A la différence des films, où il est devenu courant de mettre en scène le cinéma, de questionner la position de "regardant" du spectateur; peu de jeux peuvent se targuer d’en faire de même : de pousser le joueur à réfléchir sur sa pratique du jeu-vidéo, de questionner son positionnement face à ces œuvres d’un genre particulier. De poser cette question tant redoutée (sans forcément y répondre) : pourquoi jouons-nous ?

Autant le dire tout de suite : c’est une interrogation sans fin et, à vrai dire, la réponse importe peu puisqu’elle dépend de chacun. Ce qui importe toutefois, c’est de se la poser. De prendre un peu de recul vis-à-vis du média et d’interroger notre pratique. Je vous rassure tout de suite, ça ne fait pas mal et ce n’est pas sale.

Un jeu – que dis-je, un mod ! – nous la pose directement. Sorti l’année dernière, je n’ai pu m’y essayer que récemment et quelle claque ce fût, mes amis. D’ailleurs, je ne peux que vous engager à y jouer au moins une fois avant de lire cet article, car je ne me priverai pas de quelques spoilers bien utiles à ma réflexion.

The Stanley Parable est un mod gratuit de Half-Life 2, il ne nécessite toutefois pas ce jeu pour fonctionner : au moment de l’installation, le jeu téléchargera le logiciel nécessaire à son fonctionnement, le Source SDK. Le mod est disponible sur Desura. Info parfaitement anodine : une partie dure un peu moins de 15 minutes. (PLAY IT, GODDAMNIT !)

Dans The Stanley Parable (TSP), vous êtes Stanley, l’employé N°427 d’une société anonyme. Et malgré ce patronyme et ce numéro, vous n’êtes qu’un employé lambda dans une entreprise lambda. Une page parfaitement blanche, sans passé ni voix, dans laquelle n’importe quel joueur peut se projeter. On apprend que Stanley aime son travail car il apprécie et trouve rassurant qu’on lui dise quoi faire et quand le faire : son travail consiste à presser des touches sur clavier, touches qui sont déterminées par un ordre apparaissant sur un moniteur. L’analogie avec le joueur est immédiate : que n’est-il sinon quelqu’un qui presse des touches dont l’utilité, le sens a été prédéterminé par quelqu’un d’autre ? Tout allait comme dans le meilleur des mondes pour Stanley jusqu’au jour plus rien ne s’affiche sur son moniteur. Rien, pas la moindre indication sur ce qu’il doit faire. C’est à ce moment que le joueur prend Stanley en main.

Toutes les informations concernant cet employé 427, l’entreprise ne nous sont pas données par une cinématique explicative ou un texte : c’est une voix-off qui s’en charge et qui, on s’en rendra compte très tôt, nous accompagnera pendant toute la partie, à la manière du narrateur de Bastion. Une grosse différence sépare la "Voix" de TSP du "Narrateur" de Bastion : ce dernier commentait nos hauts-faits au fur et à mesure que nous les accomplissions, créant une histoire basée sur nos actions en tant que joueur; la Voix, elle, déclame son texte avant chaque action, comme si elle avait déjà été accomplie. Par exemple, l’une des premières répliques est "Stanley se trouvait devant deux portes. Il prit celle de gauche". Au moment où elle retentit, nous arrivons dans une salle où il y a effectivement deux portes, mais pour le moment, nous – le joueur – n’avons passé aucune d’elles. Et c’est là qu’est le cœur du jeu : on peut choisir de contredire cette voix, créant autant de "voies" pour l’histoire qu’il y a de "choix" proposés au joueur. Essayez de passer par la porte de droite, pour voir.

Car dans TSP, tout est question de choix et du respect, ou non, des règles (comprendre : de l’histoire que la Voix nous raconte). Pourquoi faire précisément ce qu’elle dit alors que nous avons l’opportunité de faire autre chose ? Cette autre chose peut d’ailleurs résulter en un échec, mais l’échec est-il aussi néfaste qu’on peut le croire ? La victoire, la réussite a-t-elle la même valeur quand on respecte scrupuleusement les règles pour y parvenir ou quand on cherche à les contourner pour se l’approprier réellement ? Il nous pousse à nous demander pourquoi nous accomplissons ce que le jeu a prévu pour nous : pourquoi ne pas chercher une autre voie, plus personnelle ? Et d’ailleurs, s’il existe une autre voie prévue par/dans le jeu, est-ce vraiment un choix personnel que de l’emprunter ?

Le nombre incroyable de points d’interrogations du paragraphe précédent illustre bien la foultitude de questions que TSP soulève, en jouant et surtout après. En prenant bien garde de ne jamais donner une réponse définitive (ou même l’embryon d’une réponse), le jeu multiplie les pistes à chaque séquence : l’histoire que le Voix nous raconte, créée spécialement pour nous, vaut-elle vraiment celle que l’on peut découvrir en contredisant les faits ? Ici, la réponse est un oui franc et direct. Faire un run en suivant les indications de la voix n’a finalement que peu d’intérêt en regard de la profondeur de ses à-côtés, mais ce chemin est nécessaire afin de créer un point de comparaison entre deux parties : c’est pourquoi il vaut mieux, lors de sa première partie, de s’en tenir à la Voix (c’est en général ce que l’on fait d’instinct), d’assister à son dénouement qui laisse un goût de trop peu et de relancer la partie en tentant une autre voie possible. Il y en a 6 au total et les 4 que j’ai découvert sont véritablement uniques.

The Stanley Parable est probablement l’un des rares jeux à être "méta" par essence, brisant continuellement le "quatrième mur" : à la manière de ces passages de Max Payne où le personnage, sous l’effet d’une drogue, perçoit son univers comme le joueur le perçoit, avec toutes les indications de santé et d’armes. Si dans cet exemple la réflexion s’arrête là, dans TSP elle continue bien après la fin de la partie, nous obligeant à penser à notre position de joueur. Et par extension, on peut appliquer ce raisonnement à notre vie de tous les jours : sur notre carrière, sur nos choix de vies, etc. Ainsi, sans artifice complexe ni discours barbant, The Stanley Parable réussit un tour de force : nous plonger dans une introspection qui touche à autre chose que notre simple pratique du jeu-vidéo.
octolhu
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le 18 oct. 2013

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