The Swapper réussit l'exploit de traiter avec brio et dans tout ses compartiments de jeu certaines des thématiques les plus pointues de la science-fiction moderne. Permutation City, Solaris et bien sûr tout les aspects dickiens des problématiques identitaires et des réseaux de possibles qui arrivent à nous faire douter des aspects les plus tangibles de la réalité. Attention, chef-d'oeuvre !
Lorsqu'on vient se réfugier dans cette station déserte après le naufrage de notre navette, le sentiment de solitude prévaut. On se sent vulnérable, isolé et cette sensation est accentuée par les nappes électros lancinantes et les lumières bleutées, froides, qui communiquent un ressenti de mort, de fin du monde. Puis on tombe sur le swap-gun, cette sorte de pistolet, un outil plutôt qu'une arme, capable de modifier la trame même de la réalité, un peu comme un certain Portal-gun.
Le swap-gun permet de dupliquer l'avatar, de le cloner à portée de tir, jusque 4 fois; ce qui offre, entre autres, la possibilité d'accéder à des endroits inaccessibles autrement. Les clones répondent aux stimuli des contrôles de la même manière que l'avatar, de façon parfaitement synchronisée, comme quelque chorégraphie, tout en restant sagement à la distance exacte à laquelle ils ont étés créés. On apprend assez vite à modifier ces écarts en bloquant un clone ou l'avatar lui-même contre un obstacle : des synchronisations/désynchronisations souvent au cœur des énigmes proposées, ce qui n'est pas sans rappeler l'excellent Braid.
Les clones nous aident aussi à lutter contre le sentiment de solitude dans cette immense base planétaire au level design directement inspiré des Metroid. Il est réconfortant de créer une présence tangible à ses côtés lorsqu'on erre entre 2 puzzles le long de couloirs désespérément vides. La limite de 4 clones (5 personnages à l'écran) permet de se constituer une véritable petite escouade : 5 à distances égales, 4 groupées devant ou derrière soi, selon l'envie et le degré de confiance en soi. Les sons, dupliqués eux-aussi, participent au réconfort : le bruit de cinq paires de bottes qui claquent simultanément donnent un absurde sentiment d'impunité.
Mais c'est sans compter sur les aléas du level design qui nous rappellent sans cesse à notre condition : que ce soit un clone qui se bloque sur un obstacle, qui s'arrête à la porte d'un ascenseur ou qui disparait soudainement dans un trou, on se souvient qu'en réalité les clones ne sont que des coquilles vides, que seul l'avatar possède une volonté propre. L'illusion n'en devient que plus cruelle. Seul l'avatar compte, seule sa mort est -légèrement- pénalisante et entraîne le reset de la salle/puzzle. A ce moment, il peut arriver de péter les plombs et de tester les limites de l'illusion en faisant pleuvoir des copies de nous-mêmes dans un conduit d'ascenseur tout en chantant "it's raining men". Voilà où tout ça peut mener !
L'autre fonction de ce pistolet, encore plus étrange et tout aussi utile à la résolution d'énigmes, consiste à transférer son "âme". Cela veut tout simplement dire que l'on peut changer d'avatar en pointant un clone à portée et en lui tirant dessus. Outre l'aspect résolution de puzzle, cet ingénieux système de "duplication-transfert" offre une énorme mobilité avec ce qui n'est ni plus ni moins qu'un téléport. Si on commence timidement dans le sens de la course, on apprend assez vite à s'envoler en enchaînant les téléports dans le sens de la hauteur. Grisant ! Surtout, les problématiques soulevées par cette fonctionnalité couplée à l'ancienne ont de quoi nous faire des nœuds dans la tête.
Au final, je trouve The Swapper réussi à tous les niveaux. La bande son est remarquable de justesse, les puzzles sont intelligents, parfois coriaces et nécessitent une bonne synchronisation de notre petite armée, mais surtout le scénario soulève des questions passionnantes en plus de celles déjà soulevées par le système de jeu via différentes formes narratives pour nous amener sur un final absolument magistral, peut-être la meilleure fin de jeu vidéo que j'ai jamais vu. Enfin, on notera que les concepteurs ont réalisé l'ensemble du travail graphique à l'aide de maquettes en argile, de modèles réduits conçus avec les moyens du bord pour un résultat bluffant, qui donne un aspect très concret aux choses, notamment sur les effets de profondeur et de matières. Une réalité tangible en carton-pâte qui continue de semer le doute. Les amateurs de Philip K Dick apprécieront.