Planescape: Torment est un jeu unique à bien des égards. Le premier indice se trouvait sur la boîte : aventure / rôle que c'était écrit. Et effectivement, si dans la forme le jeu évoque Baldur's Gate sorti un an plus tôt et dont il réutilise (brillamment) le moteur, dans le déroulement c'est bien davantage un jeu d'aventure, assez proche du point & click dans l'esprit, à l'exception des choix opérés par le joueur et de leur incidence sur notre alignement.
Le ton est posé dès les premières minutes : on se réveille à la morgue dans la peau du très balafré et amnésique Sans-Nom, avec pour premier compagnon d'infortune Morte, un crâne qui vole et ne manque pas de... morgue. L'ambiance est posée : gothique, volontiers morbide, baroque et bien souvent très drôle, mais aussi très sérieuse.
Bienvenue dans Sigil, la Cité des Portes, au cœur de Planescape, l'un des settings les plus étranges et dépaysants jamais édités par TSR pour Donjons & Dragons. Si Baldur's Gate (le premier car le second insufflera un souffle assez remarquable à l'histoire) proposait une aventure finalement sans surprise et pleine des archétypes de l'heroic fantasy, marquant le genre par principalement par ses combats tactiques en temps réel avec pause, et qui illustraient à merveille les origines de D&D, genre de wargame à l'échelle unipersonnelle, Torment va faire date dans l'écriture.
L'amnésie, associée à l'immortalité de notre héros, sert dans Planescape: Torment une histoire maîtrisée et parfaitement écrite, surprenante, pleine de personnages riches et intéressants (au premier rang desquels nos compagnons mais pas seulement); d'une grande profondeur et intense sur le plan émotionnel. A mon sens elle reste à ce jour l'une des mieux écrites de l'histoire des jeux vidéos (à tous les plans : narration, trame et dialogues), si ce n'est la meilleure. Par ailleurs Black Isle fait le choix de rapprocher la caméra de l'action, sacrifiant la profondeur tactique aux détails, avec des personnages détaillés et magnifiquement animés (pour l'époque évidemment !). Il reste d'ailleurs quelque chose de ce travail et des décors dans la version Enhanced, même si le choix a été fait d'éloigner la vue pour limiter la pixellisation de la résolution d'origine.
Les choix opérés ont néanmoins leur contrepartie négative :
- dans Torment le joueur à une grande liberté pour incarner Sans-Nom comme il le souhaite, mais le cheminement dans l'histoire est en lui-même très contraint, avec des goulets d'étranglement qui supposent parfois de reparler aux principaux protagonistes pour 'trouver' la suite. On retrouve là un aspect caractéristique du point & click, avec le bon objet et la bonne association à trouver.
- au contraire d'un Baldur's Gate les combats ne présentent pas un gros intérêt par eux-mêmes et souffrent d'une IA peu autonome et d'un pathfinding assez raté, ce qui impose un micro-management de tous les instants. Et même si notre héros est immortel et peut ranimer ses compagnons l'ergonomie n'incite pas à se faire trucider. Ceci étant et à condition de connaître un peu le système de D&D le jeu n'est pas vraiment difficile et une fois passé le premier tiers, avec le groupe constitué et un Sans-Nom minimaxé, les affrontements se révèlent moins chronophages et plus aisés. Ils n'occupent heureusement pas une place prépondérante et les ennemis sont lents, de sorte qu'il est toujours possible de fuir.
Mais malgré ces rares travers (je passe pudiquement sur le bug bloquant qu'illustre le titre de cette critique) Planescape: Torment propose une expérience narrative tellement singulière et exceptionnelle qu'on s'en affranchira sans peine et que la note maximale reste justifiée 1- dans le contexte de son époque, 2- par sa place dans la culture vidéo-ludique.