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Ce commentaire-promu-critique-promue-gros-machin-hétéroclite, rédigé à l'impromptu après lecture de la récente publication de StandingFierce sur GTA IV, porte spécifiquement sur le difficulty scaling ("échelonnement de la difficulté" corrigerait Jean d'Ormesson). Super Mario Bros. tient lieu ici de support à l'analyse sans en être l'objet privilégié.
Prolégomènes
Premier constat : l'échelonnement de la difficulté s'impose comme caractère indissociable du jeu vidéo là où la plupart des autres formes ludiques l'ignorent parfaitement. Un match de football ou une partie d'échec ne vouent pas leurs participants à un durcissement progressif des paramètres qui leur imposerait de redoubler constamment d'efforts : quoi de plus naturel en revanche que de constater qu'un jeu d'arcade nous met de plus en plus de bâtons dans les roues au fur et à mesure de son déroulement ? L'augmentation graduelle du niveau de maîtrise et de rigueur requis pour avancer constitue la forme la plus ancienne et courante de difficulty scaling : c'est une norme.
Rapidement les concepteurs ont cherché à raffiner les choses, en fait à les personnaliser. On nomme dynamic game difficulty balancing ou dynamic difficulty adjustment (parfois remédiation en bon français, DDA pour la suite du texte) le fait d'implémenter un algorithme permettant de modifier en temps réel les paramètres du jeu en fonction des performances du joueur. Illustrations :
- Condition : X headshots sont réalisés en X minutes. Conséquence -> l'IA accroît sa mobilité et sa capacité à toucher le joueur à distance.
- Condition : la barre de vie du joueur est au maximum alors que le compteur du jeu enregistre X neutralisations d'adversaires. Conséquence -> leur effectif augmente, ils acquièrent de nouveaux patterns ou utilisent plus fréquemment les plus dangereux.
Dans le jargon arcade le DDA porte le petit nom de rank. À la hausse ou à la baisse principalement selon le nombre de vie perdues, le rank servait surtout à s'assurer qu'un joueur un peu trop doué ou entraîné ne monopolise pas la borne sur quinze loops d'affilée.
Plus contemporain, l'emprunt par Jenova Chen à la psychologie positive de sa théorie du flow pour l'appliquer au jeu vidéo (objet d'une thèse), développe et précise les conditions de fabrication d'une expérience interactive adaptative et épanouissante pour tous. En principe.
Sauf l'intérêt porté aux travaux du prodigieux géniteur de Journey, je ne dissimule pas ma réticence profonde à valider pareil fondement de pensée pour ce qui est de concevoir une matrice ludique en règle générale. Au projet de trouver l'entre-deux subjectif de la personne à qui l'on s'adresse au moyen d'un DDA même ultra-raffiné, je préfère de loin celui de la hisser habilement au niveau souhaité, quel que soit ce niveau.
Avertissement : précisément parce qu'il ne constitue pas à mon sens un horizon plus souhaitable qu'un autre pour le jeu vidéo, le DDA n'est pas l'objet de ce travail. Idéalement mais pas toujours imperceptible – saviez-vous que Crash Bandicoot, Resident Evil 4 ou les simulations sportives d'EA étaient concernés ? –, il est par ailleurs l'objet d'études menées par divers groupes de recherche.
Au lecteur sur ce qui l'attend :
Première partie -> un peu d'opinion pour préparer tranquillement le terrain
Seconde partie -> l'analyse proprement dite pour en découdre plus sérieusement avec les concepts sous-jacents (et une jolie recette de presque-cuisine à la clé)
Partie I (doxa)
I - Les termes de la problématique
Au risque d'attenter (encore) au bien fondé d'une chose que l'ami SF semble assez souvent promouvoir, j'aurais tendance à me poser comme adversaire plus ou moins farouche des modes de difficulté dans les jeux. Au mieux j'y vois un moindre mal là où le "bien" pourrait être atteint par des voies moins artificielles et plus nuancées.
