La Darksoulisation de Tenchu ?
Depuis son annonce en 2017, Sekiro suscitait un grand paquet d'interrogations et d'attentes, particulièrement chez la frange hardcore des fans de From Software ; au fil du temps, on apprenait la disparition du stuff, du bouclier, mais aussi une toute nouvelle orientation basée sur l'infiltration, l'utilisation d'un grappin et les pouvoirs de shinobi. Après les réussites de Bloodborne et Dark Souls III, les fans (et moi le premier) se demandaient si From Software n'allait pas trahir son ADN.
Hé bien, on peut dire que non. Dès le départ, on est en terrain connu : on commence au fond d'un trou, et même si la cinématique de départ nous laisse entrevoir une narration moins cryptique que par le passé, les sensations manettes en main et la patte artistique toujours aussi léchée que d'habitude nous réconforte : on est bien sur du From Software, mais en version améliorée et quelque peu sous dopamine. Parce que si l'on avait trouvé que Bloodborne rendait la recette Dark Souls bien plus dynamique et fluide, que dire de ce Sekiro. On saute, s'accroche aux rebords, on virevolte dans tous les sens avec le grappin, on court à toute vitesse : fini les trois tonnes à la pesée de votre chevalier qui peine à avancer, on incarne bel et bien un shinobi, et From Software a mis les moyens de ses ambitions.
Ninja Théorie
Comme d'habitude avec From Software, le jeu brille par son gameplay, plus technique que jamais, et qui a deux facettes : le combat en face à face et l'infiltration. Directement inspiré de Tenchu (Sekiro devait en être une séquelle), le système d'infiltration n'a pas la prétention de réinventer la soupe, et a quelques défauts un peu gênants. Votre serviteur a plusieurs fois raté une élimination discrète, en pensant être assez proche pour placer un coup mortel, mais les distances d'activation étant trompeuses (surtout si l'ennemi se déplace), je me suis retrouvé quelques fois à foutre un coup dans le vent ou à frapper comme un imbécile le dos de mon ennemi, sans avoir activé l'élimination discrète.
L'intelligence artificielle n'est pas non plus au beau fixe, les ennemis étant souvent étrangement aveugles ou sourds, mais on peut aussi penser que c'est une volonté de From Software pour éviter de rendre le jeu beaucoup trop difficile. Mais ne vous méprenez pas, l'infiltration reste tout de même de qualité, et est essentielle au jeu, parce que oui, cette fois-ci, il faudra éviter le plus possible l'affrontement direct. Les ennemis, en face à face, sont plus redoutables que jamais, et n'imaginez pas pouvoir encaisser des dizaines de coups ; notre personnage n'a pas beaucoup de vie, et les ennemis frappent fort, très fort. Autant dire qu'il est quasiment impossible de se sortir d'un affrontement de groupe. Il n'est pas rare de mourir avec encore ses fioles de vie pleines dans l'inventaire, tellement les coups sont mortels. Vous serez forcé d'utiliser la discrétion et les arts shinobi au maximum, pour vous en tirer sans trop d'efforts.
Mais parfois il faudra aller à l'affrontement direct, que ce soit face à un boss ou parce que vous avez été découvert, et ne vous en faites pas, parce que c'est là tout le génie de Sekiro. Oubliez le bouclier, mais oubliez aussi dans une moindre mesure, l'esquive. Parce ce que si Loup, notre héros, est agile, il n'est pas friand de roulades et elles sont bien moins efficaces qu'avec un guerrier spécialisé armure légère de Dark Souls III. Il va falloir souvent préférer le saut, en arrière, en avant ou latéral, et surtout la parade, qui est le cœur du gameplay de Sekiro. Par chance, le timing a été ajusté, et il est désormais bien plus facile de parer les attaques d'un ennemi, ce qui vous donne un avantage énorme et essentiel dans Sekiro. From Software a pris la formule Dark Souls et l'a secoué dans tous les sens pour en faire une toute nouvelle cuisine, et parmi cette nouvelle recette on découvre une nouvelle barre que vous et les ennemis partagez : la barre de posture. Cette barre, une fois pleine, vous permettra de faire un coup mortel sur l'ennemi.
Pour descendre la barre de posture de l'ennemi, plusieurs choix s'offrent à vous : les obliger à parer vos coups, arriver à les frapper en dehors de leur garde, ou dévier leur attaque avec une parade. La dernière option est bien évidemment la plus efficace, mais aussi la plus difficile à mettre en œuvre. C'est aussi le coup de génie du jeu : face à certains boss, c'est un enchaînement de coups parés, déviés, dans tous les sens et à un rythme infernal, jusqu'à-ce qu'enfin la garde soit ouverte et que vous puissiez placer le coup fatal.
Genishiro et Isshin, je pense à vous. Ces deux boss sont probablement les combats de boss les plus épiques que j'ai eu dans ma vie de gamer, et m'ont donné de sacrés nuits de cauchemar.
Comme un bon vieux Kurosawa
Au final, ces nouvelles trouvailles de gameplay font de Sekiro un nouveau maître étalon du jeu solo. Plus dur que jamais, le nouveau bébé des développeurs les plus sadiques du monde va mettre à l'épreuve les nerfs de beaucoup de joueurs. Parce que si pour Dark Souls et Bloodborne, les plus incompétents ou fainéants pouvaient se rabattre sur le farm à outrance, ici, il n'en est plus question. Pour augmenter sa vie, il n'y a plus qu'un seul moyen : tuer des mini boss. Augmenter sa puissance d'attaque ? Tuer des vrais boss, les gros, les durs. L'argent que l'on récupère sur les ennemis ne sert qu'à acheter différents consommables, et les points de compétence à débloquer de nouvelles attaques de l'arbre de compétence de Loup, sans que cela ne donne un avantage vraiment décisif. Autant dire que pour un maniaque de la roulade et du combat en slip comme moi, Sekiro a été un vrai plaisir. Un plaisir rempli de douleur, de rage, de moments d'abattement, de doute, mais aussi la sensation de vraiment dépasser ses limites quand on bat ce boss qui nous fait barrage depuis 3 heures.
