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Critique publiée à l'origine sur Etoile et Champignon.fr Levons un malentendu : le game-designer Lucas Pope, à qui l’on doit Return of the Obra Dinn, n’est peut-être pas le « créateur à message » que...
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le 23 avr. 2020
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Vous aimez les mystères ? Vous aimez tenter de les résoudre ? Chercher des indices, vous creuser la tête, essayer de comprendre ce que vous chuchotent les indices glanés sur votre chemin ? Dans ce cas, vous aimerez ce qui se fait de mieux dans le jeu vidéo d'enquête. Oui, ce qui se fait de mieux, rien que ça !
Return of the Obra Dinn n'est pas un jeu sorti de nulle part. C'est la dernière création de Lucas Pope, créateur de Paper's Please (un jeu qui a marqué le monde du jeu vidéo et qui est à mettre entre toutes les mains qui osent encore douter de ce média et de son sérieux), qui a tout de même mis 4 ans à peaufiner son oeuvre. Et croyez-moi, ça se voit, tant chaque détail a été minutieusement travaillé.
Le jeu vous met aux commandes d'un agent d'assurance, le rêve de tout joueur, qui doit enquêter sur un navire supposé disparu qui a récemment refait surface, sans plus personne à son bord. Votre objectif : retrouver l'identité et le sort de chacun des 60 membres de l'équipage de l'Obra Dinn. C'est donc à ce moment-là, lorsque vous montez à bord de ce fier navire, que votre enquête commence.
Avant tout, sachez que le jeu prend la liberté d'ajouter une certain dimension fantastique dans son univers, à part cela tout à fait réaliste. L'imaginaire sert avant tout le gameplay puisque c'est grâce à une montre à gousset au pouvoir pour le moins mystique que vous serez capable de mener à bien votre enquête. Car voyez-vous, cette montre, une fois pointée sur un cadavre, vous permet de remonter le temps et de voir les dernières secondes de la vie de la victime. Pour être précis, vous entendez les dernières secondes, avec tous les bruits ambiants et les dialogues alentours, puis se dessine sous vos yeux la scène figée au moment de la mort de la victime. A partir de là, vous pourrez vous y déplacer pour observer et glaner vos indices. Pratique, non ?
Les éléments fantastiques ne se limitent pas à la montre, mais concernent également certains éléments de l'histoire. On pourrait croire que c'est dommage et que Lucas Pope s'est servi d'éléments fantastiques pour se simplifier la tâche ou épaissir un peu artificiellement la trame scénaristique, mais il n'en est rien. Si l'histoire a effectivement une vraie épaisseur et est très bien écrite, l'apport du fantastique a une réelle cohérence et n'empêche pas l'ensemble de conserver une grande unicité.
Pour réussir votre enquête, vous aurez deux objets essentiels en votre possession : la montre, dont j'ai déjà parlé, et un cahier qui vous permettra de consigner tous vos indices. Ce cahier, très complet et bourré d'informations, contient notamment un plan du navire, quelques dessins de tous les membres de l'équipage et une liste complète de ces derniers avec leur rôle dans le navire (capitaine, timonier, matelot, passager, etc.).
Votre rôle sera donc d'analyser les derniers instants de tous les cadavres présents sur le navire, afin de retrouver, grâce à votre cahier, le nom et le sort de chacun. Pour cela, il sera essentiel de bien écouter les souvenirs et d'observer attentivement les scènes statiques que vous pourrez explorer. Ce sera alors à vous de mettre en relation la liste des membres du bateau avec le visage associé et leur sort, en vous aidant de ce que vous pourrez voir, entendre et déduire, tout en essayant de reconstituer la chronologie des événements.
C'est donc bien une véritable enquête où le seul acteur est le joueur et son cerveau, car le jeu ne vous mâchera pas le travail, ce qui est particulièrement appréciable. A vous de comprendre les tenants et les aboutissants, de faire les liens entre les personnages et les événements. Et chaque petite avancée devient d'autant plus gratifiante qu'elle n’a rien d'évidente au premier abord, car le jeu n’est pas facile, même s’il n’a rien d’insurmontable. C’est même une difficulté parfaitement bien dosée. Il faudra compter une bonne dizaine d’heures pour terminer. Nous l’avons fini en 11h, avec ma femme, mais le fait d’être deux facilite sans doute un peu les choses.
Au bout d’une petite heure de jeu, j’ai commencé à craindre que ces mêmes actions qu’on exécute en boucle (trouver cadavre, visiter souvenirs, identifier personnages, trouver cadavre, etc.) deviendraient lassantes. Mais j’ai été le premier surpris de voir qu’au moment où la lassitude commence à poindre, on évolue dans la manière de jouer, car l’enquête s’approfondie. On n’exécute plus les choses de la même manière car on enquête de façon différente pour trouver nos réponses. Puis l’histoire prend de l’épaisseur et commence à porter le jeu et à nous apporter d’autres questions et de nouvelles réponses, ce qui va encore nous faire modifier notre façon de jouer.
