Vestaria Saga (part 1)
8.4
Vestaria Saga (part 1)

Jeu de Shōzō Kaga (2016PC)

Pour ceux qui savent, Shouzou Kaga n’est jamais que le créateur de Fire Emblem, la saga de Tactical RPG la plus connue au monde – et dont la popularité ne cesse de croître même si cela fait un bon moment que le fondateur a quitté le navire. Kaga est responsable de certains des opus les plus aimés et audacieux de la série ; sans compter les illustres pionniers qui ont tout de même pris du plomb dans l’aile avec l’âge, on lui doit tout de même Genealogy of the Holy War et Thracia 776, qui ont proposé tellement d’éléments de gameplay novateurs et expérimentaux que la plupart des suivants paraissent bien sages en comparaison. Il a aussi créé une nouvelle série T-RPG publiée chez Sony après son départ de chez Intelligent System, Tear Ring Saga, mais si on en croit les procès intentés (quoique perdus) par Nintendo on peut facilement induire sans y avoir joué que les similitudes avec FE sont légion. Depuis 2005 c’est le silence radio pour Kaga, qui semble avoir officiellement pris sa retraite. Sauf que pour le développeur, ce mot n’est visiblement pas synonyme de doigts-de-pieds en éventail sous les cocotiers à profiter de l’écoulement tranquille de la vie. En 2016 sort un nouveau jeu- pardon une nouvelle saga : Vestaria Saga. Dans son coin, en indépendant avec une petite team, Kaga préparait un « petit projet fait sur son temps libre », sans aucun but commercial ni ambition de rivaliser avec ses concurrents. 3 ans plus tard, le jeu obtient une traduction : le jeu peut donc s'exporter jusqu'à nous.


Je ne connais pas encore les Tear Ring Saga, mais Fire Emblem, ça oui. À 12 ans l’opus sur GBA, premier à sortir au-delà des frontières nippones, m’a ouvert à la saga et en même temps au genre du T-RPG. J’ai joué à une dizaine d’épisodes mais il n’en faut pas tant pour certifier que oui, Vestaria Saga est un Fire Emblem. Qui ne dit pas son nom et se protège suffisamment pour ne pas avoir d’emmerdes légales, mais impossible de dire autre chose. Pour en parler, je me centrerai davantage sur ce qui précisément le distingue de ses aînés ; c’est le plus honnête car évidemment en tant que connoisseur c’est à ces nuances que j’ai d’abord été sensible.


L’évidence qui frappe d’emblée c’est bien sûr la modestie des moyens ; la map et l’interface de jeu sortent de RPG maker, les skins des personnages sont réduits à une petite miniature sans corps ni expressions, les animations de combat sont rigides et hachées, les unités promues n’ont que très rarement un skin différent (et encore il s’agit souvent d’un réarrangement de couleurs). Un bon point est accordé aux écrans de chapitres, sans doute tirés de peintures libres de droit mais qui font leur petit effet. Si vous jouez à FE pour les graphismes et les waifus médiévales fantastiques, passez votre chemin.


En revanche si vous aimez JOUER, Vestaria vous offrira une expérience plus riche et profonde que la plupart des Fire Emblem officiels, surtout ceux développés après le départ de Kaga. La première proposition remarquable du jeu c’est son système de sauvegarde. Dans la plupart des Fire Emblem, il est impossible d’imprimer une sauvegarde en cours de chapitre ; il est possible de suspendre afin de faire une pause et reprendre le combat plus tard, mais le retour en arrière est impossible à moins de reprendre depuis le début. Genealogy, sans aucun doute le meilleur FE de Kaga, permettait en revanche de sauvegarder à chaque début de tour – ce qui peut s’entendre au vu de la taille gargantuesque des maps, mais qui diminuait significativement le poids des décisions du joueur (un enjeu qui est pour moi l’une des forces de la série). Vestaria fait le choix de permettre une sauvegarde tous les 5 tours. C’est un compromis qui m’a semblé juste ; le jeu a des chapitres plus longs que la plupart des FE et à l’instar de Genealogy ils se décomposent souvent en étapes ; les objectifs changent, les cartes sont rebattues, le joueur est pris à revers. On réalise vite que 5 tours en fin de compte c’est long, surtout sur un jeu aussi exigeant que Vestaria – et il faut parfois prier pour que les tours les plus cruciaux (et les plus risqués en termes de probabilités) tombent sur un multiple de 5.


Puisqu’on parle des maps, Vestaria fait preuve d’une audace assez formidable dans ses choix de design. Une fois passé le niveau tuto, le jeu s’amuse à déconcerter les habitudes des vétérans en les lançant sur de fausses pistes (sur les recrutements notamment, il s’agira de comprendre qu’au contraire des FE la transparence est de mise : un menu indique sans ambiguïté quel personnage peut parler à quel autre) – les chapitres en eux-mêmes sont toujours chargés, la plupart du temps inventifs et régulièrement brillants. Bien sûr ça n’empêche pas le jeu d’avoir ses maps laborieuses et longuettes (difficile de passer un bon moment dans un map de désert quelle qu’elle soit) mais au moins on ne se tape pas de marais empoisonné ni de brouillard de guerre. Vestaria s’applique à rendre chaque chapitre mémorable, et malgré son passage par certaines balises inévitables je n’ai jamais eu le sentiment qu’une map était là pour faire du remplissage. Le chapitre 5 est une bonne claque en termes d’amplitude et de complexité ; une erreur dans la planification de la stratégie obligera à reset, et la quantité d’actions spécifiques à effectuer pour progresser est massive pour ce stade du jeu (même si le jeu vous donne tous les outils pour vous en sortir). Le chapitre final sera une extrapolation de ce principe puissance 10 (je ris encore en repensant à la map et ses mécanismes de taré).


