Monkey Island... Voilà un nom qui parle au cœur de tout aventurier d'un certain âge ! J'ai découvert le jeu sur Atari ST en son temps, et si je ne lui dois pas mon amour immodéré et définitif pour le genre (ce mérite revient à Indy 3), il m'a fasciné par son secret, amusé pour son humour absurde et enthousiasmé avec son histoire de pirates assoiffés de grog et de pièces de huit. Lorsque j'ai redécouvert le jeu 10 ans plus tard sur PC, un tremblement de nostalgie s'est emparé de moi aux premières notes du thème, sur fond d'île de mêlée. Depuis, une vingtaine d'années supplémentaires m'ont dégringolée sur le coin de la gueule, rendant ces souvenirs, de plus en plus lointains, de plus en plus précieux. Alors, lorsque j'ai appris que Ron Gilbert travaillait sur un nouveau Monkey Island, c'est comme si un vieux fantasme devenait réalité : on allait enfin connaître le secret de l’île au singe, de big Whoop, du carnaval des damnées, loin des divagations laborieuses de l'épisode 3 et des errements grotesques du 4... Enfin, la vraie fin véritable (et authentique) de la trilogie ! Sauf que Ron Gilbert lui-même a rapidement douché ses fans aux aspirations passéistes (dont je faisais partie) : son nouveau Monkey Island prendrait bien en compte les suites. Et, effectivement, en lançant le jeu, on découvre un joli livre de souvenirs permettant aux joueurs de se remémorer les épisodes antérieurs et aux nouveaux venus de se mettre à la page. Return to Monkey Island ne sera donc pas le Monkey Island 3a tant rêvé, mais bien un sixième opus...
Et à quoi ressemble ce sixième opus ? Adieu le pixel art des 2 titres historiques et le style « dessin-animé » tant chéri du troisième (personne ne regrette la 3D du 4, étonnamment !) Les nouveaux graphismes auront pour ainsi dire un style stylisé : formes angulaires, perspective déformée, couleurs pétantes. Les premiers visuels ont d’ailleurs permis de découvrir, avec une certaine surprise, que le fan de Monkey Island était un con comme les autres. C’est une chose de ne pas apprécier une direction artistique, mais il faut voir le torrent de bêtises crasses, de méchancetés gratuites, et autres délires de meutes qui ont été déversé sur Ron Gilbert (via les commentaires de son blog, twitter...), comme si le bougre avait insulté la maman de chacun des mécontents. Ces fanatiques étaient à deux doigts de se crever les yeux devant l’outrage. Je n’étais moi-même pas très enthousiaste. Mais le fait est là : souris en main, on découvre un univers très agréable. Ça n’a rien d’un style bâclé ou terne, ça déborde de personnalité, de charme, de couleurs chatoyantes et de petites animations qui donnent vie à l’ensemble. Bref, c’est beau ! Après, on peut toujours regretter les pixels d’antan, mais, après tout, chaque Monkey Island disposait d’un style graphique propre et celui-ci a un cachet indéniable.
Pour l’habillage musical, on retrouve Michael Z. Land et consort ; du miel pour les oreilles donc, sur fond de rythmes caribéens. Je regrette juste l’absence de thèmes vraiment originaux. Je dirais que les 2/3 des musiques sont des reprises ou réorchestrations de thèmes connus, 1/3 des sonorités d’ambiance, et pour le dernier tiers, des morceaux inédits, ce qui fait peu (oui, ça donne 4/3. Un format classique pour les vieux jeux vidéos). Rien à redire sur les doublages de très bonne qualité, reprenant un casting déjà connu, en dépit de quelques désistements.
L’interface verse dans le minimalisme moderne : un clic gauche pour décrire ou commenter et un clic droit pour interagir de façon contextuelle. On peut s’étonner de l’emphase mis sur l’usage du clavier, qui nécessite quelques minutes d’adaptation. Par exemple, pour sauter les dialogues, il faut appuyer sur la touche « point ». Pour relire les dialogues précédents, la touche « virgule » est mise à contribution, la touche Tab sert à faire apparaître les éléments interactifs du décors… Dans le même ordre d’idée, j’avais tendance à appuyer sur le bouton central de la souris pour ouvrir l’inventaire (une habitude prise sur les Deponia, peut-être ?) , alors qu’il faut cliquer sur l’icône en bas à gauche de l’écran.
Après une courte séquence d’introduction qui fait office de tutoriel, le jeu commence tel Monkey 1, avec un Guybrush Threepwood débarquant sur l’île de Mêlée, en quête d’aventures. Et nous voilà donc parti pour explorer et résoudre quantité de puzzles aussi retors qu’hilarants ? Bon, pour aborder la question des puzzles, laissez moi d’abord enfiler ma tenue de vieux du Muppet Show. Car je vais râler : c’était mieux avant !! Il existe bien un mode « casual » et un mode « difficile » comme dans Monkey 2 et 3, mais il ne tient pas du tout ses promesses. Les énigmes sont si peu élaborées que j’ai longtemps cru avoir cliqué sur le mode « Casual » par erreur. Le jeu propose aussi une liste des objectifs en cours et un « livre d’indices » (en gros la soluce) intégré à l’inventaire. Une disgracieuse icône "sens interdit" empêche les combinaisons d'objets non prévues, ce qui limite les interactions et les commentaires rigolos. Terrifié à l’idée de causer plus de cinq minutes de réflexion, le jeu semble en permanence s’excuser de faire perdre son précieux temps aux joueurs avec ces fichues énigmes. A croire que, suite à une incantation vaudou, l’esprit de Ron a été possédé par son double maléfique, Le Dave Gilbert !
