Après un premier épisode remarqué, les lapins s'étaient englués dans un conformisme pour le moins décevant. Deux autres party-game passent, à la médiocrité étrangement peu soulignée par la presse, et c'est le studio montpelliérain qui reprend les commandes. Retour au bercail pour un nouvel opus apportant aux crétins aux dents longues une maturité étonnante. Dommage que, après ce coup, la formule n'ait pas été reprise et améliorée.
I) Critique de la société de consommation
Un concept critique
2009 marquera pour les lapins une année importante. Les poilades de bas niveau, les micro-jeux inégaux et facilement compilables, exit. Les braves voulaient se racheter une conscience. Le teaser annonçant le jeu Les Lapins crétins : la grosse aventure le montrait suffisamment. On y voyait nos drôles de héros s'ennuyant devant leurs propres jeux. Témoignage honnête d'une saturation mais surtout une autocritique mordante de cette facilité dans laquelle les braves s'étaient enfoncés.
Dans La Grosse aventure, l'objectif est simple : aller sur la Lune. Les crétins pensent y trouver, ou retrouver, leurs racines. Disons leur planète. Scénario idiot prétexte aux déchaînements les plus absurdes mais également vecteur d'une critique étonnante de la société de consommation.
Pour se rendre sur l'astre brillant, le joueur devra collecter divers objets pour réussir à faire le tas le plus haut et ainsi créer une route idéale. A travers ce concept, le studio montpelliérain propose une attaque nette en direction de cet enfant du capitalisme qu'est la société de consommation. Ce tas informe que les lapins élèvent petit à petit, c'est tout un symbole. L'attitude consumériste de l'homme amassant pour amasser. La logique de l'achat dans le but de l'achat, en clair le serpent qui se mord la queue.
Nous ne sommes que des « amasseurs ». Les lapins crétins agissent dans cet opus en anarchistes de bas étages. Ils accomplissent à merveille cette vieille pulsion qui consiste à balancer tout cet attirail par la fenêtre. Ramener à leur état premier ces objets si hautement considérés. Au fond, ce ne sont que des produits. Rien de plus.
Imager le propos
L'idée de choisir un caddie comme moyen de véhicule participe également à cette volonté d'user de symboles critiques. S'il fallait trouver une image incarnant la société de consommation, c'est évidemment le caddie que l'on utiliserait. Cet objet tout de métal pensé précisément pour entasser. Pour l'amateur d'art moderne que je suis, et peut-être que vous êtes, on ne peut pas ne pas y voir un clin d'oeil à cette fameuse sculpture, La Société de consommation de Duane Hanson, représentant une ménagère de moins de cinquante ans, enturbannée et la clope au bec, poussant son précieux chargement rempli à ras bord. Le sculpteur américain voulait lui aussi illustrer la société de consommation à travers un symbole.
Les lapins eux vont même jusqu'à utiliser le caddie comme arme contre la société de consommation. Au lieu d'en faire un espace de stockage mobile nous aidant dans nos achats, bref l'allié parfait d'un système économique, il devient une espèce de bolide fusant dans les couloirs et semant la panique. On peut percuter des humains, en accélérant leur voler leurs vêtements ainsi que les objets qu'ils portent, détruire des tables, renverser des présentoirs...une vraie logique inversée.
Et puis, n'oublions pas qu'à chaque fin de niveau l'ensemble des objets accumulés se retrouvent happé par des toilettes. Il n'existe pas de meilleure image pour fustiger tout ce superflu. Les biens de consommation sont importants mais ne constituent pas l'essentiel ni ce qui est nécessaire pour l'homme. Par ce retour scatologique, les lapins lancent une bravade à ces veaux d'or estampillés de codes barres. Ils les cassent, les jettent. Leur projet dévalue constamment ces biens. Ne soyons pas si sérieux, n'estimons pas trop ces produits.
Une société incitatrice
L'aventure souligne également cette incitation permanente à la consommation que provoque notre société devenue marchande. « Après avoir travaillé, pourquoi ne pas acheter quelque chose pour le plaisir...cher de préférence » nous dit la petite voix du haut-parleur. Toute notre vie est parsemée de messages publicitaires, gravitant autour de néons clinquants, de grandes affiches tapageuses. Un pas dans la rue et la séduction commence, dans le métro il en va de même, chez soi devant sa télévision et même aujourd'hui sur Internet. Notre vie est conditionnée par ces messages qui nous percutent tout au long de nos journées. Ne soyons pas caricaturaux, nous ne subissons pas de lavage de cerveau. Nous assimilons simplement des habitudes servant un système. Plus subtil, plus pervers.
A un autre moment la petite voix du haut-parleur lance un « Soyez prévoyants, n'attendez pas d'avoir besoin de quelque chose pour vous le procurer en magasin ». Un tel propos illustre une fois encore cette constante drague que subit le citoyen lambda. Il faut séduire et ne jamais s'arrêter. Faire naître le manque et inciter à le combler, pas d'en l'espoir d'être rassasié mais de passer un stade. Un stade transitoire afin de constater que d'autres manques existent et qu'il faut eux aussi les combler. La séduction comme un cycle perpétuel.