Il faut dire qu'en dépit d'années de lecture de presse spécialisée et d'exposition aux campagnes sophistiquées d'éditeurs enclins à segmenter leur marché à la truelle, je n'arrive toujours pas à distinguer entre les catégories supposées de joueurs suivant le degré d'habileté ou de familiarité avec le medium. Peut-être aussi que je m'y refuse. De se prétendre généralement "bon ou mauvais aux jeux vidéo" ne veut rien dire, quoiqu'on puisse devenir meilleur à tel jeu vidéo avec de la pratique aidée ou non par quelque prédisposition naturelle, mais la chose est vraie quel que soit le domaine considéré. Le jeu vidéo n'est pas une discipline ; Starcraft et Street Fighter en sont.
D'abord les modes de difficulté pèsent sur le développement même puisqu'il va typiquement s'agir de penser trois jeux au lieu d'un seul, or à ce petit jeu de gros raccourcis sont souvent pris. Raccourcis d'ordre numérique surtout : accroissement ou diminution de statistiques ici, recrudescence d'adversaires là, ajustement d'une poignée de colonnes et dans la mesure où les performances suivent et où la QA valide, c'est tout bon. On n'attendra pas de miracle d'une méthode aussi primaire mais de faire les choses autrement représenterait une lourde charge de travail supplémentaire.
Ensuite ce procédé de dif scaling (abrégeons) est parfois exploité à des fins discutables, en particulier pour introduire une rejouabilité sans enjeu voire superfétatoire à base de modes hard/very hard à débloquer en jouant d'abord avec les paramètres par défaut, ou encore d'incitation à se farcir tous les niveaux disponibles pour déverrouiller du contenu ou une récompense symbolique (trophées/succès).
Enfin, même dans les cas aussi rares qu'admirables où la chose est exemplairement exécutée, je ne laisse de penser qu'elle laisse à désirer ne serait-ce qu'en vertu d'un principe élémentaire d'économie et d'élégance. Donnez-moi toute l'expérience, une expérience qui est celle que vous avez pensée/voulue pour le joueur plutôt que de me mettre d'emblée pas face à un dilemme arbitraire et incertain où, bien souvent, l'orgueil ou la prudence décideront à ma place en l'absence d'éléments concrets pour trancher !
II - L'évidence échappe aux regards
Les enseignements de Nintendo n'auraient donc servi à rien ? Le prodige du jeu universel a pourtant démontré depuis belle lurette l'absurdité d'une segmentation – plus marketeuse et journalistique qu'autre chose – entre « hardcores» et « casus ».
Une boite dont le président même (feu Iwata) annonce franco que ses jeux sont tous pensés pour être abordés/compris/menés à leur terme sans avoir eu besoin d'ouvrir un quelconque manuel – profession de foi qui ne porte pas uniquement sur de la plateforme à l'assimilation aisée puisque Zelda, Fire Emblem, Advance Wars ou les Mario & Luigi sont concernés.
Une boite qui s'évertue à dissimuler ses tutoriels en les incorporant habilement dans le cours d'une aventure qui débute à la première seconde d'interactivité sans préalable lourdingue ni didactisme apparent.
Une boite enfin qui n’embarrasse qu'exceptionnellement ses jeux de multiples niveaux de difficulté du fait d'une culture qui la porte à privilégier cette expérience Une et universelle naturellement gratifiante pour tous, plus ou moins retorse mais qui donne à coup sûr les cartes pour s'en sortir à tous les stades d'avancement de la partie, progressivement, intuitivement et par la force d'une pédagogie extraordinaire. Or chacun sait que l'efficience d'un professeur réside dans sa finesse et ses façons bien autrement que dans le contenu de son discours... On y reviendra.
