Critique originale sur mon blog.
J'avais déjà évoqué plus en amont ce fabuleux jeu de LucasArts, Loom, dans un précédent billet. Je reviens ici sur un autre jeu de la compagnie Lucas Arts, peut-être le plus connu de tous : The Secret of Monkey Island. Cependant, vous aurez remarqué que je ne pointe pas dans le titre de ce billet le nom de la compagnie, mais bien celui de son créateur, Ron Gilbert, pour une raison assez simple que je développerai en fin d'article.
The Secret of Monkey Island n'est pas le premier jeu d'aventure, autrement appelé "point'n click", auquel j'ai pu m'essayer. Ce prix se doit d'être sans doute descerné à Gobliins 2, dont je reparlerai peut-être un jour. Cependant, il est sans doute celui qui m'aura le plus marqué lorsque je l'ai fait, et il est celui vers lequel je reviens le plus volontiers, bien que je le connaisse par cœur, que ce soit en version originale ou en traduction française : il a ce charme incomparable qu'ont ces jeux du début des années 90 et que l'on ne parvient pas à reproduire de nos jours, à de très rares exceptions près. C'est un mélange de naïveté et de maturité, celui-là même que l'on saurait retrouver chez un jeune homme, encore enfant mais pas encore adulte, capable de comprendre bien des choses mais ne pouvant encore saisir, pleinement, leur portée.
Ce parallèle semble seoir parfaitement avec le propos du jeu, que je m'en vais ici succinctement résumer. Dans le courant du XVIIème siècle, bien que la date précise ne soit jamais précisée, un jeune garçon du nom de Guybrush Threepwood arrive, on ne sait comment, sur l'Île de Mélée au milieu des Caraïbes, repaire des flibustiers les plus cupides des sept océans. Il n'a aucun passé mais est persuadé de son avenir : il désire devenir un Pirate dans la plus grande tradition de l'être. Alors, demandant conseil au Conseil qui siège dans le bar local, il devra se confronter à bien des épreuves, tombera amoureux et combattra même un pirate-fantôme-démoniaque du nom de LeChuck dans une riche aventure remplie de combats de sabre, de grogs et de singes.
Il est possible d'aborder The Secret of Monkey Island d'une pléthore de façons distinctes. L'on peut parler de son intérêt historique : arrivé sur une scène largement dominée par les jeux Sierra, il en prend le contre-pied parfait en éliminant la notion de "scores" et en faisant en sorte qu'il est impossible (à une seule - mais difficile d'accès - exception) de mourir, et impose la résolution d'énigmes par le dialogue plutôt que par l'utilisation d'objets précis. L'on peut évoquer son humour : The Secret of Monkey Island compte peut-être parmi les premiers jeux réellement "drôles" du média, et c'est surtout d'un humour lettré - bien qu'un peu de grotesque surgisse ci et là - dont il est question, qui parlera autant aux enfants qu'aux adultes, tant les doubles sens sont fameux. L'on pourrait également évoquer son aspect réflexif, le jeu se plaçant certes dans un cadre temporel déterminé, mais prenant bien souvent des libertés vis-à-vis d'une quelconque réalité historique.
Et c'est sur ce dernier point que j'aimerai avancer.
Il me semble que l'on a perdu, aujourd'hui, le talent pour construire ce genre d'humour, humour pourtant parfaitement intégré à la culture furent quelques années seulement et qui fut l'apanage de certains auteurs, surtout anglosaxons, à l'instar des Monty Pythons ou du trio ZAZ (Abraham, Zucker & Abraham) pour le cinéma. En France, on se reportera aux Nuls ou encore aux Robins des Bois pour avoir une idée de cette saveur particulière, que je vais tâcher de définir et qui concerne, de façon direct, The Secret of Monkey Island et sa suite, Lechuck's Revenge.
Comment expliquer cela ? Je dirai que cet humour fonctionne non pas par déplacement, mais par intrusion. Le déplacement est le système mis à l'œuvre dans le grotesque et la parodie : il s'agit de prendre un élément de notre monde contemporain, et de le transposer, avec les "moyens de l'époque", dans le passé ou dans un autre lieu. Exemple on ne peut plus concret, le dessin animé Les Pierrafeu. Dans celui-ci, il existe des stations-services ; mais comme il n'y a pas d'essence à la préhistoire, les pompistes ne font qu'arroser les pieds des automobilistes avec de l'eau pour les rafraîchir.
