Les jeux de Fumito Ueda convoquent je crois une structure narrative commune, simple et universelle, que j'expose ici avant d'en développer le sens propre à l'auteur.


Ⅰ - L'interdit


Ⅱ - Le sacré profané


Ⅲ - La malédiction


Ⅳ - Le lien salvateur


(mieux vaut déjà connaître Ico et Shadow of the Colossus avant de poursuivre ; j'essaie d'éviter les révélations en ce qui concerne The Last Guardian)



L'interdit est un dogme. Jamais simple institution chez Ueda, il revêt un caractère d'altérité objective qui rend compte du caractère fantastique des récits : l'être transcendant – implacable, orgueilleux, dénué d'histoire ou d'origine – se manifeste aux hommes dont il exige une absolue soumission à ses commandements millénaires. Eux craignent, se terrent en communautés pusillanimes et observent ces préceptes sans âge quitte à bannir l'un des leurs s'il y contrevient, délibérément ou non, pour le bien commun.


Dans la répartition symbolique des différents constituants du jeu, l'interdit est très clairement dévolu chez Ueda au level/world design. D'une architecture sur-humaine dont le gigantisme n'égale que la solennelle beauté, on garde longtemps l'impression d'une Olympe vacante et délabrée. Les ruines froides ne reflètent aucun passé, ici la vie n'a pas infusé, les foyers n'en sont pas ni n'abritent quoique ce soit de fonctionnel pour l'activité humaine. Le lieu n'existe que pour et par lui-même, comme garant de sa propre prééminence divine. Ni habitation, ni temple, l'édifice chez Ueda exhale une présence pétrifiée : c'est le dogme personnifié.


Ainsi la reine de la forteresse d'Ico, encore individuelle et incarnée en quelque manière, n'a plus qu'à disparaître au profit de l'éthéréen Dormin habitant le sanctuaire de Shadow of the Colossus, lui-même supplanté dans le jeu suivant par une entité plus impersonnelle et ubiquiste encore dont je tairai ici la nature.


Les niveaux explorés seront donc immenses, vides et figés, marques d'un hiératisme immuable qui en vient à se passer de rituel comme pour se prémunir du mouvement de trop, source inopportune de chaleur et de contact. On comprend comment le cinematic platformer, genre vertigineux cultivant depuis toujours le macro-puzzle à l'échelle du niveau, est devenu le domaine privilégié de Ueda où il a loisir de déposer ses personnages à l'intérieur de bâtisses plus imposantes que de raison pour noyer un joueur qui se sent d'abord minuscule et impuissant – interdit précisément face aux structures pierreuses elles-mêmes muettes.



La profanation est la geste du héros uédien dont elle caractérise la progression à travers le jeu. Exilé de sa propre initiative ou expulsé du sein de la collectivité, il se voue instinctivement à la quête iconoclaste que son tempérament fougueux lui enjoint autant que des circonstances qu'il n'a pas choisies. Aussi la dynamique d'exploration consistera en une ascension éperdue de structures disproportionnées où le personnage ne semble jamais à sa place, qui ne sont pas à son échelle et dont il lui faudra pour continuer mettre à profit la moindre aspérité.


Fouler lestement ce sol sacré constitue la défiance permanente adressée au dieu enclavé dans chaque pierre, à laquelle s'ajoute une série d'énigmes impliquant le plus souvent la destruction ou le dérangement de ce qui n'avait pas vocation à l'être, à commencer par l'appareil coercitif supposé restreindre les mouvements du personnage pour le maintenir à sa place (la cage brisée tient lieu de motif récurrent dès le début d'Ico et jusqu'à The Last Guardian dont il occupe l'une des plus extraordinaires séquences).


Songeons d'ailleurs à l'obtention de l'épée par Ico qui réactive le thème de l'emprisonnement outre qu'elle soit utilisée pour déjouer et saboter les mécanismes du château, aux symboles sur vitraux dans TLG ou encore, cas sans doute le plus emblématique et déchirant, aux colosses du deuxième opus de Ueda où l'esprit du lieu incite et assiste singulièrement le profane plutôt qu'il ne le combat.