Un jeu a toute latitude pour réclamer le plus grand zèle au joueur sans pour autant restreindre son audience. S'il décide de ne pas mépriser l’intelligence qui cherche à l'aborder – soit par défiance hautaine (« prends ça dans la tronche et tais-toi » vocifèrent sèchement Battletoads, Magician Lord, Tomb Raider III et beaucoup d'autres issus de l'Antiquité vidéoludique), soit par condescendance doucereuse (« ça va, t'es à l'aise ? attends je déplie un peu le transat là, mais tout à l'heure je te chatouille hein, prépare-toi » susurrent la presque totalité des triple A contemporains) – alors ce jeu peut espérer contenter "tout le monde" (c'est un idéal) sans renoncer à la profondeur ludique recherchée quitte à servir en lieu et place un simulacre de défi édulcoré jusqu'à la moelle.
III - L'exception qui valide la thèse ?
Je vois bien un cas où l'implémentation d'une pluralité de modes de difficulté se justifie tout à fait : lorsque le passage de l'un à l'autre n'est pas seulement synonyme de challenge accru ou décru sur une base identique, qui n'est qu'une variation quantitative, mais que la différence se ressent qualitativement à travers une expérience de jeu vraiment nouvelle. Alors non seulement le recours aux modes gradués devient pertinent mais se révèle immédiatement l'intérêt de jouer a l'un et l'autre mode plutôt que de se contenter d'estimer son niveau de skill pour s'en tenir éternellement au pallier correspondant. On y reviendra aussi.
(NB : Dans une certaine mesure et selon le scrupule investi dans l'équilibrage, jouer sur les paramètres numériques impacte aussi la nature même de l’expérience du joueur c'est à dire la qualité particulière de son implication au jeu. Alors on peut parler d'excellent difficulty scaling modal complémentaire à l'approche universaliste façon Nintendo)
Exemple de variation qualitative : les modes avancés des Metal Gear Solid qui suppriment le radar, amenant le joueur à repenser ses logiques de progression tout en modifiant drastiquement son rapport à l'environnement, devenu plus immédiat et sensible. Une astuce simple pour déterminer si l’échelonnement de la difficulté abrite une vraie richesse ludique ou non consiste à revenir à un mode inférieur après avoir maîtrisé l'actuel. Si l'on y trouve toujours de quoi s'épanouir, l'examen est concluant. Le cas contraire s'appelle généralement l'ennui.
Une réserve sur la graduation qualitative : pourquoi dans ce cas ne pas carrément parler de modes de "jeu" plutôt que de "difficulté" même si le challenge relatif varie de l'un à l'autre ? Ainsi le joueur saurait tout de suite à quoi s'en tenir et éviterait de passer négligemment à côté d'une partie du potentiel du titre du fait d'une crainte a priori de se heurter à un mur infranchissable. Super Meat Boy a eu cette malice en dissimulant derrière chaque niveau une version hell totalement repensée : c'est intégré, structurellement engageant et facile d'accès.
Partie II (logos)
I - The makings of a perfect game
Bien. Switchons si vous le voulez bien cet article en mode hurt me plenty.
La figure suivante présente trois couples antinomiques.
Précisons tout d'abord le rapport qui peut exister entre hermétisme et complexité. Tout système de sens peut être source d'hermétisme : un alphabet, une langue, un ordinateur, une sémiologie, un champ social, un univers culturel, etc. La difficulté d'accéder à la compréhension d'un système de jeu ne fait pas exception mais il existe d'autres moyens pour un jeu de se montrer hermétique (par les symboles, la narration ou même du fait d'une communauté en ligne fermée).
Si, donc, une complexité systémique mal amenée (ou pas amenée du tout, voir Dark Souls) peut être source d'hermétisme dans un jeu, signalons qu'aucun hermétisme n'est insurmontable a priori ; il ne tient en effet qu'à vous de passer les 25 prochaines années de votre vie à sonder la Kabbale pour en extraire la substantifique Sagesse...
Que tout le monde ne soit pas disposé à étudier de fond en comble le manuel n&b de 41 pages de SHENZHEN I/O – joli parangon d'hermétisme vidéoludique de son état – permet peut-être effectivement de commencer à opérer une séparation entre gamers velus et timorés du clavier. À ceux qui voudraient me faire mentir, vous m'en voyez ravi.