II) Une société policée
Les petites restrictions du quotidien
Je ne suis pas un fumeur et je tiens en horreur cette caste et leur fumée nauséabonde. Néanmoins, cette chasse aux cendres (augmentation régulière des prix, campagnes de prévention, bandeaux sur les paquets...) a tout du ridicule et de la douce répression. Notre société moderne est une société policée qui cherche à nous modeler comme on polissait la meule dans le temps. La France, pays de la paillardise où l'on fait bonne chère (relisons un peu Rabelais), devenue depuis pays du flicage excessif et de la retenue.
Au cours d'un niveau, on entend la petite voix du haut-parleur, encore elle, nous dire « Fumer nuit gravement à l'entreprise ». Belle alliance de la chasse délirante opérée par nos élites à ce temps infernal qui nous structure. Ne pas fumer car ce n'est pas bon pour notre santé et ne pas sortir de la balise fixée par l'impératif du rendement car cela est mauvais pour l'entreprise.
Ne pas trop manger, ne pas boire ou peu, faire du sport, manger équilibré, ne pas fumer...autant de commandements et de chasses inutiles nous conduisant à un pays façonné et informe. C'est cette société aseptisée que le jeu éraille via quelques petits détails, disséminés ici et là.
III) Critiquer l'ordre et l'angoisse sécuritaire
Semer le désordre
Les lapins sont des anarchistes primaires, ils ne cherchent qu'une chose : semer le désordre. Les lieux que l'on parcourt sont extrêmement calmes, du magasin au bureau en passant par l'hôpital. Pas un détritus, pas un objet qui n'est pas à sa place, pas un bruit.
C'est trop pour nos lapins gaffeurs qui viennent perturber, avec une belle fanfare, le calme ambiant. Quoi de plus jouissif, si tant est qu'on accepte de se lâcher, que de foutre le boxon dans des hypermarchés structurés. Mettre de grands coups de pompes dans cette société où tous nos comportements, nos agissements, sont comme emballés sous vide. Sous cet ordre étouffant, on respire mal.
Décrispation sécuritaire et tropisme tenace
Mais les lapins ne sèment pas le désordre que pour perturber l'ordre établi, ils viennent également porter quelques estocades à l'angoisse sécuritaire que l'on perçoit via les messages entendus durant le jeu. A un moment donné, la voix du haut-parleur nous dresse une météo originale. « Soleil et sécurité sont au beau fixe », c'est un peu comme si les angoisses, ou envies, de l'homme se trouvaient résumées dans ces quelques mots.
Le beau temps comme obsession annuelle (il n'y a qu'à voir ce tropisme de l'humain envers le soleil, c'est un peu le dieu du païen consumériste : travailler pour se dorer au soleil lorsque vient l'été) et la sécurité comme vague fond de pensée politique. Le peuple réagit par stimuli, il se manifeste quand on vient le titiller sur des sujets bien précis. Il n'y a qu'à se remémorer la victoire de Sarkozy en 2007, gagnant au second tour en allant piquer des voix au Front National.
IV) Le capitalisme sauvage ou le patronat méprisant
Le temps, un outil de pression
Dans Les Lapins crétins : la grosse aventure, les petits gars de chez Ubisoft nous dresse un portrait, certes caricatural mais néanmoins juste sur bien des aspects, du capitalisme délirant dans lequel nous baignons. Un élément est mis en avant : la pression du temps.
On parle beaucoup du stress au travail, des impératifs d'une productivité sans cesse plus excessive, d'un flicage permanent du temps libre sur le lieu de travail. Les lapins mettent tout cela en scène. Lors d'une mission, qui s'étale sur plusieurs niveaux, nos héros s'en prennent à l'horloge du patron. Leur objectif est de voler le gigantesque objet de pression du boss.
Tout un symbole. Aller chiper dans le bureau d'un grand dirigeant l'outil de la tyrannie bureautique. D'ailleurs, au cours de ces missions il est demandé aux lapins de suivre Bénédicte, une secrétaire se faisant engueuler comme du poisson pourri par son patron. « Bénédicte j'attends », « Bénédicte, dans mon bureau, tout de suite », le chef hurle à intervalles réguliers tandis que la brave demoiselle cherche à rejoindre au plus vite, sur une trottinette électrique, le bureau du boss. L'ordre couplé à l'impératif du temps, la manipulation totale et sans respect des « petites mains ».
Nombreuses sont les allusions à ce temps utilisé comme outil de pression dans le jeu. C'est surtout la voix-off qui vient nous balancer quelques slogans savamment construits. « Une pause de plus d'1min30 est contre-productive », « Votre temps dans cette salle est limité pour ne pas être contre-productif » (il s'agit d'une salle de repos), « Vous entrez dans une zone de temps illimité...bon travail » (il s'agit ici d'une zone de travail) ». Les lapins mettent le doigt sur un élément problématique et épineux de la société de consommation : la gestion du temps dans l'entreprise. De quoi montrer de façon douce et amusante une réalité parfois bien dure.
