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Critique publiée à l'origine sur Etoile et Champignon.fr Levons un malentendu : le game-designer Lucas Pope, à qui l’on doit Return of the Obra Dinn, n’est peut-être pas le « créateur à message » que...
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le 23 avr. 2020
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Return of the Obra Dinn est un jeu d'enquête dans lequel vous, enquêteur pour une compagnie d'assurance, allez monter sur un bateau fantôme -vide de tout occupant- surgi en mer en 1807, cinq ans après sa disparition. Votre mission consiste à évaluer la tragédie vécue sur ce navire en déterminant ce qui est arrivé à chacune des 60 personnes présentes sur le navire, en identifiant les restes quand il y en a, dans le but -très terre à terre et un brin cynique- d'établir le montant du dédommagement payé par votre compagnie d'assurance aux ayant-droits.
Vous serez seul pour accomplir cette tâche. Il y a bien un pauvre hère qui vous emmène à l'Obra Dinn en barque, mais il refuse de monter sur le bateau. Vos deux outils de travail :
- un livre quasi vierge -tout reste à écrire- contenant le plan du bateau, sa route initialement prévue, la liste des passagers (civils, marins, officiers,...) et un dessin représentant l'équipage réalisé par l'artiste à bord
- une montre à gousset "magique" (merci de suspendre votre crédibilité avant de lire ce qui suit) permettant de dater la mort d'un cadavre et de revivre la scène de ses dernières secondes comme si on y était.
J'ai été particulièrement frappé par la qualité des transitions lors de l'utilisation de cette montre. Tout d'abord, elle s'ouvre naturellement en présence d'un cadavre. On la regarde, elle se dilue sur fond noir. Une première phase sonore laisse le temps défiler, on y entend les dernières secondes vécues. Le vacarme, les voix et les cris contrastent avec le calme de la situation initiale, où nos pas et les portes qui grincent étaient les seuls révélateurs de notre présence dans ce bateau fantôme sur une mer d'huile. Puis s'enchaine une deuxième phase, plus visuelle cette fois où notre avatar va pouvoir se déplacer librement dans une scène figée en trois dimensions, l'instant exact où un occupant de l'Obra Dinn décède. Une scène figée tout en mouvement par la présence des corps, par la géométrie des espaces soumis aux éléments déchainés. Les scènes 3D en 1-bit sont saisissantes, j'ai eu l'impression d'évoluer dans des cases de bande dessinée, il a notamment fallu tout un travail technique pour aboutir à un rendu aussi fascinant. De mon côté, je n'ai jamais possédé d'ordinateur oldschool comme les premiers Macintosh ou les Commodore. J'ai bien joué à certains jeux de l'époque, mais si certains écrans fonctionnent comme des madeleines de Proust je n'ai pas de nostalgie particulière pour les graphismes 1-bit. Et pourtant j'ai trouvé le rendu d'Obra Dinn incroyable ! C'est vraiment beau, on voyage !
Le jeu se révèle vraiment abouti sur ses transitions: la montre donc, mais aussi les découvertes de cadavres ou encore le basculement sur le dessin de l'équipage quand on zoom sur le personnage d'une scène. C'est un réel plaisir de jouer cette enquête, les interfaces sont bien agencées, la navigation bien pensée. Ce qui n'est pas essentiel semble avoir été purgé. Je retrouve dans ce minimaliste fonctionnel une des forces de Papers, Please. Et c'est également valable pour le design sonore, les voix aux accents caractéristiques, les signatures sonores qui ouvrent et ferment systématiquement les scènes. Chaque détail fait sens, un vrai sans-faute sur le plan formel.
Pour revenir à l'enquête, s'il est généralement aisé de comprendre comment untel meurt (puisqu'on revit précisément ce moment là), il est autrement plus complexe d'identifier la victime et encore davantage la personne à l'origine de cette situation. C'est comme un Cluedo, mais avec des dizaines de victimes et d'assassins. On retrouve au passage la thématique de l'identité, chère à l'auteur de Papers, Please. Pour nous aider, il faudra scruter les nombreux éléments 1-bit de la scène, placés dans un souci du détail confinant à la maniaquerie. Se met alors en place tout un travail d'exploration, déduction et mémoire pour démêler ce sac de nœud sur de multiples scènes et parvenir à reconnaître et identifier chaque occupant du navire. Chaque scène peut se revivre indéfiniment en cliquant de nouveau sur un cadavre et chaque scène "vécue" s'inscrit en dur dans le livre, à sa place dans la chronologie des évènements. Encore une fois, c'est un sans-faute, sans doute le meilleur jeu d'enquête que j'ai pu faire.
Sur le plan des regrets, parce qu'il en faut toujours un peu, on peut regretter le manque de rejouabilité du titre, mais on peut espérer que le style unique et particulièrement satisfaisant de l'enquête donne des idées à d'autres. Je regrette aussi un manque d'ambition de l'histoire, bien que très agréable et pleines de rebondissements, elle m'a un peu laissé sur ma faim.
J'ai trouvé beaucoup d'analogies entre Return of the Obra Dinn et 3 secondes de Marc-Antoine Mathieu, le N&B évidemment, mais surtout l'enquête basée sur l'exploration de scènes figées fourmillant de détails.
J'ai également pensé à La vie mode d'emploi de Georges Perec pour le côté puzzle, cette multitude de personnages singuliers au destin unique, imbriqués dans une unité sociale qui fait corps (ici un immeuble, là un bateau).
Avec ce second jeu explorant et interrogeant encore une fois avec brio la thématique de l''identité, Lukas Pope démontre qu'il fait partie, avec Jonathan Blow et Eric Chahi, de ce club fermé d'hommes-orchestres modernes, de génies pouvant assumer en solitaire le travail de tout une équipe et capables malgré tout d'accoucher d’œuvres magistrales qui transcendent l'existant.
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Créée
le 21 oct. 2018
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