Mais revenons à nos brebis universalistes. Richesse, profondeur, ouverture, élégance... comment donc Nintendo fait-il son coup ? Recette pour 100 millions de personnes. Ingrédients : un kilo de règles de jeu, un bon plan de vol, une bonne dose d'empathie (cognitive de préférence, émotionnelle si vous n'avez rien d'autre) et une pincée de génie pour transcender le plat.
1 - Choisissez l'accessibilité pour véhiculer vos saveurs ludiques. Accessible ne veut pas dire "tout public", justement ce que les distinctions faites tout à l'heure avaient vocation à montrer : Doom est accessible mais pas nécessairement adressé à toutes les tranches d'âge ni à toute les sensibilités. Bien plutôt l'accessibilité s'apparente à la familiarité ; aussi privilégiez les symboles communs, connus de tous (figures animales, objets du quotidien, imagerie populaire...).
L'argument scénaristique se voudra neutre et rudimentaire. Mieux, faites sans ! Supprimez toute velléité de raconter une histoire, allez droit au but et la teneur proprement ludique de votre plat parlera pour elle-même. Après tout Tetris n'a pas eu besoin de sa fusée terminale pour captiver ses millions d'adeptes.
2 - Ne craignez pas la complexité des systèmes, embrassez-là si vos ambitions vous y amènent, mais surtout décomposez leur apprentissage en séquences d'initiation successives en vous assurant que votre convive intègre parfaitement les savoirs inculqués. Pour cela une seule recommandation : observez l'impératif d'intégration pédagogique en mettant systématiquement à l’œuvre vos sessions didactiques en situation réelle à l'intérieur du cheminement. Vous ferez par ailleurs en sorte qu'il soit impossible de progresser sans avoir acquis la maîtrise de la mécanique (ou association de mécaniques : "saut + grappin" par exemple) introduite.
Évitez l'enseignement théorique, que ce soit par l'intermédiaire de texte ou à travers une "bulle temporelle" séparée du reste du jeu (le mode dédié est à proscrire). Ne pas hésiter à faire durer l'apprentissage aussi longtemps que désiré : il est toujours plaisant de se voir présenter un nouveau principe de jeu quand on pensait l'arsenal de compétences disponible au complet. Entre chaque nouvelle acquisition veillez cependant à exploiter au maximum le potentiel des aptitudes entérinées pour maintenir vif l'intérêt.
Astuce de préparation : la complexité est avantageusement amenée par le biais de repères universels. Fixez donc vos features systémiques sur des objets familiers dont le sens commun aide à véhiculer la fonction spécifique (« épée » implique « attaque », « bouclier » implique « défense » et ainsi de suite). L'intuition n'est pas différente d'un bon potager, elle s'aménage et se cultive !
3 - Si vous avez bien suivi les indications jusqu'ici vous devriez obtenir un joueur opérationnel quel que soit son niveau initial et sa culture vidéoludique, lentement et sûrement aguerri à tous les types d'obstacles que vous pourriez désormais placer sur son chemin. L'ultime verrou (aussi le plus fondamental si l'on parle de jeu), celui que représente une difficulté bloquante, devrait à présent sauter presque de lui-même.
Aussi n'hésitez plus, lâchez les chiens numériques ! Quand même votre convive choyé se ferait mordre la cuisse à quelques reprises, il ne doutera plus dès lors de sa capacité à déjouer leurs assauts, certitude qui deviendra le moteur infaillible de sa détermination à surmonter la difficulté quoiqu'il lui en coûte : du temps, une meilleure exécution ou la révision des tactiques employées. Vous serez parvenu à le hisser à la hauteur d'un authentique challenge vidéoludique, conséquent et intransigeant, qui le verra accomplir une série de tâches difficiles sans même avoir conscience du chemin parcouru pour en arriver là, puisque la formation aura été pour lui progressive et constamment plaisante.
C'est prêt !
La vertu cardinale du jeu vidéo, qui n'est autre que le perfectionnement de soi comme sujet qualifié, s'applique maintenant de façon optimale.