Le travail abrutissant
Notre travail est cadré, encadré même. Il s'agit, comme le dit l'expression, de couper ce qui dépasse. « Toute conversation hors travail risque de vous déconcentrer » scande le haut-parleur dans le jeu. Il faut abrutir, encore et toujours. On est loin désormais du vieux cliché du prolétaire vissant ses écrous comme Chaplin pouvait nous le représenter dans Les Temps modernes. Aujourd'hui l'abrutissement est plus pernicieux. Il prend d'autres formes, se niche dans des tâches sans intérêt, dans un brassage en vase clos de rituels. Dans un bureau ou à l'usine, on peut très bien se faire abrutir, différemment.
Un capitalisme en roue libre
On l'a vu avec la crise de l'immobilier aux États-Unis, le capitalisme peut conduire à des politiques dangereuses conduisant parfois à la ruine. Que l'on se rassure, une ruine ne touchant que les « sans grades », pas les banques (il n'y a qu'à se remémorer l'empressement des pays à renflouer les caisses de ces établissements).
A un moment donné, alors que l'on sème joyeusement la zizanie dans un hypermarché, la voix du haut-parleur nous lance, avec un cynisme incroyable, « Réduisez votre surendettement avec la carte du magasin ». On pense bien évidemment aux crédits destructeurs comme on a pu le constater lors de la crise des subprimes.
Durant un autre niveau, la petite voix vient nous dire « Travailler plus pour consommer plus » histoire de pasticher un slogan politique avec style, ou encore « Travailler et consommer en paix, nous veillons sur vous ». Comme si la société de consommation, enfant du capitalisme, venait nous envelopper de son long manteau pour chercher à nous abrutir pour faire de nous de simples consommateurs. L'homme qui consomme sans cesse, qui ne chercher qu'à acheter, qui acquiert une logique consumériste, est forcément moins dangereux que l'homme qui pense, ou du moins que l'homme qui doute.
De plus, en le faisant consommer à outrance, on agit sur ses habitudes, sa manière même de penser. Et le voilà qui se met à réfléchir avec une logique consumériste. Des formats courts et simples à comprendre, une actualité sélective mais se rafraichissant régulièrement, la nouveauté et jamais l'ancien. L'homme pense l'instant en oubliant de conserver une vision globale des choses, il oublie même qui il est, d'où il vient. Il n'est là que pour « réfléchir » un instant, pas plus.
V) Le ludique et l'absurde
Le ludique avant tout
Les Lapins crétins : la grosse aventure dresse une critique globale de notre société, et malgré ses critiques sur des sujets ô combien sérieux le jeu reste ludique. Car le ludique est partie intégrante du jeu vidéo. C'est pourquoi les architectures des niveaux nous rappellent les pièges et autres astuces qui participent à la singularité de notre média favori.
Une table qui se plie et nous voilà avec un tremplin ; des tapis roulants, parfait pour une opération slalom. Le principe même du jeu reste jouissif et cet aspect se retrouve autant dans les niveaux que les cinématiques du jeu. Malgré un certain sérieux affiché, le jeu reste donc accrocheur et jouissif. La critique et le ludique sont conciliables dans un jeu vidéo, les lapins nous le prouvent.
L'absurde comme choix comique
Les lapins nous font rire et le rire est parfois percutant mais toujours il reste absurde. C'est un peu leur marque de fabrique, leur moyen à eux de nous faire décompresser. Mais il ne s'agit pas toujours d'un absurde pour l'absurde, bien souvent ce dernier est au service d'une critique plus globale. Lorsque les lapins jouent de la fanfare à tout va, ils font trembler l'écran, ils provoquent des sonorités inhabituelles qui jurent avec les musiques des hypermarchés ou le silence des hôpitaux et des entreprises. La musique même fait sens.
Un soupçon d'humour noir
Les lapins usent dans cet opus d'un humour un peu plus ambitieux que par le passé, la preuve avec quelques passages relevant de l'humour noir. Dans certains niveaux, il faudra parcourir des hôpitaux. Libre à vous de bousculer le personnel, de sauter sur le lit des patients (avec un malade juste en dessous, c'est tellement mieux) ou même de piquer un incubateur renfermant une personne en phase terminale.
C'est ainsi que l'on se retrouve à se balader un peu partout avec notre malade sur le seuil de la mort, à jouer tranquillement des coudes. Les lapins se permettent d'ajouter un peu de noirceur à leur tableau déjà bien chargé et ce n'est pas moi qui vais m'en plaindre.
Commentaire : Sans être le jeu du siècle, cet épisode des lapins crétins nous montrent au moins que nos anarchistes aux longues oreilles peuvent réussir ailleurs que dans les mini-jeux. Un peu répétitif, le soft a au moins le mérite de proposer une critique amusante et intelligente de la société de consommation ainsi que des délires bien sentis. Les rongeurs ont de l'audace, les producteurs les exploitant un peu moins.