On a tous en nous quelque chose d'artsotzkan
Si je vous disais qu'actuellement ce qui est cool en matière de divertissement vidéo-ludique c'est d'incarner un fonctionnaire du service de l'immigration dans un poste frontière pas-du-tout-ou-si-peu-mais-quand-même-carrément inspiré de l'ex-URSS dans un graphisme rétro rappelant les plus belles heures des jeux DOS, vous me répondriez quoi ?
Que je dis de la merde, moui. Certes.
Et je vous dirais que oui, je m'avance certes un peu (car je ne suis pas aussi vulgaire que vous), en employant le mot "divertissement". J'y reviendrai plus tard.
Résumons rapidement le fonctionnement du jeu : très austère, ce dernier se découpe en journées de travail de douze heures où vous aurez trois écrans superposés, à savoir la frontière, votre guichet et le visiteur devant vous. Tout ou presque se fait à la souris : vous disposez les différents papiers fournis par votre visiteur et/ou l'administration et devez comparer chaque information afin de vous assurer qu'elles ne sont pas contradictoires ou contrefaites avant de valider ou refuser l'entrée du visiteur, voire de le faire emprisonner en cas de falsification avérée. Et de passer au suivant avant de recommencer jusqu'à la fin de la journée. Austère, on vous dit. Les couleurs sont grises, ternes, il n'y a aucune musique durant le jeu (et celle du menu vous donnera TRÈS rapidement envie de démarrer la partie pour qu'elle s'arrête), rien d'autre que la voix métallique et impersonnelle de votre personnage, qui n'a dans le jeu ni visage, ni nom.
A l'issue de la journée, un écran noir résume combien vous avez fait passer de visiteurs et votre salaire en conséquence, l'état de votre famille et celui de votre budget. Vous pouvez choisir d'équilibrer ledit budget en décochant chauffage ou nourriture. Inutile de dire que si vous passez dans le rouge, c'est le game over immédiat. Si vous les laissez trop longtemps sans nourriture ou sans chauffage, votre famille tombera malade avant de mourir.
Ça ne vous vend pas du rêve ? Ben je vous crois. Et ce n'est pas fini.
Si le jeu peut paraître répétitif, le mode "histoire" plutôt ingénieux va relever votre "ordinaire" de différents éléments, à savoir contrebandiers - dont certains seront plutôt amicaux - demandes de services contre pot-de-vin, bombes artisanales à désamorcer, insultes ou suppliques de visiteurs qui ne sont pas en règles, criminels à démasquer, terroristes à descendre, etc...Autant dire que malgré les apparences, on ne s'ennuie pas une seconde. Le jeu sait user intelligemment de son gameplay pourtant très simple pour n'être jamais répétitif, se complexifiant au fil des jours et parvenant l'exploit malgré son peu de narration de poser les bases d'une histoire plutôt intense, qui va crescendo et où la menace se fait de plus en plus présente sans qu'il soit possible pour le joueur de déterminer réellement de QUI elle émane. Cette mystérieuse organisation qui vous laisse des documents codés ? Votre propre hiérarchie ? Ces journalistes qui tentent d'entrer pour dénoncer le régime ? Ces contrebandiers qui vous tapent sur l'épaule même quand vous les virez à coup de pied au cul ? Difficile en tout cas d'avoir confiance en qui que ce soit, y compris dans les éléments les plus sympathiques et amicaux. Et c'est là le coup de génie de "Papers please".
Car "Papers, please" est beaucoup de choses mais c'est pas le mot "divertissant" qui me vient le concernant. Ni "fun". Ni "détendant". C'est un jeu intelligent (c'est déjà pas mal et assez rare pour être souligné) qui montre de manière très simple les mécaniques de la dictature et du pouvoir de la bureaucratie, pouvoir qui se trouve entre les mains du joueur. Et si tamponner un refus sur un passeport paraît très banal et franchement facile au début de la partie, il ne faut guère longtemps pour comprendre que le jeu nous a déjà fait sa première démonstration : mécaniquement, vous avez obéi aux "règles" instaurées sans vous poser de questions. Et quand arrive le premier visiteur pas en règle qui tente d'infléchir votre refus, vous saisissez où le jeu veut en venir. Il n'existe aucun bon choix, dans "Papers please". Quoi que vous fassiez vous condamnez forcément quelqu'un : un parfait inconnu, un membre de votre famille, un collaborateur ou vous-même. Je me suis trouvé un peu désemparé face à cette totale "liberté morale" là où les jeux vidéos sont d'habitude très manichéens ou moralisateurs. "Papers please" ne vous tartinera pas sa morale sur la gueule, ça non, il vous laissera tranquillement en prendre conscience. Et s'il ne s'agit "que" d'un jeu relativement basique, reste qu'entre le rôle du fonctionnaire servile, du survivant calculateur ou du terroriste, on ressort de là pas franchement grandi . Quelle que soit la stratégie pour laquelle vous optez, vous aurez à faire des choix moralement douteux : sciemment refuser l'asile politique d'un type désespéré, refouler une femme malade qui ne dispose pas des moyens de se soigner dans son pays d'origine, laisser passer un terroriste qui abattra froidement le garde avec qui vous aviez sympathisé en espérant qu'il provoquera la chute du régime, ou opter pour laisser mourir un membre de votre famille pour alléger vos charges. Cynisme, vous dites ?
Ce que démontre "Papers Please" c'est la mécanique bien huilée de peur que font régner les régimes totalitaires, la difficulté de faire confiance à qui que ce soit, la pression constante, le côté inhumain d'une bureaucratie aveugle (coucou, monsieur Gilliam !). Si le jeu n'a bien évidemment pas la vocation d'être une simulation réaliste, sa démonstration demeure efficace par son austérité et sa simplicité. Elle vous claque au museau la réponse à cette question "Et moi, j'aurais fait quoi dans cette situation ?".
Reste qu'après avoir abandonné une partie de ma famille pour me barrer à l'étranger avec des passeports falsifiés piqués à des visiteurs qui me faisaient confiance,puis m'être fait fusiller pour avoir porté assistance aux rebelles qui se sont fait connement plomber sous mes yeux, puis avoir été félicité par ma hiérarchie pour avoir été une pourriture collabo ayant exécuté aveuglement les ordres, ma morale et mon amour-propre piquaient un peu.
Mais ce n'est qu'un jeu, foutrement prenant et diablement bien pensé dans sa mécanique de choix, et une expérience assez étrange. On ne s'est pas amusé - voire on a grincé des dents une paire de fois- pourtant on ne peut pas prétendre s'être ennuyé non plus. Et c'est la dernière question que soulève "Papers please" : un jeu vidéo a-t-il besoin d'être ludique ou fun pour être bon ?
Si je conçois que l'expérience ne plaira pas à tout le monde et qu'il faut arriver à rentrer dedans, pour moi, "Papers please" est une réussite. Une réussite qui ne vous met certainement pas à l'aise dans vos pompes mais qui fait mouche. Reste à savoir si vous avez envie de la tenter.