La malédiction est un sceau, une marque physique portée par les protagonistes comme pour attester que la puissance mystique bafouée prend acte de leur insurrection et entend mettre tout en œuvre pour l'empêcher ou les garder sous son contrôle (cf. la séquence finale de SotC et Wanda englué de ténèbres). La malédiction a donc à voir chez Ueda aux combats, plus généralement aux scènes frappées de tumulte et versant dans l'action.


Ico porte des cornes de naissance.


L'enfant, se réveillant près de Trico, découvre son corps couvert de glyphes tatoués.


L'apparence de Wanda se modifie au fur et à mesure de ses rencontres mouvementées, assombrissant le personnage d'une façon qui dénote une souillure plus profonde que celle du simple contact avec la matière. L'ultime transformation écarte le doute qui pouvait subsister.


À l’œuvre sacrilège du héros répond donc le courroux du dieu sclérosé d'une inertie qui rend ses efforts ponctuels et relativement négligeables (les ombres ne peuvent rien contre Ico tandis que les armures gardant le "nid" de TLG s'avèrent rigides et malhabiles) : aussi les combats n'auront jamais la part belle dans l'économie de l'aventure dont l'obstacle le plus sûr reste le lieu même – rien moins qu'une manifestation monolithique de la déité.



Enfin le lien est d'une importance capitale puisqu'il donne à la fois son sens au jeu et sa résolution au récit. Il détermine l'intégralité du game design et pratiquement jusqu'à la moindre action entreprise par le joueur : on trouve là le véritable propos ludique engagé dans toute l’œuvre d'Ueda.


Une distinction peut être faite à titre indicatif avec Jenova Chen dont l'intention de fabriquer les conditions propices à l'émergence d'une forme de communication interpersonnelle a relativement peu en commun avec le projet d'établissement d'un lien entre humain et IA ici questionné. De même la valeur morale et instrumentale distribuée aux PNJ d'un Dark Souls et le dilemme qui en résulte chez le joueur installé dans un rôle répondent encore à une autre visée. Pour ne rien dire de Lorne Lanning avec sa conception d'autrui comme ressource vivante et périssable ! Les notions diffèrent, les jeux et leurs fondements philosophiques aussi.


Comme dans Journey cependant le contact s'opère chez Ueda sur un mode supra-verbal et spontané, ce dont attestent à chaque instant les rapports noués entre Ico et Yorda, l'enfant et Trico, Wanda et Agro, Wanda et les colosses. Le dernier cas n'a pas en réalité à surprendre : au même titre que Yorda et Trico prouvent que des êtres surnaturels incapables a priori de reconnaître en l'homme cet autre digne de considération y daignent en fait avec tout le naturel du monde, chaque colosse d'abord envisagé comme menace aveugle existe aux yeux de Wanda dès son apparition comme une entité vive et sensible dont le sacrifice constitue le prix de son âme. L'unique différence réside dans les motivations et l'intérêt personnel de l'aventurier, favorables à l'entraide dans un cas, conduisant à l'affrontement inéluctable dans l'autre.


Mais toujours prévaut cette nécessité de comprendre l'autre, de l'inclure, de raisonner et d'agir suivant sa constitution, ses inclinations, ses remous, de penser pour et avec lui sous peine de se heurter au mur forcément crispant du blocage le plus idiot, celui du solitaire. Ico n'a d'autre choix que d'appréhender chaque étape de sa progression aussi en fonction de sa compagne de fortune, ce qui ne paraît bientôt plus au joueur une contrainte artificielle mais le plus naturel des automatismes. Plus récalcitrant qu'Agro, déjà fort d'un certain caractère, Trico vaque à ses caprices et obtempère difficilement mais y vient toujours en définitive, souvent sans exhortation de la part du joueur.


