par le jeu est assez imposante et il ne sera pas facile de maintenir le niveau d’attention nécessaire durant très longtemps. De plus les règles auxquelles vous vous devez d’obéir changent chaque jour dépendamment de la situation politique et sociale du pays, un jour vous devrez refuser tous les immigrants de Koléchie et le lendemain ils seront autorisés mais vous devrez leurs demander un titre de séjour. Certains évènements surviendront également pour pimenter un peu le jeu.
Pour ce qui est des enjeux scénaristiques il faut également prendre en compte certaines données, votre salaire est déterminé en fonction du nombre de personnes contrôlées, la rapidité est donc primordiale, et chaque erreur vous imposera un avertissement ; après deux avertissements chaque erreur supplémentaire vous infligera une pénalité financière équivalente à un passage. Ce salaire vous permettra principalement de payer les multiples charges qui vous incombent, comme le loyer, le chauffage, la nourriture ainsi que les potentiels médicaments pour soigner l’un des membres de votre famille, qui peuvent bien sûr mourir si vous ne parvenez à subvenir à leurs besoins.
Quelques lignes plus tôt j’ai parlé d’erreurs imposant des avertissements, seulement Papers, Please ne vous met pas dans une situation aussi manichéenne, il vous mettra dans des situations un peu plus complexes ou des choix moraux seront de mise, ces choix vous amèneront peut-être à laisser passer une personne qui n’est pas en règle ou à contrario arrêter une personne en règle, parfois pour des considérations humaines, parfois pour un quelconque avantage pécunier.
Pour ce qui est du scénario je ne compte m’y plonger plus que ça, je vous laisse profiter des différents évènements qui vont influencer votre parcours.
Attaquons-nous désormais au tour de force de Pope : le Game Design.
L’un des éléments qui, pour moi, est le plus surprenant dans Papers, Please c’est l’espace de jeu; en effet l’écran est divisé en un certain nombre de parties qui ont chacune pour fonction de dispenser plusieurs informations, en revanche une seule de ces zones sera votre plan de travail, vous devrez y placer les documents à consulter. En début de game ces documents seront assez peu nombreux mais ils vont rapidement s’amasser et l’espace de travail est volontairement très réduit, vous aurez donc probablement des difficultés à les manipuler. Cette contrainte induit une source de stress supplémentaire, qui, additionnée au mécanisme de rémunération basé sur la rapidité et aux choix moraux imposés par le jeu ; vous mettra dans une position difficile.
De plus votre argent durement gagné à une autre utilité, acheter des upgrades ! Sainte composante du jeu vidéo, l'upgrade permet en général d'avoir un sentiment de progression dans le jeu, un genre de carotte qui motive le joueur à accomplir des actions en échange d'une amélioration. Ici pas question d'améliorer une quelconque statistique ou de permettre à votre super-controleur de faire des doubles sauts, ces upgrades permettront de débloquer des raccourcis clavier permettant plus de rapidité dans l'exécution de vos tâches. Les fastidieux déplacement de souris pour sortir les tampons seront donc remplacés par une simple pression du bouton TAB par exemple. On est bien loin du plaisir d'acquisition d'une nouvelle arme ou d'un pouvoir qui permettra d'oblitérer vos ennemis, dans le monde de Papers, Please vous n'aurez droit qu'à un allègement des peines que vous inflige le jeu, mais n'est-ce pas une forme de plaisir finalement ?
Peut-être que certains d’entre vous l’auront compris mais Papers, Please n’est pas vraiment la définition orthodoxe du “fun”, et ils auront manifestement raison ; mais c’est justement là où se situe la réflexion principale de Pope dans ce titre, un jeu vidéo doit-il être “fun” ? (“Fun” dans le sens strict d’amusant) Je pense que la question peut être soulevée quand on parle d’un jeu dont le concept même est de se plonger dans le monde fantasque de l’administration. Et au vu de la réussite critique du jeu, je ne suis pas le seul à avoir beaucoup apprécié !
Pour moi la réponse est toute trouvée, dans le cinéma il existe une pléthore de réalisateurs qui cherchent à produire certaines émotions négatives chez le spectateur, en témoignent les cinémas de Gaspar Noé ou de Quentin Dupieux (le malaise pour l’un, l’incompréhension pour l’autre). Le jeu vidéo doit, lui aussi, s’affranchir des contraintes du monde du divertissement pour nous offrir un spectre émotif beaucoup plus vaste. Et le jeu vidéo indépendant, qui lui n’y est pas soumis est la tête de proue de ces innovations.
On comprend donc quelles sont les idées qui ont poussé Pope à quitter Naughty Dogs pour des terres nouvelles. Il aurait effectivement été compliqué d’introduire ce genre de pensées dans le processus créatif d’une grosse société qui risque gros à chaque jeu.
Je pense sincèrement que ce jeu à ouvert des portes dans le monde du game design à tout les gens qui avaient des idées qui ne paraissaient pas assez “fun” pour en faire un jeu concret. On voit désormais émerger des jeux aux concepts plus décalés, parfois jugés “chiant” par une partie du public mais qui, à coup sûr, sauront plaire à d’autres. Bien que je n’y aie pas encore joué il me semble important de mentionner Death Stranding qui remet l’action la plus basique du jeu vidéo (marcher) au centre du gameplay et avec lequel on peut d'ailleurs rapprocher les ajouts progressifs d'infrastructure et de moyen de transport aux upgrades de Papers, Please. Mais aussi The Longing (un peu le roi des idle game) dont le concept même est d’attendre 400 jours (temps humain) à partir du moment où le jeu est lancé la première fois, que vous soyez sur le jeu ou non. Les activités du joueur se résumant à des choses simples, comme lire les pensées de notre personnage, observer les décors et quelques interactions basiques. C’est donc un jeu qui pousse son joueur à flâner devant l’écran en pratiquant toute sorte d’activités hors du jeu.
Dans un autre registre on a aussi vu l’émergence de jeux réfléchissant au concept même de jeu vidéo, avec des exemples comme Baba is You ou Undertale. Ce sont ces jeux qui prennent des risques et qui permettent au médium d’avancer.
Mais je commence à trop divaguer, ce doit être qu’il est temps de conclure.
Papers, Please est pour moi un grand jeu, un jeu qui mérite de servir d’exemple, de montrer la voie à d’autres et de pousser à la réflexion. J’attends impatiemment de voir les prochaines productions de Lucas Pope mais aussi tous les concepts qu’il reste à imaginer.
Sur ce, je vous laisse à vos occupations en espérant que cette critique vous ait plu.
https://store.steampowered.com/app/239030/Papers_Please/?l=french
PS: je me rends compte que je n’aie pas parler de Return of The Obra Dinn, également un jeu de Lucas Pope sortit en 2018 que je vous conseille fortement pour sa direction artistique et certaines de ses idées très novatrices.