Commençons sur cette note… Le « soupir bleu », c’est l’un des spiritueux que le joueur est amené à servir, à travers Donovan, le barman qu’il suit de près durant le plus long arc de sa partie sur The Red Strings Club. Son nom seul soulève la synesthésie : des verres pour oublier la journée de travail abattu, d’une boisson bleu électrique, artificielle et lumineuse, dont les vapeurs tournent la tête. Sa lueur capte le regard, installe une ombre feutrée autour de celui assis au bar, l’isole du dehors ; elle l’apaise mais l’inquiète, puisqu’elle reflète ce nouveau monde qui le tire jour après jour vers les heures suivantes, monde incompris et captivant, où l’individu est plus que jamais choyé… aliéné. Un environnement acide qui dissous la peau et les frontières de ceux qui se laissent envoûter par ses chants, et les jette au bord de la route où ils ne peuvent plus rien sinon tendre la main.


The Red Strings Club est avant tout une expérience enveloppante. Ses formes, entre le point & click et le visual novel, répondent au jeu de contraste entre une atmosphère calme et un rythme intensif, aigu, que propose dès ses premiers instants la narration. Si le développement d’un univers dystopique cyberpunk est effectué en toute maîtrise, ce n’est pas lui qui fait l’originalité de TRSC, car il répond sur toute la ligne aux codes du genre.
TRSC est bien une expérience vidéo-ludique à proprement parler, plutôt qu’un film d’animation interactif. On aura raison de lui reprocher des phases de mini-jeux peu essentielles mais non sans charme. Pour autant, c’est son architecture même qui capte la réflexivité, l’engagement du joueur, moteur essentiel de la motivation de personnages finement écrits, placés à l’exacte frontière entre l’avatar type "page blanche" et le personnage de fiction.


Qu’il incarne l’androïde Akara, le barman Donovan ou le rebelle freelance Brandeis, le joueur est toujours investi dans une mesure cohérente dans son personnage. Auprès d’Akara quand elle n’est encore qu’un algorithme immaculé ; auprès de Donovan quand il sert des verres, et qu’il se met de côté pour mieux observer et assister ses clients exténués ; auprès de Donovan quand celui-ci active littéralement ses sous-programmes d’enquêteur, qui expédient son propre fond à l’arrière-plan. Les conflits entre les motivations du joueur et celles de son avatar son rares ; et pourtant elles sont le nœud de l’expérience de TRSC.
C’est quand ces conflits surviennent que le joueur prend le plus la main sur le cours des évènements. C’est à ces moments de tensions que des choix moraux brûlants lui sont proposés. Ils arrivent d’ailleurs plus vite que prévu, et l’on se retrouve bien désemparé quand la responsabilité d’installer un module bio-électronique censé améliorer la vie d’un patient dépressif sans nuire à son entourage nous incombe : quelle forme d’insensibilité sociale lui greffer ? lui permettre la réussite ne fera-t-il pas purement disparaître son empathie au profit de sa vanité ?
Et qu’est-ce que supprimer le malheur ? C’est bien l’interrogation que TRSC se propose à chaque instant d’explorer, en prenant le joueur par la main, pour le lâcher au moment de se confronter à l’abyme philosophique ouvert devant lui. Ses choix sont d’une portée immense pour la forme donnée au fameux « fil rouge » de l’intrigue ; et cet effet papillon, il le ressent viscéralement.


Chaque mot lancé par les personnages très sensibles de ce jeu définit l’horizon des possibles, scinde les routes entre l’advenu et le mort-né, sans que le joueur ne soit en mesure d’évaluer ses choix à l’aune d’absolus définis. La fin est connue d’avance : elle sera de douleur ; mais c’est la construction des motivations et l’argumentation qui se soulève en cours de route qui revêtent alors toute leur importance.
Le discours tissé par TRSC est puissamment divers et nuancé – et c’est ce qui démarque cette fable aux atours simples. Les arguments des rebelles, s’ils ne sont pas suffisamment étayés par les actions du joueur, se trouvent positivement ruinés. C’est même les indigences argumentatives des figures réconfortantes de la dystopie qui sont clairement mises en lumière : l’hypocrisie et le relatif confort des idéologies minoritaires quand elles se contentent de se présenter comme victimes des institutions, l’individualisme sourd et forcené de certains détracteurs du marketing ou encore la vanité de l’action rebelle quand elle est prise comme une seringue d’adrénaline…


En filigrane de cette narration bien dirigée aux riches digressions (autour du pouvoir de la culture depuis internet, ou de la définition de l’espace que peut occuper le jeu vidéo, exemples parmi d’autres), c’est un questionnement irrésolu sur le rôle de l’échange qui se dessine.


La question de la démocratie n’est jamais abordée frontalement. Les figures antagonistes sont bien celles de firmes autocratiques qui éclipsent les gouvernements étatiques, et il aurait été simple d’y opposer des figures positives luttant en commun pour le libre arbitre. Mais justement, la principale tare des héros de TRSC, c’est qu’ils sont pour la plupart des misanthropes désespérés, souvent limités à une sphère d’intimes réconfortants. Tout conscients de leur posture désespérée, ils adoptent les codes – dont l’hybris – des héros classiques, et s’empêtrent dans leurs incohérences profondes.
Jamais il n’est donné au joueur la possibilité de faire tomber les murs du Red Strings Club… et il peut s’y sentir enfermé. L’énergie des rebelles est celle d’inadaptés condamnés, et leur motivation n’est que peu souvent plus qu’une transformation de leur crise intime en des dégâts infligés au monde extérieur. Trop souvent incapables d’empathie, et souffrant du manque de celle-ci, ils sont condamnés à la douleur.
Seul Donovan représente la compréhension pleine et entière de l’altruisme… d’où sa mystérieuse parure de Dieu duplique, dans le monde de The Red Strings Club qui réduit la psychologie à l’apaisement des passions individuelles.

Verv20
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Créée

le 22 mai 2023

Modifiée

le 13 janv. 2019

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