Il y a donc plusieurs phases dans la jouabilité, alors que le gameplay en lui-même n’évolue pas d’un iota du début à la fin. Ces phases sont simplement rythmées par le joueur et sa façon d’enquêter, qui évoluera d’elle-même au fur et mesure du jeu. C’est quelque chose que j’ai rarement vu dans le jeu vidéo et qui mérite d’être souligné.
Encart : à deux c'est encore mieux.
Vous l'avez compris, on parle ici d'un jeu d'enquête. C'est un genre qui s'expérimente généralement très bien à deux, car deux têtes valent mieux qu'une. Mais selon moi, Return of the Obra Dinn, s'il est déjà excellent en tant que tel, prend encore une autre dimension à deux. On s'aide, on réfléchit ensemble, on essaie de reconstituer les événements pour assembler le puzzle de l'histoire, on découvre, on expérimente et on réussit ensemble. Là où Obra Dinn est supérieur à bien d'autres jeux pour son expérience à deux sur le même écran, c'est qu'il ne se résume pas un simple assemblage de casse-têtes, mais bien toute une histoire, avec une multitude de personnages et de destins, qui nous est racontée dans le désordre et dont on va essayer de démêler les nombreux fils. En plus de la réflexion allant de pair avec le sentiment de victoire lorsqu'on avance dans l'enquête, le jeu nous offre la possibilité d'entrer dans l'histoire de ce navire et de son équipage. C'est ensemble qu'on va découvrir cela, l'apprécier et le comprendre.
Difficile de parler d'Obra Dinn sans mentionner son étonnante, mais non moins réussie direction artistique. En effet, tout est en noir et blanc et reprend le style des premiers jeux d’aventure graphique. Ça en repoussera peut-être certains, mais sachez que, dans son style, le jeu est très beau et qu’on ne se sent jamais perdu à cause de ce parti pris graphique. Lucas Pope a suffisamment bien travaillé sur le design de son jeu pour qu’on finisse vite par oublier le noir et blanc et qu’on se promène dans le bateau comme un matelot de l’Obra Dinn.
Autre élément artistique d’importance : les scènes figées de la mort d’un personnage. L’idée est très intéressante (en partie liée à des questions de technique et de budget j’imagine) et magnifiquement exécutée. On assiste à la vie d’une partie du navire à un moment T, figé dans le temps. Certains vaquent à leurs occupations, d’autres sont liés de près ou de loin à la mort du personnage, et toute cette myriade de poses et de visages figés mais très expressifs possède quelque chose de très beau. C’est à la fois une mine d’informations, mais aussi un véritable tableau à chaque fois.
Return of the Obra Dinn est le meilleur jeu vidéo d’enquête, je l’ai dit dans mon intro. Mais est-il parfait ? Non, il ne l’est pas, mais franchement, c’est presque du chipotage. En fait, j’ai deux reproches à lui faire. Premièrement, j’ai trouvé que la difficulté était gonflée artificiellement pour trouver, parfois, la cause de la mort des personnages. On est obligé de jouer sur les mots car ça manque de clarté. Deuxièmement, je trouve dommage de devoir découvrir le destin d’un certain nombre personnages en fonctionnant par élimination. Le jeu est tellement riche et fourmille de tant de détails, que j’aurais bien voulu qu’on puisse deviner à coup sûr l’identité de la totalité des membres du navire.
Ce sont mes deux seuls reproches, et ils ne pèsent pas bien lourd face à la tonne de qualités du jeu. J’ai beau réfléchir, je ne vois aucun autre défaut.
Return of the Obra Dinn est moins un ovni vidéoludique que ne l’était Paper’s Please, car son genre est plus clairement défini. Seulement, Lucas Pope propose ici quelque chose que je n’ai jamais vu ailleurs : un jeu d’exception mêlant histoire passionnante racontée de manière très originale, direction artistique osée mais très réussie et une enquête extrêmement bien construite, réglée au cordeau et faisant la part belle au cerveau du joueur. Si ce n’est pas un ovni, c’est assurément un jeu qui marquera l’industrie du jeu vidéo. Le meilleur jeu d’enquête que vous puissiez trouver, tout simplement.
Cet utilisateur l'a également mis dans ses coups de cœur et l'a ajouté à ses listes Les meilleurs jeux vidéo des années 2010, Les jeux qui ont marqué ma vie de joueur, Ma vie-déoludique, Mon année 2018 en jeux vidéo et Ces jeux à faire en couple
Créée
le 12 nov. 2018
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