La fuite vers l'Ouest, lieu mythique de nature idyllique et promesse de liberté contre toutes les oppressions de la civilisation, cette même fuite qui provoque inéluctablement la destruction de ce qu'elle poursuit, un vieux thème de la littérature américaine dont on trouve un écho chez nous, chez Chateaubriand dans ses Mémoires d'outre-tombe :

... et les monuments des arts embelliront-ils mieux les bords de l'Ohio que les monuments de la nature ?

Sauf que la bande du très charismatique et idéaliste Dutch Van der Linde va en sens contraire — et bien malgré eux : vers l'est, vers la civilisation, là où on les attendra le moins, pensent-ils, après leur échec à Blackwater qui leur a mis les autorités aux trousses !

Poursuivis par l'Etat qui, en cette toute fin de XIXe siècle (nous sommes en 1899), entend bien faire triompher la civilisation — c'est-à-dire l'ordre — en mettant fin à l'anarchie qui règne dans le Far West ainsi qu'aux derniers foyers de résistances amérindiens.

L'ouest, de toutes façons, « même dans mes souvenirs, ce n'est plus si sauvage, la civilisation est arrivée partout » dira le bon vieux Arthur Morgan, as de la gâchette d'une quarantaine d'années, principal pilier de la bande à Dutch, et protagoniste qu'il nous est proposé d'incarner. Arthur touche par sa simplicité, sa loyauté infaillible envers Dutch, sa gentillesse et sa sensibilité qui sommeillent derrière le hors-la-loi, le tueur. S'il tolère cette vie, c'est en raison de la promesse de Dutch : trouver une terre, devenir fermiers, trouver la paix, loin de l'Oncle Sam, poursuivre les idéaux qui ont fondé les Etats-Unis à l'origine. Dutch et sa bande se distinguent par le code d'honneur qu'ils s'imposent. L'Etat, l'industrie, la modernité, sont perçus comme des excroissances diaboliques, ferments de corruption, venant enfermer les gens dans une vie sordide où l'individu ne survit qu'à condition de se soumettre aux patrons, aux banques, aux politiciens, aux flics. Ainsi le propos du jeu : lorsque les Etats-Unis sont devenus un Etat stable ayant imposé le contrôle de son territoire, il a trahi ses propres idéaux. This is a free country répètent souvent les figurants du jeu ; sauf que libre, ça veut aussi dire : à disposition...

Le scénario, les quêtes secondaires et d'autres éléments du jeu, notamment les journaux que l'on peut acheter en ville et qui racontent, selon le point de vue de l'ordre établi, les aventures de la trame principale tout en donnant des éléments historiques contextuels, insistent sur ce point. Construction des monopoles contre la petite propriété privée (les journaux vantent la formation de grands trusts tandis que, dans les quêtes, on apprend que tel héroïque investisseur acquière en réalité ses terres en pillant des fermiers afin de les pousser à revendre leurs possessions), collusions d'intérêts entre industriels, l'Etat et l'armée, notamment lorsqu'il s'agit d'exproprier des Amérindiens vivant sur des gisements de pétrole, misère rampante dans les grandes villes, répression des grèves... Il est également rappelé que ce pays s'est fondé sur le massacre des Amérindiens (encore le jeu nuance-t-il le rôle de l'armée et des hommes politiques : tout n'est pas tout noir), ce dont certains se félicitent : c'est le progrès de la civilisation, voire l'éradication d'une menace potentielle : le métissage, le jeu mettant en scène les théories scientifiques hygiénistes, eugénistes et racialistes fort à la mode à l'époque — d'ailleurs, tous les savants que l'on croise sont fous, comme l'inventeur de la chaise électrique, machine à donner l'amour en permettant au condamné à rejoindre le Paradis prétendument sans souffrances... Un pays qui est aussi fondé sur l'esclavage, et une guerre civile atroce dont on voit ci et là les traces dans le paysage. Il est également fait mention à quelques reprises de la guerre hispano-américaine de 1898, lourde de sens pour les Américains puisqu'elle symbolise la trahison des idéaux originels des Etats-Unis, ceux-ci devenant un Etat colonial avec l'annexion des Philippines et de colonies espagnoles dans les Caraïbes.