À vous à présent d'imaginer des obstacles stimulants et variés ; point de sauf-conduit ici, il va de soi que que rien ne remplace une idée originale en game design comme ailleurs. Mais n'ayez pas de scrupule à prendre exemple sur les grands chefs étoilés. Allez donc faire un tour chez la Team Meat pour y déguster la spécialité maison (pour un dîner seul ou accompagné) et "rétro-cuisiner" ce plat pour y retrouver quelques unes des ficelles présentées...
II - Pour un échelonnement souple et raffiné : une classification
Ici un panel de solutions pour échelonner la difficulté hors-DDA et accroissement progressif ordinaire.
1) l'échelonnement modal
De loin le plus courant aujourd'hui. Je ne m'attarderai pas sur son cas que je considère amplement traité dans les sections précédentes. Qu'il se présente trivialement quantitatif (sauf le respect dû à Diablo III) ou plus noblement qualitatif, banal à en mourir ou adepte du questionnaire personnalisé, on dira que son compte est réglé.
Passons aux formes plus exotiques.
2) l'échelonnement structurel
Lorsqu'un jeu consent à élaborer la structure même de son déroulement à partir (notamment) du critère de difficulté, le résultat s'apparente souvent à un réseau de segments plus ou moins revêches parmi lesquels le joueur aura à choisir, soit tout à fait librement (ou encore), soit avec une marge limitée à travers un cheminement semi-linéaire pouvant prendre la forme d'une arborescence de niveaux. Deux fameux représentants de cette école :
-> La série Darius (ici Darius II). Plus on monte, plus les choses se compliquent, à chacun de découvrir empiriquement sa route idéale.
-> La série OutRun avec un principe similaire.
Le grand atout de l'échelonnement structurel est sans conteste son caractère intégré. L'inconvénient majeur, arguerait peut-être un développeur avisé, est un coût de production supérieur à la moyenne (ou une faible durée de vie nominale, c'est au choix) sans assurance que le joueur profite de l'intégralité du contenu proposé du fait de la divergence des parcours inévitablement induite... sauf cas strictement successifs tels que le new game + et les loops récurrents en arcade, autres approches jouant sur la structure (par simple duplication).
3) l'échelonnement spécifique
Unique en ce sens qu'il s'applique en particulier à tel type de jeu plutôt qu'à d'autres.
Il convient d'abord d'établir que l'ensemble du propos de cet article concerne au premier chef une catégorie de jeux mêlant structure progressive et systèmes émergents. Notez bien que, de Donkey Kong à Deus Ex, l'immense majorité des jeux vidéo appartiennent à ce groupe extrêmement large, aussi, à cet égard au moins, l'attention du lecteur jusqu'ici n'aura pas été vaine !
Mais pour les autres ? Quoi faire pour étager la difficulté en présence d'émergence pure (League of Legends, un round de Street Fighter, Hearthstone) ou de progression seule (Grim Fandango, Heavy Rain, Beatmania) ? On voit que, sauf à les croiser l'un et l'autre même dans des proportions très déséquilibrées, il va s'avérer compliqué d'instiller quelque échelonnement structurel (progressif par nature) dans LoL ou réciproquement d'utiliser la voie modale (liée aux systèmes émergents) pour Grim Fandango.
-> Pour le cas émergent (dont le représentant par excellence est le jeu de stratégie) je ne citerai que deux méthodes d'échelonnement spécifique. Le matchmaking, valant pour toute matrice compétitive imaginable (stratégie, action et leurs innombrables croisements). Et les donjons instanciés, en quelque sorte équivalent coopératif du premier.
-> Pour le cas progressif (représentant par excellence : jeu d'aventure) c'est assez vite vu : le seul véritable moyen d'établir différents paliers de difficulté (modes) dans un jeu d'aventure consiste à s'adonner à la méthode de la réécriture (sous entendu celle des énigmes). Le cas est exceptionnel et pour cause, il suppose fatalement de développer du contenu supplémentaire. De fait il est impossible ici de bidouiller trois colonnes de chiffres pour espérer durcir la situation du joueur, l'avantage étant que la variation sera nécessairement qualitative : tester tous les modes aura son intérêt.