Comme déjà précisé dans la table des matières succincte de cette critique, chez Ueda le lien sauve. On le traduit bien-sûr par une interdépendance marquée au point de vue mécanique (Yorda et les portails, l'allonge du bond de Trico, le gallop d'Agro) mais plus significatives sont les situations particulières requérant du joueur la conscience permanente d'une relation fusionnelle avec son partenaire. Encore un peu souligné dans le premier jeu, cet impératif se fait plus intangible dans Colossus dont plusieurs des grands duels supposent l'emploi judicieux de la monture de Wanda.


Plus belle et audacieuse encore, l'idée d'utiliser Trico comme plate-forme ambulante et polyvalente (puisqu'elle permet différents niveaux d'accès à partir du dos, de la tête, de la tête une fois la bête dressée sur ses pattes arrière et de la queue pour les étages inférieurs) suffisait en soi à renouveler brillamment la manière d'envisager l'exploration d'un jeu de plateforme non sans lui conférer un certain sens poétique – ce qu'avait déjà accompli le jeu précédent au moyen de boss-level mobiles sidérants d’ingéniosité et non moins gesticulants que le gigantesque mammifère du nid.


Mais TLG est aussi l'objet d'un subtil décentrement, à partir d'un point de vue global qui incitait à apprendre la mécanique d'ensemble d'un niveau à force de grimpette, d'inspection scrupuleuse et de travellings-caméra dosés, vers celui plus resserré d'un problème particulier, concret, unique, ancré dans l'espace et le temps d'un nouveau développement relationnel entre les deux êtres. Prosaïquement, ça signifie un léger recul de l'exploration au profit d'énigmes successives et d'un apparent regain de linéarité. Comment exprimer ceci dit, sans excès d'emphase ou de divulgation, le formidable profit que tire le jeu de ce choix si perspicace... Contentons-nous de poser que jamais le voyage n'aura été si divers d'occurrences précieuses pour l'intellect allié à la sensibilité, se concertant et dialoguant en permanence dans l'espoir de protéger la vie chancelante.


Le lien sauve chez Ueda parce qu'il est toujours l'ultime refuge de l'intelligence relationnelle, celle qui ouvre à l'initiative, à la collaboration, à l'entraide vitale au sein d'un monde perclus et empesé. Ici l'on combat le lieu où l'on est jeté dans sa fabuleuse inertie et son impénétrable complexité, dans toute sa dimension grandiose. Face à cette force inamovible seule vainc la fragilité d'un sentiment : c'est l'histoire contée encore et encore par l'entremise sans cesse réinventée d'un jeu vidéo miraculeux.



Dogme, profanation, malédiction. Cette succession et beaucoup de ce que j'ai écrit m'évoquent le Seppuku de Masaki Kobayashi, quoique la malédiction ne soit là que symbolique, socialement administrée et qu'aucun rapprochement inopiné ne vienne extirper les hommes de l'infernal rouage où le cours des choses les a précipités. C'est pourtant un sens de l'élégance, de l'humanisme, du contraste esthétique...


The Last Guardian peut bien être le chef-d’œuvre d'Ueda en ce qu'il porte le thème du lien plus haut qu'aucun autre (de ses) jeu(x). Si j'aurais pu à chaque section avancer mille exemples en décrivant la finesse et l'attention maladive dont fait toujours preuve le game designer pour susciter une émotion conquise au travers d'un problème d'ailleurs contourné plutôt que résolu, l'envie qui m'étreint maintenant serait de recenser l'une après l'autre chacune des idées désarmantes d'évidence – pourtant si rares à l'échelle du médium – saupoudrées au fil d'une aventure au souffle incomparable, celle qui unit un garçonnet chétif et une imposante créature dans le plus beau décor qu'une télévision HD ait jamais affiché. Je n'y cède pas !

Dunslim
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le 19 déc. 2016

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