Alors, certes, les énigmes sont « logiques ». Mais quoi de plus ennuyeux ? Je vais vous dire ce qui est logique : le poids déprimant qu’affiche la balance après un été à s’envoyer des Magnum double-caramel, la facture du plombier, un torticolis suite à un courant d’air... Ouvrir une porte avec une clé, je peux le faire dans la vraie vie, et la vraie vie, comme démontré précédemment (voir figure 1b), c’est nul. Moi, je veux fabriquer ma clé avec une arête de poisson, un décapsuleur rouillé et un vieux chewing-gum ! J’ai du mal à comprendre les gens qui se félicitent de résoudre de mornes énigmes « logiques », tels des notaires rubiconds devant leur dernier bilan comptable, faisant claquer leurs bretelles sur leur ventre mou. C’est comme se réjouir de la mort de la fantaisie et de l’imagination. Où sont donc mes bananes sur métronome d’antan ? Constat d’autant plus décevant que les énigmes de Thimbleweed Park (le précédent jeu de Ron Gilbert) étaient d’un niveau très honnêtes et plutôt bien équilibrées.
Les trois premiers chapitres de Return to Monkey Island s’enchaînent donc de façon très linéaire, en résolvant des puzzles simplistes… A ce moment là de l’aventure, mon enthousiasme en avait déjà pris un coup, et je m’attendais à un jeu agréable mais anecdotique. Quand soudain… Twist ! Coup de théâtre ! Deus Ex Ron Gilberta ! Voilà le chapitre IV, qui se révèle beaucoup plus intéressant que les précédents. Le jeu s’ouvre enfin, se diversifie, les chaînes de puzzles deviennent plus complexes, et l’ensemble beaucoup moins linéaire. Les objets s’accumulent enfin dans l’inventaire. En vérité, les énigmes ne deviennent pas beaucoup plus difficiles, mais la possibilité de visiter plus de lieux, d’interagir avec plus d’objets et de poursuivre de nombreux objectifs à la fois, donne une impression de liberté accrue et rend l’aventure bien plus captivante. A lui seul, ce chapitre s’avère au moins aussi long que les trois premiers.
Et là, le vieux joueur constate une évidence. Si les 3 premiers chapitres du jeu singe (à trois têtes) la structure de Monkey Island 1, le chapitre IV, de son côté, calque la structure de Monkey 2. Les joueurs n’ayant pas apprécié le coté méta et auto-référencé de Thimbleweed Park risque d’être à nouveau chagrin devant ce retour sur l’île au singe : le jeu contient une bonne dose de retrouvailles, de références aux premiers opus, à certaines énigmes célèbres et au « méta » si cher à Ron Gilbert. Je reste évasif sur les détails de l’intrigue pour ne pas déflorer, mais ce retour fait un peu office de bilan. Pour un joueur novice, le jeu s’avère tout à fait abordable et compréhensible. Les enjeux sont évidents, l’histoire très simple, pleine de péripéties farfelues, et l’humour, toujours bien présents, saura charmer les nouveaux venus (même si le jeu manque un peu de séquences cultes, comme le cambriolage du manoir de Monkey 1 ou la danse des squelettes de Monkey 2)… On retrouve avec plaisir les répliques rigolotes, les séquences absurdes et les personnages loufoques propres à la série. Seules les dix dernières minutes risquent de perdre les jeunes mousses, tant elles s’adressent aux anciens pirates ayant mis les voiles sur l’île de Mêlée dès 1990.
Car avec Return to Monkey Island, Ron Gilbert et Dave Grossman signent une œuvre nostalgique, une réflexion douce-amère sur le temps qui passe. A ce titre, les dernières secondes du titre (juste avant le générique) constituent tout bonnement un trait de génie. Attention : rien de spectaculaire, pas plus qu’un vieux qui pend son chapeau dans un film d’Ozu, mais un instant de grâce suspendue, émouvant, qui couronne le jeu et les thèmes abordés. Sous les apparences d’un sixième opus prenant en compte l’héritage de ses prédécesseurs, Ron Gilbert apporte bel et bien la conclusion tant attendue à SA trilogie. En débutant l’aventure à la vigie de l’île de Mêlée comme en 1990, puis en reprenant des personnages familiers et des lieux emblématiques, en calquant la structure sur les deux premiers titres de la série ; enfin, en achevant le jeu de cette façon si particulière, Ron Gilbert et Dave Grossman dressent le bilan de 30 ans de souvenirs patinés par la nostalgie, d’espoirs nés dans l’enfance, lorsque nos yeux émerveillés et innocents découvraient les facéties de Guybrush Threepwood, jeune pirate lui aussi empli d’ambitions pour l’avenir.
Return to Monkey Island n’est sans doute pas le jeu rêvé et espéré par certains depuis tant d’années. Mais personne ne repasse par sa jeunesse, pas plus Ron Gilbert que nous même, et rien ne peut rivaliser avec un souvenir d’enfance. Un triste constat sans doute, mais d’une tristesse douce, diffuse, qui laisse au cœur du joueur auquel il s’adresse une pointe de mélancolie, dénuée d’amertume. Après ce Return to Monkey Island, si intelligemment conçu (mais trop léger dans ses puzzles !), il est peu probable que Ron Gilbert revienne un jour à la saga Monkey Island. Peut-être s’agit-il même d’un adieu au genre… Mais cet ultime tour de manège, ambitieux dans son propos, ne manque pas de courage, quand il aurait été si simple de se reposer dans le flou de ce qui aurait pu être, et le confort de sa propre légende.