Je ne connais à vrai dire qu'un seul cas de réécriture (éclairage éventuel de lanterne apprécié). Non seulement l'individu en question est un membre de la grande famille "métisse" évoquée plus haut mais il offre précisément au joueur un découplage de l'échelonnement de sa difficulté – luxe rarissime – entre composantes progressive (réécriture) et émergente (accroissement numérique simple) ; je veux parler de Silent Hill 2.
4) l'échelonnement paramétrique
Il s'agit cette fois d'accorder au joueur la possibilité de configurer sa partie pour impacter directement sur la difficulté, mais localement à partir de paramètres spécifiques.
Ce type d'échelonnement, sans aucun doute celui qui s'en remet le plus à la discrétion du joueur, apparaît classiquement à l'ère des supports de troisième et quatrième générations (8/16 bits) à travers les adaptations de succès d'arcade dont on se dit que le nouveau statut domestique justifie bien quelques concessions au modèle économique d'origine. D'où par exemple l'option de sélection du nombre de vies (3, 5 ou 7 dans Contra III) et/ou de continues. Initiative insuffisante pour une intention louable.
Voilà du reste une autre solution prisée pour équilibrer (ou simplement pimenter) les joutes de disciplines compétitives variées ; songeons au réglage du timer dans les jeux de combat, aux facteurs innombrables à déterminer avant une bataille sur Worms Armageddon ou même à toute forme de handicap assumé par un joueur au niveau de jeu a priori nettement supérieur à celui de son adversaire (en l'absence de matchmaking donc).
Notons que de recourir au paramétrage n'empêche nullement de pratiquer en même temps un découpage modal classique, comme le font Contra III déjà indiqué, Halo à compter du deuxième volet (les crânes disséminés), Invisible Inc. ou le récent Thief. (D'une manière générale les différents types d'échelonnement présentés sont presque tous compatibles entre eux.)
Mais là où Halo et Thief ne récompensent les plus téméraires que par un gain de points sans autre finalité que la gloire des leaderboards (comme n'importe quel achievement), d'autres font un usage plus malin du procédé. C'est aux américains du studio Supergiant Games (Bastion, Transistor) que revient la palme du meilleur système de dif scaling paramétrable vu dans un jeu solo.
Leur méthode, fort simple, consiste à égrainer tout au long du cheminement (comme autant de "prix") des options activables/désactivables à tout moment, cumulables sans contrainte et rehaussant le challenge d'un tas de manières différentes contre un gain accru d'argent et de points d'expérience. Buff sur les adversaires, effets assez divers, c'est souvent inventif et l'on est réellement tenté de chercher sa limite simplement par appât du gain.
Bilan rapide : l'échelonnement paramétrique confère au joueur une marge de manœuvre pour personnaliser son expérience et le degré de difficulté associé, mais au prix éventuel d'un surcroît d'hermétisme pas particulièrement souhaitable m'est avis. Quoiqu'il en soit et sauf intégration méticuleuse (cas Supergiant), je reste un tenant du game designer-roi, seul maître d'une expérience qu'il aura réglé d'après une vision forte et assurée.
5) l'échelonnement par assistance
Où il n'est pas question d'influer comme précédemment sur les paramètres ou la structure du jeu mais tout juste sur le niveau d'assistance (ponctuelle ou permanente mais toujours facultative) du joueur au cours de la partie.
Convoquons pour l'exemple le valeureux Sphérier de Final Fantasy X. Quelle que soit la version sélectionnée en début de jeu le contenu de la grille lui-même ne change pas (à quelques cases vides près) mais son agencement s'en trouve chamboulé. Dans un cas le joueur est amené plus naturellement à maximiser le potentiel des personnages en rapport avec leurs rôles en combat, dans l'autre le réseau de nœuds est désorganisé et il lui incombe de déterminer plus scrupuleusement ses itinéraires.
