Grâce aux créations d'une communauté restreinte mais très productive, les chefs-d’œuvre que sont les deux premiers Thief ont continué de voir leur contenu s'enrichir grâce aux fan missions. Plus ou moins ambitieux, plus ou moins réussis, les contenus de la communauté n'ont eu cesse de s'améliorer au fil des années. Et alors que le flux de nouvelles missions continue à se tarir, arrive Thief: the Black Parade. Fruit de sept ans de développement, mais aussi le point culminant d'une expérience accumulée par 25 ans passés à travailler sur des titres toujours aussi fascinants. The Black Parade (TBP) n'est pas qu'une chouette campagne. C'est un jeu que j'ai regretté avoir traversé sans retenue comme le dernier des gloutons, et une replongée dans l'univers de Thief qu'on ne reverra pas de sitôt.
Le jeu vous invitera à incarner Hume, protagoniste original et moins scrupuleux encore que celui des jeux de base, qui se retrouvera impliqué bien malgré lui dans une conspiration mettant en jeu le sort de toute la cité. S'il n'atteint pas les hauteurs de Thief 1 et 2, qui restent pour moi un modèle de cohérence entre world building, thèmes et gameplay, le scénario de TBP s'en sort honorablement. Le style de Thief y est parfaitement respecté (les cinématiques d'intro et de fin sont aussi magnifiques et fauchées qu'en 98), et le titre fait tout son possible pour respecter l'univers, en reliant un peu mieux les différents opus de la franchise à travers textes et clins d’œil. Il tente aussi de l'enrichir en prenant une direction un peu différente. Je n'ai pas apprécié la totalité des choix, mais ça tient bien la route. Je n'ai cependant pas trouvé le tout inoubliable, la faute à une certaine dispersion dans la suite des évènements, où le jeu cherche avant tout à nous balader d'un point à l'autre, et surtout à cause d'un antagoniste assez faible qui ne parvient pas à lier le tout. Il y en a un, mais il est peu présent, très banal, et la mise en place de l'opposition avec Hume est assez artificielle. C'est un peu dommage, mais cela reste une balade très sympathique dans l'univers de Thief, dont le respect de l’œuvre originale la laisse parfaitement s'intégrer dans la franchise, et qui justifie très bien le nombre considérable de larcins que l'on s’apprête à commettre.
Mécaniquement, TBP est identique au titre de 1998, en dehors de deux ou trois ajouts pour la forme. On y retrouve donc les déplacements souples, les gadgets et la gestion poussée de la lumière et du son du jeu original. Un système certes vieillissant sur certains aspects mais riche, qui trouve parfaitement l'équilibre entre liberté d'action et contrainte, et dont le potentiel dépend entièrement de la conception de ses niveaux. Tout l'intérêt de Thief se révèle à travers ses immenses cartes que le joueur doit traverser, apprenant à naviguer discrètement entre les nombreux passages interconnectés et les ennemis, utilisant stratégiquement ses ressources pour modifier l'environnement à son avantage. Il laisse une grande liberté au joueur et ne le prend jamais par la main, préférant encourager l'exploration et l'usage intelligent des outils et indices à sa disposition (notamment les géniales cartes diégétiques, que l'on retrouve ici). Le level design des deux premiers Thief est sans doute parmi les meilleurs du jeu vidéo. The Black Parade en tire les leçons et propose des niveaux encore plus riches, variés et ouverts que ses modèles. Ses meilleurs passages égalent aisément ceux des jeux originaux, sans tomber dans les travers de ces derniers: j'ai beau les adorer, y avait clairement des moments en dessous. Ici, chaque passage est peaufiné, chaque salle dispose d'un passage détourné et chaque mission est un modèle de cohérence, si bien qu'on en oublie toute l'artificialité. L'envergure de chaque niveau perd d'abord le joueur, qui apprend petit à petit à naviguer ses entrailles comme une ombre pour parvenir à ses fins. Cela nécessite de l'observation et de la planification, puisque le titre laisse autant le joueur se débrouiller que ses modèles (sans tomber dans un design abscons comme peuvent le faire certaines fan missions). TBP prend le meilleur de Thief en laissant de côté le pire.
Le jeu n'est cependant pas à l'abri de quelques défauts. En dehors d'un premier et surtout dernier niveau pas aussi marquants, mon principal reproche se porterait sur le classicisme conceptuel de ses missions. Si elles proposent un contenu varié et original, leur postulat et leurs objectifs seront typiques de Thief et surtout des fan missions les plus populaires. Une mission d'exploration de quartier, des tombes à explorer et biens sûr des manoirs où tout chiper. Ce sentiment est renforcé par la reprise ponctuelle de scénarios tout droit tirés de Thief 1 pour en offrir une version revisitée. Ironiquement, même les jeux de base, en proposant des objectifs et des contextes différents, sortaient plus des sentiers battus que cette mouture, qui fait en quelque sorte office de best off des types de missions les plus courantes de la communauté. Cela reste une décision compréhensible, d'autant plus que comme évoqué plus haut, quasiment tous les niveaux de TBP sont sans doute parmi les meilleurs de leurs catégories. Les missions 4, 8 et 9 sont notamment pour moi exceptionnelles.
Mais au delà de la mécanique pure, les Thief se démarquaient aussi par une atmosphère sinistre et oppressante qui donnaient vie et tension à chaque niveau, notamment à travers le sound design. TBP se montre là aussi le digne héritier de ses modèles. Je n'ai pas remarqué de grosses nouveautés au niveau sonore, mais cela reste tout aussi remarquable que dans le jeu de base. Le travail visuel est le plus impressionnant. Les environnements sont détaillés et les background sont beaucoup plus riches qu'auparavant. La ville est plus entassée et écrasante que jamais, tout en respectant la DA du jeu de base. La variété est aussi à saluer. Des châteaux de nobles aux coins les plus profonds de la terre, vous verrez du pays, et certains décors laisseront une empreinte certaine. Le pauvre Dark engine est au bout du rouleau, j'ai même eu droit à quelques chutes de framerate. Il y a aussi quelques choix plus discutables. J'ai parfois eu l'impression que la plastique de certains lieux aient un peu pris le pas sur la fonctionnalité: Il pouvait y avoir une certaine confusion entre ce qui constituait une ombre dans laquelle je pouvais me cacher ou non, bien que ce soit rare. Aussi, même si j'apprécie l'ambition, le moteur vieux de 25 ans a des limites un peu difficiles à franchir, surtout en matière d'animation. Mettre des PNJ qui dansent sur trois frames, c'était osé. Et malgré un bestiaire aussi horrifique que varié, rien ne sera plus flippant que la tentative de TBP d'inclure des chevaux à son casting.
Grandiose dans son level design, Thief: the Black Parade est à bien des égards la digne suite de the Dark Project et the Metal Age. On peut lui reprocher quelques trucs, notamment un certain manque d'audace dans ce qu'il propose, même s'il est peut être un peu rude de le juger en tant que jeu à part entière, plutôt qu'un projet communautaire exceptionnel. Mais cela montre aussi à quel point il en est digne. Avec un moteur plus vieux que moi et beaucoup de talent, les devs de feuillade industries nous pondent un très grand jeu d'infiltration, et un excellent jeu tout court, dont la générosité dépasse celle de beaucoup de ses contemporains et qui justifierait bien qu'on passe à la caisse. Pas de bol, c'est gratuit.