Tous ces éléments historiques, et bien d'autres encore, sont remarquablement mis en scène. L'immersion est très réussie, avec un propos qui ne se veut pas simplement didactique mais critique, politique, antimoderne, pestant contre la satisfaction assurée de la bourgeoisie triomphante de l'époque, sans non plus être grossier, lourdingue ou moralisateur. Le travail sur les voix et les langues est remarquable. On entend toutes sortes d'accents anglais (écossais, irlandais, british...), ou de l'anglais parlé avec un accent à couper au couteau par des Allemands (établis à Annesburg où une partie des placards sont écrits en allemand), des Français (à Saint-Denis, en Louisiane, où l'on est fièrement catholique et non pas « baptistes ou je ne sais quoi »), des Italiens ou des Espagnols. On entend aussi de l'espagnol, du français, de l'italien, de l'allemand et même du créole haïtien et du lakota. L'univers sonore est très bien réussi également, sans parler de la faune époustouflante par sa diversité : pas loin de 240 espèces représentées, entre les chevaux, les chiens, les chats, les rongeurs, les grands mammifères, les poissons, les oiseaux de tous gabarits, les reptiles et même les amphibiens. Le travail accompli est incroyable. La liste des acteurs pour les PNJ est longue comme le bras. Même les chansons que l'on entend par-ci par-là sont d'authentiques chansons d'époques tirées d'éditions modernes. Quant à la qualité du jeu d'acteur, il vaut mille fois mieux que bien des films américains...

Pour tous ces aspects, le jeu est incroyablement crédible et très fin, même très piquant, dans sa description de l'époque. J'ai bien aimé le moment où l'on construit une maison préfabriquée, invention qui allait faire florès, recouvrant les Etats-Unis de maisons conçues en séries, toutes identiques et sans personnalité...

Le monde dans lequel Morgan et ses amis pénètrent ne leur inspire que dégoût et malaise. La ville, avec ses usines, ça pue, ça grouille de monde. Les gens n'y sont pas nets, pas honnêtes, même si la loi les protègent. Les grands espaces et les bêtes sauvages manquent. Dutch et ses amis sentent qu'ils n'appartiennent plus à cette époque. Quelle issue, donc ? Morgan rêve de retourner dans l'Ouest, sans trop savoir si ce n'est qu'un rêve nostalgique ou quelque chose de possiblement tangible. Plus ou moins lucide, Dutch comprend que l'Amérique dont ils avaient tant rêvé n'existait plus et qu'ils n'auraient plus leur place ici, que partout où vont les trains, vont également la police, les chasseurs de prime et les agences de détectives. Or, les trains vont partout désormais. Alors quoi ? Tahiti, peut-être...

La bande cherche désespérément de l'argent pour partir et construire une nouvelle vie, mais ce n'est plus comme avant, rien ne marche, les plans sont de plus en plus foireux, élaborés avec l'énergie du désespoir. Dutch joue trouble, ses explications sont confuses. On ne sait s'il dévoile sa vraie personnalité ou s'il devient fou. Mais tout se casse la gueule et l'intrigue tire inéluctablement vers une fin tragique. La fin du jeu est particulièrement poignante, avec de vrais moments de poésie : Arthur a chopé la tuberculose après avoir tabassé un mauvais payeur infecté, il va mourir sous peu, alors il s'interroge sur le bien et le mal, sur sa propre vie, son rapport à Dieu — ici, il est fort agréable de voir les quêtes secondaires s'immiscer dans la trame principale. Si se révolter contre ce monde implique de faire tant de mal, alors peut-être vaut-il mieux accepter le monde tel qu'il est, « rempli de laideur mais avec quelques instants de beauté, comme la nature. »

Le jeu m'a d'ailleurs fait penser à l'excellent film Série noire, où le protagoniste, un pauvre type qui n'a rien d'un tueur, enchaîne également les crimes dans une tentative désespérée de trouver la liberté et la paix, loin d'une modernité sordide, aliénante et sans issue.

L'intrigue est grandiose, les personnages extrêmement bien campés et fascinants. Une grande épopée historique, pleine de nostalgie, très sévère avec l'histoire et ses personnages. Une grande œuvre d'histoire populaire aussi. J'aime beaucoup l'idée du carnet où Morgan dessine et raconte ses aventures. Si on prend le temps de le lire (c'est long !) on en apprend un peu plus sur les aventures qui précédaient le début du jeu et sur son jugement sur l'intrigue au fur et à mesure qu'elle se développe ou sur les personnages qu'il rencontre au cours des quêtes secondaires, lui qui n'est pas très loquace. Un petit détail bien trouvé qui ajoute de la profondeur au personnage et à l'intrigue.

Antrustion
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le 12 sept. 2024

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