Parmi les modèles communs de "direction assistée" rencontrés ici ou là on peut citer en vrac l'assistance à la visée/suppression du réticule (shooter, aussi du paramétrage), la mise en surbrillance des points d'intérêt utiles ou la dispensation d'indices (aventure), les assistances au pilotage (course), le Super Guide de Nintendo (plateforme) et tout type de "backtracking temporel".
6) l'échelonnement symbolique
Celui-ci, particulièrement détourné et donc plus indirect et incertain que les autres, consiste à entraîner le joueur dans une voie plus difficile qu'une autre simplement en jouant sur des caractères symboliques, esthétiques ou diégétiques. Tout un art !
Illustration : Je joue un barbare sanguinaire, rôle revendiqué et assumé. J'accepte une quête qui implique d'aller dérober un objet magique à l'intérieur d'une école de magiciens puissants dont l'agression frontale équivaudrait plus ou moins à un suicide. Un autre héros jouerait peut-être l'infiltration, la négociation ou le renforcement magique, ce que ma condition ne me permet pas : j'ai le build qui convient au féroce guerrier que je suis et surtout la ferme intention de tenir mon rang (roleplay oblige). Conséquence : je fonce dans le tas et j'en chie des briques.
En tant que game designer je peux décider d'installer le long du cheminement une quête particulièrement ardue pour chaque classe disponible, alors la combine fonctionnera pour peu que le joueur ait investi sans réserve la classe en question plutôt que versé dans la polyvalence (auquel cas le dilemme ludo-narratif ponctuel lui sera peut-être épargné au prix d'une aventure légèrement plus délicate à négocier dans son ensemble : "jack of all trades, master of none").
Exemple caricatural mis de côté, rien n'empêche de jouer la subtilité. J'aime assez par exemple les faux archétypes de Hidetaka Miyazaki : de porter son choix sur la classe défavorisée par pure bravade devra être assumé une fois lancé dans l'aventure nu et doté de caractéristiques dérisoires.
Cette approche non orthodoxe du dif scaling n'est pourtant pas réservée au seul jeu de rôle, loin s'en faut. Tout élément porteur de sens peut servir à susciter tel ou tel comportement de la part du joueur. Dan est la honte du roster de Street Fighter ? N'importe, j'aime les grandes gueules et les kimonos roses, tant pis pour les tournois ! On me met dans la peau d'un ninja, d'un espion, d'un assassin ? Jouons le jeu à fond et tentons le no kill/no alert (quand bien même que je gagnerais un temps fou à rusher vers l'objectif). Un flic intègre entre les doigts ? Gaffe à éviter les dégâts collatéraux, et n'oublions pas le code de la route... Bref, pas de limite aux inflexions comportementales qu'un choix apparemment sans lien avec le jeu entendu comme set de règles peut induire.
Bien. Avec cette méthode du "chemin karmique" je viens à bout de cette classification indicative, probablement incomplète mais voulue surtout indicative.
Bilans et conclusion personnelle
• L'échelonnement de la difficulté est utilisé en permanence pour tous types de jeux numériques notamment à travers l'usage de plus en plus commun de routines DDA.
• La généralisation des modes de difficulté est une apparence de démocratisation du jeu vidéo traditionnel apte à dissimuler la vacuité d'un game design aucunement réfléchi pour former intelligemment son sujet (quel qu'il soit).
• Nintendo – et très largement Miyamoto – l'avait compris avant les autres et applique depuis toujours une véritable recette ludique œcuménique s'appuyant sur un habile dosage entre accessibilité, complexité et difficulté.
• La trinité easy/medium/hard reste une solution viable au problème du difficulty scaling à condition d'y réfléchir en amont du développement plutôt que de s'en tenir à modifier quelques lignes de code a posteriori.
• Nombreuses sont cependant les méthodes alternatives à même d'assouplir avantageusement l'expérience de jeu suivant son type, son scope et ses objectifs.
