Quand les images défilent trop vite, quand les jeux vidéo ne cessent d’être frénétiques, quand le trop plein de mécaniques efface le sens et fait sonner le tiroir-caisse, j’aime me retourner. Me retourner vers des expériences différentes, me retourner vers des jeux qui prennent leur temps, qui, lentement et avec application, établissent un programme esthétique, des jeux qui font vivre, même si cela signifie aller par-delà la mort.
Je sais que c’est ce qui m’attend devant Shadow of the Colossus, seconde œuvre de Fumito Ueda, artiste à l’origine d’Ico et plus récemment The last Guardian. Lorsque Wanda traverse l’imposant pont de pierre menant aux terres des colosses, lorsqu’enfin il dépose la dépouille de sa compagne sur l’autel de la résurrection, alors le jeu commence et c’est au joueur de déterminer comment faire vivre un monde d’images mortes. C’est autour de cela que tourne tout le propos de Shadow of the Colossus. Parfois qualifié de « vide », il est plutôt mort, d’entrée de jeu. La femme, déplorable enjeu narratif du jeu vidéo, est déjà morte. Le terrain de jeu, un open world avant l’heure, ne respire aucune vie et se retrouve loin des inévitables promesses des industriels contemporains nous vendant des espaces remplis, aux graphismes mirobolants de réalisme. La musique, elle aussi, est absente lors de ces grandes chevauchées obligatoires afin d’atteindre les colosses, seuls îlots de vie de ces terres désolées, qui constituent le seul objectif du joueur, dans l'oblogation de les condamner, de les réduire au silence des lieux.
Et bien qu’il en soit ainsi, nous autres les joueurs nous contenterons de sa princesse cadavérique, de ses contrées désertes, nous pouvons enfin nous remettre à ce à quoi le jeu vidéo nous avait habitué, assoir notre domination ! Notre hégémonie sur un espace virtuel, que nous conquérons en contaminant les déserts ludiques de meurtres acharnés !
C’est alors un duel féroce qui se lance, où la créature, majestueuse, impose sa taille à l’écran, au joueur et au personnage, tentant de profiter de son avantage naturel pour l’écraser, tandis que son adversaire, armé de son contrôleur, cherche comment faire fléchir le colosse, comment monter sur son dos, sa tête, sa queue, et finalement porter ces quelques coups d’épées jouissifs qui enfin le terrasseront. L’orchestre change alors de ton, l’épique fait place au lyrique et la mort contamine un peu plus l’espace.
Vient alors le moment où tous les colosses sont tombés, il est temps d’aller chercher la princesse. Or, nous sommes avides de spectacle, de sang et de sexe ; nous avons dépouillé notre propre espace de jeu et attendons fièrement notre récompense… A moins que l’artiste ne remette cette fois-ci les choses à leurs justes places. L’empirisme et le colonialisme se payent par l’autodestruction, le personnage devient monstre et se meurt… Avant de renaître, sous la forme de l’enfant à cornes, rappel d’Ico ; Fumito Ueda sublime son œuvre précédente avec élégance et transforme ses figures enfantines en enfants maudits, injustement coupables des crimes de leurs parents ; de véritables héros de tragédie antique, qui, rebelles, déjouent les codes et volent de justesse la fin heureuse à la société qui voulait les condamner.
Voilà mon voyage romantique et tragique au sein de Shadow of the Colossus, un jeu qui, par lenteur, abstraction, retenue et élégance, m’a tout simplement proposé une expérience surprenante au sein d’un paysage vidéoludique, qui, encore aujourd’hui, reste trop formaté. Face à cela, comment pardonner à une industrie qui oublie son propos, et qui, sous couvert de « neutralité », n’exprime que la norme ?