L'intrusion fonctionne de façon plus étrange : on prend un élément de notre monde, et on l'inclut, sans lui apporter la moindre modification fonctionnelle, dans le passé ou ailleurs et l'humour surgit non plus de l'adaptation, mais bel et bien du décalage entre ce nouveau référentiel et les réactions des personnages qui peuvent soit s'en émouvoir, soit ne pas y prêter attention, souvent les deux. Je prends cette fois-ci un exemple tiré du jeu en question : l'une des épreuves imposées à Guybrush pour devenir un pirate et de dénicher un fabuleux trésor. Après avoir obtenu une carte et suivi les instructions, il creuse, creuse et creuse encore, et obtient... un T-Shirt, où est inscrit "J'ai trouvé le trésor et je n'ai eu qu'un T-Shirt".
Incompréhension du joueur, mais joie du personnage, qui semble plutôt satisfait de sa trouvaille.
Autre exemple : il existe dans le jeu un "distributeur automatique de boissons", estampillé de la fameuse vague d'une certaine marque de soda et qui a une grande importance dans le jeu, mais qui délivre du Grog. Et aucun commentaire d'aucune sorte ne sera fait ici.
Comprenez-vous où je veux en venir ? Pour rester sur la préhistoire, c'est là la différence de traitement que l'on a entre RRRrrrr...!!! des Robins des Bois et Les Pierrafeu, justement : le premier introduit, le second déplace. Et le charme de The Secret of Monkey Island tient justement en cet équilibre précaire entre monde ancien et monde moderne, ce qui a le don de créer un tout nouvel univers et d'ouvrir la porte à de nombreuses possibilités de dialogues et de nombreuses situations incongrues. L'on a réellement l'impression de vivre dans le monde de la piraterie d'il y a quelques cinq cents ans mais, de temps à autre, surgit un élément improbable, incongru : et les personnages de s'en étonner, et de devoir composer avec. Ils en sont même les premiers surpris !
Cela me permet alors d'évoquer le pourquoi de l'inclusion du nom de Ron Gilbert, et non de LucasArts, dans le titre de ce billet.
The Secret of Monkey Island a enfanté quatre suites : Lechuck's Revenge, The Curse of Monkey Island, Escape from Monkey Island et Tales of Monkey Island (distribué par épisodes et développés par TellTales Games). Seulement, seule la première suite a été écrite de la main de Ron Gilbert, créateur original donc ; les autres ont été composés sans lui, pour la simple raison que la fin du deuxième épisode était jugée bien trop "étrange" et déroutante. Il a alors été décidé de réorienter l'humour des jeux vers un "style pierrafeu", parfois réussi (The Curse of Monkey Island), parfois moins (tout le reste) et fait donc partir la série vers une toute autre direction.
J'en suis le premier déçu, car l'intérêt de The Secret of Monkey Island, et surtout son humour et son "message" dépendent fortement de ce ton. Car les deux premiers Monkey Island (le deuxième plus que le premier, du reste) distillent un certain nombre de messages très intéressants dans l'histoire du média : ils portent en eux les germes timides, mais bien présents, de vastes réflexions méta-vidéoludiques, en tordent les codes et les ambitions, et le font en nous faisant rire aux larmes. Ils ne sont pas de simples distractions : ce sont, surtout, de brillantes réflexions sur le média en règle générale. Voir apparaître ce genre de discours aussi tôt dans l'histoire du jeu vidéo est absolument fascinant, et l'on ne peut que regretter que Ron Gilbert n'ait pas eu la chance de construire son propre "troisième épisode" même s'il dit ci et là que s'il parvient à réunir assez de fonds, il en profitera pour racheter la licence qui appartient, à présent, à LucasArts.
Je ne peux que vous encourager à jeter un coup d'œil à ce jeu, aisément accessible, notamment à l'achat par le biais d'une réédition avec des graphismes améliorés et des doublages. Cette édition a également le bon goût de proposer de faire l'aventure en version originale, ce qui ravira tous les amoureux de pixels.