À présent, un constat. Tomb Raider, Mario 64, Ico, Journey et The Witness ont en commun d'être quasiment exempts de la moindre trace de difficulty scaling sous quelque forme que ce soit. Au point que même le plus élémentaire qui se puisse concevoir, à savoir la courbe graduelle vers un challenge plus consistant, s'y trouve extrêmement ténu – c'est tout juste si le dernier tour de piste se révèle un peu plus corsé comme pour annoncer le dernier coup de gong avant la clôture.
Ces titres ont de surcroît en commun d'avoir su en leur temps s'adresser à une frange inédite de joueurs sans pour autant admettre la plus petite concession à l'impératif mercantile du "tout public" : chacun porte un discours ludique précis qu'il délivre intègre, avec ses aspérités, sa rudesse, son hermétisme aussi parfois. Comment cinq des plus grands jeux au monde réussissent-ils à s'affranchir presque totalement d'une constante aussi fondamentale que celle-ci ? Chacun aura sa réponse, la mienne porte un nom : le qualitatif.
Par construction même l'échelonnement de la difficulté embarque une conception quantitative de son objet : l'idée est d'accroître progressivement – par paliers – la quantité de difficulté à laquelle sera confronté le joueur. Bon. J'aimerais maintenant faire valoir la richesse d'une interprétation qualitative de la même notion. Il me semble que la meilleure preuve du caractère foncièrement qualitatif attaché à l'effort de jeu est la capacité d'un joueur à distinguer entre une difficulté bonne et mauvaise : en disant ça l'on quitte déjà l'ordre quantitatif.
Je dirai qu'un challenge est sain ou stimulant dans la mesure où je conçois clairement le moyen nécessaire pour le surmonter et que je crois pouvoir le mettre efficacement en œuvre, peu importe alors le temps investi ou le nombre de revers essuyés (cf. la "recette" élaborée tout à l'heure). Je le tiendrai au contraire pour pernicieux ou frustrant dans le cas où je discerne mal ce moyen ou que je ne maîtrise pas les circonstances entraînant l'échec (une partie sur le classique maudit Weird Dreams s'avérera à ce propos plus parlante que n'importe quel discours). Mais cela ne suffit pas.
Lorsque je m'évertue à prendre le dessus sur un boss récalcitrant ou que je retourne dans tous les sens un casse-tête inextricable pour essayer d'en venir à bout, que se passe-t-il ? Il est certain que je ne me représente pas perché quelque part entre 1 et 10 sur l'échelle du challenge universel ; plutôt je me vis concrètement engagé dans une problématique particulière irréductible aux quantités qui la déterminent (nombre de PV du boss, configuration arithmétique du puzzle ou autre). J'agis, je raisonne, j'itère, j'invente, je déploie des ressources originales mais en aucun cas je ne transite d'un cran à l'autre sur le spectre de mes facultés.
Plutôt que d'ajuster numériquement telle ou telle variable pour espérer modifier l'intensité du labeur à accomplir par une entité d'ailleurs indéterminée à ce stade (une personne ? un bot ? la question est secondaire), les inspirés susmentionnés préfèrent s'en remettre directement à la source cognitive à laquelle ils ambitionnent de puiser, non pas gratuitement en guise de distraction interchangeable, mais pour la faire fructifier, non pas plus ou moins mais d'une certaine manière.
Je doute que personne soit jamais allé aussi loin dans cette voie que Jonathan Blow.
Est-ce que mon idéal se passe d'échelonnement ? Non. Je n'ai pas d'idéal. Mais lorsqu'un bâtisseur fou me propulse sans simagrées sur un parcours d'obstacles tel qu'il me force à quitter mes schèmes éculés pour inventer des solutions d'un genre inconnu de celui que j'étais en arrivant, je peux lui assurer sans sourciller une reconnaissance à vie. Or qu'il s'agisse d'être le captif d'un pareil dédale ou son architecte, ma conjecture est qu'il n'y a pas de plus grande difficulté. Et pas de plus fructueuse non plus.
(version PDF : https://www.fichier-pdf.fr/2019/01/19/easy-does-it--hard-does-it-better---la-flexibilite-du-jeu/easy-does-it--hard-does-it-better---la-flexibilite-du-jeu.pdf )