Disons que Super Mario Bros. est le premier jeu vidéo de ma vie (ce n'est pas vrai). Disons que j'ai six ans, gamin joufflu à la tignasse abondante, aux grands yeux irrésistibles à la Astro Boy (ça c'est vrai), et que mon père me met en face d'une NES avec ce jeu qui me présente nonchalamment son écran-titre. Bon, alors, le premier plan. C'est vide. Mon personnage est bien devant une colline mais je ne peux pas interagir avec. La première seconde de la partie me permet de faire le distinguo entre aire de jeu et décor. Mine de rien, c'est un peu la base.
Je continue à penser que c'est quand même vachement vide à droite. Donc je vais dans cette direction, histoire de combler ce néant obsédant. Nom d'une cornemuse, le décor avance en même temps que mon personnage, quelle est cette sorcellerie ? D'accord, ce n'est pas le premier jeu à proposer ce tour de force, mais c'était extrêmement rare à l'époque (septembre 1985, on le rappelle, j'étais même pas né). Généralement, on avait droit à une suite d'écrans immobiles et une douce routine s'installait tout naturellement. C'est complètement différent avec Mario puisqu'on découvre sans cesse la suite du niveau, ce qui éveille perpétuellement l'intérêt du joueur (combien de morts pour avoir couru comme un dératé dans le niveau sans voir venir une sale bestiole ?)
Bien sûr, tout cela je ne le sais pas puisqu'on a dit que j'avais 6 ans, mais c'est une expérience de pensée, faites un effort !
Donc je vais à droite. Il y a une créature qui ressemble vaguement à un champignon qui fonce vers moi ! Enfin qui marche. Mais elle fronce les sourcils, elle doit être très vénère ! Et comme je ne fais rien, je meurs. Pas grave, ce sont les dix premières secondes du jeu. Je recommence. Et tôt ou tard je vais appuyer sur cette putain de touche de saut et... ouf ! j'ai évité la chose. Juste à côté, il y a des blocs avec des points d'interrogation géants gravé dessus. Comme la seule interaction du jeu semble être le saut, est-ce qu'il ne faudrait pas... bingo ! Mais ça fait sortir un autre champignon dégueulasse qui glisse sur le sol comme un démon !
C'est quoi ce jeu d'horreur ?? Ah, la chose glisse dans l'autre sens, je vais la suivre de loin, ça me fout trop la gerbe. Elle se heurte a un tuyau et fait demi-tour... vers moi ! Au secours ! Ah oui, il faut sauter... mais je me cogne contre les briques à la con au-dessus de moi et je tombe pile sur le champignon... du coup Mario mute en une version géante et beau gosse (elle est tellement grosse, sa moustache !). Et l'enfant que je suis apprend ainsi que ces champignons-là sont une bonne chose. Ainsi que le dopage en général.
Bon, je ne vais pas vous refaire tout le jeu ainsi, mais je me devais de noter l'incroyable pédagogie dont fait preuve ce premier niveau (et les suivants, dans une moindre mesure) au level design qui confine à la pureté. C'est la ligne claire du jeu vidéo: chaque élément est à sa place pour une bonne raison, tout est équilibré, évident, harmonieux. Certains joueurs modernes pourraient pester en prétextant que l'expérience proposée est bien trop rudimentaire aujourd'hui, et que la série a fait beaucoup mieux par la suite.
C'est vrai, bien sûr. Ce premier Mario est encore un peu archaïque. Mais ce n'est pas dérangeant, à mon sens. C'est un jeu réduit à l'essentiel. Qui vous porte sur un flux extrêmement agréable. Il y a des tas de subtilités pour celui qui veut bien gratter la surface. Des micro-décisions à prendre en permanence, plusieurs chemins possibles dans cette soi-disant ligne droite. Des secrets qui forcent à l'exploration, la possibilité de se la jouer prudent ou au contraire speedruner sans que le jeu ne privilégie franchement une des deux options.
Venez comme vous êtes, Super Mario Bros. vous acceptera toujours. Au Royaume Champignon, tout le monde est invité à s'améliorer, à se dépasser et à s'énerver un peu aussi. Finalement, c'est cool d'être un petit garçon joufflu de 6 ans (en fait pas tant que ça, mais j'ai voulu une fin heureuse à mon histoire. Voilà c'est fait.) !