Parce ce que From Software a vraiment le plus réussi avec ce jeu, c'est le sentiment d'évolution : au fur et à mesure des essais contre un boss, on se rend compte qu'on comprend mieux ses mouvements, que ce coup que l'on pensait imparable a une faille, que ce petit moment d'hésitation qu'à l'ennemi à ce moment est exploitable, que sauter de ce côté peut vous sauver d'une mort certaine. Et ce, sans avoir eu à farmer des morts-vivants pour passer 10 niveau ou avoir amélioré votre épée avec 4 éclats de titanites trouvés grâce à gamefaq, non, juste en devenant meilleur, en comprenant son adversaire et en améliorant ses réflexes.
Malins comme des singes, From Software a pensé à sortir Sekiro juste avant la fin de l'ère Heisei, l'actuelle ère du japon. Sans doute que dans cette époque de célébration, Miyazaki a voulu marquer le coup. Là où Dark Souls III s'inspirait magnifiquement bien du Moyen Âge européen, et Bloodborne de l'ère Victorienne, Sekiro prend place dans l'ère Sengoku. Ici pas d'inspiration ou de références obscures, nous sommes bien dans notre monde, au Japon de la fin du XVIIe siècle. Bien évidemment, cela n'empêche pas la sorcellerie d'exister, tout comme les monstres et démons du folklore japonais. Une nouvelle fois, la patte artistique du développeur est à l'honneur, et semble atteindre des sommets : les environnements sont magnifiques, poétiques, enchanteurs. Le château d'Ashina, le principal hub de l'histoire, est une merveille de gamedesign, rappelant les meilleurs idées de Dark Souls 1, et certains niveaux font partie des plus beaux que je n'ai jamais vu dans un jeu : je pense notamment au Temple Sempo et au Mont Kongo.
Un assassinat dans les règles de l'art
Il y a eu un avant et un après Dark Souls, il y aura, je suis prêt à le parier, un avant et un après Sekiro. D'une part pour From Software, qui renouvelle sa formule tout en la faisant évoluer, et en atteignant des sommets. On retrouve la magie du gamedesign du premier Dark Souls, avec ce monde ouvert, remplis de danger aussi terribles les uns que les autres. Mais en plus de cela, on bénéficie d'une narration plus moderne, toujours aussi subtile et peu envahissante, et encore plus saisissante : le passage avec
le serpent géant
est un cas d'école et devrait être enseigné dans toutes les écoles de gamedesign et narrativedesign, tellement les mouvements de l'adversaire, la façon dont est pensée le niveau, nous fait ressentir la tension du moment, et nous fait comprendre où nous positionner pour nous en sortir, sans avoir besoin d'une fée stupide ou de gros marqueurs jaunes pour savoir quoi faire. Et si le jeu a bien évidemment des défauts, il est facile d'imaginer que, à la manière de Demon's Souls, ce ne soit que le premier d'une toute nouvelle lignée de jeux et que le meilleur reste encore à venir. Le principal point noir vient de la rejouabilité du jeu : parce que s'il est possible
de choisir entre deux voies à la fin
et qu'on est à peu près libre de nos mouvements dans le monde à un certain moment, le fait de jouer un shinobi avec une arme unique bride forcément la rejouabilité. Certains diront que la prothèse de votre bras, sur laquelle peut être fixée différentes armes (shuriken, dague empoisonnée...), peut amener une certaine variété de build. Si la prothèse équipée peut amener une différente approche dans les niveaux et face aux ennemis communs, les boss devront eux toujours s'affronter d'à peu près la même façon, à moins de vouloir à tout prix se mettre des bâtons dans les roues. Certaines prothèses étant à peu près obligatoire face à certains boss, d'ailleurs.
Oui le gros singe, je pense bien évidemment à toi et à ton amour des pétards.
Mais après tout, la vocation d'un bon jeu-vidéo n'est pas forcément d'avoir une rejouabilité à toute épreuve. Certains jeux adulés n'en ont strictement aucune, et Sekiro a la décence de proposer un new game +, ce qui est déjà un effort. De plus, il serait étonnant que vous ayez découvert tout ce que propose Sekiro dans un seul run.
From Software ne vous prend pas pour un con, ça a toujours été la force de cette boîte, et ça le reste encore aujourd'hui. Sekiro fait passer From Software au niveau supérieur, celui des très grands créateurs de jeu-vidéo.
Mais cette modernisation de la formule From Software devrait aussi inspirer les concurrents, qui jusque-là avaient été à peine bons à singer la formule Dark Souls en ne reprenant que sa difficulté et son système de mort, tout en gardant un gameplay similaire, lourdaud et peu intuitif (et souvent moins technique et réussi). Avec Sekiro, From Software prouve que leur savoir-faire est intact : dans un gamedesign de malade, dans une narration léchée, dans une ambiance inégalée, et un avec un gameplay renouvelé, sans trahir ses origines en restant toujours, voire plus, exigeant et technique.