Ces maps retorses et luxuriantes, dans lesquelles vous serez bien souvent obligés de séparer votre armée en plusieurs factions, obligeront le joueur à ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier et entrainer un grand nombre d’unités en parallèle. Contrairement à beaucoup de FE, vous n’aurez pas (souvent) ce sentiment de frustration de devoir laisser certaines unités sur le banc ; à partir d’un certain stade c’est toutes vos unités qui seront impliquées dans le combat, et celles que vous n’aurez pas un minimum entraîné deviendront vite des boulets qu’il faudra protéger de balles perdues. Très honnêtement, j’ai de la chance d’avoir développé l’habitude (depuis pokémon, jeu qui ironiquement ne nécessite pas du tout cette approche) quasi-maladive d’entrainer mes persos de manière égalitaire – et d’avoir un petit faible pour les unités qui rejoignent tardivement l’aventure avec un petit niveau – si je n’avais pas procédé ainsi j’aurais pu me softlock purement et simplement. C’est un point qui, selon votre style de jeu, peut faire de Vestaria une expérience injuste. (spoiler : Sur la fin du jeu votre armée est séparée en deux – les unités de la nation de base et celle de la nation des plaines ; si vous avez par malheur concentré vos efforts sur une seule partie des unités, les prochains chapitres peuvent s’avérer parfaitement imbattables. D’autant que la nation du désert n’a pas accès à l’inventaire… comme ce sont de surcroit des unités qui arrivent plus tard dans le jeu, ça fait de ces chapitres des défis terriblement piégeux).


Pour tout de même relativiser ce choix de design (malheureusement arbitraire car jamais présagé au cours du jeu), je soulignerai deux choses :
- Le gain d’expérience est très élevé sur ce jeu et ne semble pas s’ajuster en fonction des niveaux, si bien qu’une unité bien nourrie sur 1 chapitre pourra facilement grimper les niveaux 4 à 4 ;
- Les unités elles-mêmes sont si variées entre elles et dispose de tellement d’outils (objets de buff, aptitudes innées ou acquises, armes spécifiques et ultra variées…) que même si l’obstacle qui se présente face à vous est intimidant vous avez en réalité une myriade d’approches possibles.
J’insiste sur le sentiment assez grisant de liberté qu’on peut avoir par moments lorsque nos unités grandissent et que notre armée se diversifie. Paradoxalement le jeu est pourtant très dirigiste sur certains points ; au contraire d’un Three Houses où c’est la fête à la saucisse, ici vous avez assez peu d’options en termes de croissance d’unité. Disons que vous ne pouvez pas vraiment faire des « build » individuels. Si votre archer est destiné à avoir plus de gain de magie que de force, vous n’y pourrez (presque) rien changer. En revanche votre armée devient la plus éclectique des couteaux suisses qu’on ait vu de mémoire de FE-fag (petit shout-out à toutes ces classes uniques très chouettes à utiliser – et à abuser).


Et pour couronner le tout, peut-être le plus important des éléments de gameplay de Vestaria : son arsenal d’armes. Kaga en a fait le nerf de la guerre ; vous trouverez ici au moins 3x plus d’armes que dans n’importe quel Fire Emblem. Des armes à 1, 2, 3 cases de portée, 6 à 12 si vous avez la chance d’être mage ou arbalétrier, des armes magiques de tous types, des épées et arcs réservés aux femmes (oui oui, et l’inverse n’est d’ailleurs pas vrai), des armes qui ne s’utilisent qu’une fois ou deux mais avec une patate phénoménale, des armes avec 99 utilisations, des armes spécifiques à un perso, une variété improbable d’armes « ordinaires » mais dont le poids, les dommages et la précision varient de manière infinitésimales, des armes qui confèrent des aptitudes, etc etc. Tant et si bien que, malgré la pression certaine du « destin » appliquée à vos personnages par leur évolution statistique, Vestaria devient rapidement un jeu où la gestion et la répartition des ressources prend une place centrale. Prenez une unité qui n’a jamais servi à rien jusqu’à présent car sa fichue stat de force ne grimpe pas alors que celle de magie s’envole, donnez-lui une arme magique et pouf d’un coup d’un seul elle devient votre meilleure unité. Vous avez un danseur extrêmement fragile ? Pas de panique, le jeu lui confère une arme qui lui permet d’attaquer systématiquement en premier et dont chaque coup paralyse immédiatement l’adversaire jusqu’à la fin du tour ; et voilà votre danseur capable de se positionner en plein danger sans le moindre risque ; cependant cette super arme n’a pas plus de 20 utilisations... Et cetera, et cetera. En cela le changement du fonctionnement de la statistique de maîtrise des armes est crucial – au lieu d’avoir une compétence lance, une compétence épée etc, qui augment à mesure que vous utilisez ladite arme ; vous avez une statistique comme les autres qui prend en charge tout l’armement possible. Ainsi certaines unités n’auront jamais de maîtrise de quoique ce soit à part l’arme spécifique qui leur est attribuée – cette unité sera donc « à usage limité », extrêmement compétente à 1 chose en particulier mais qui risque l’épuisement si vous en abusez. Pour boucler la boucle, vous aurez à disposition des consommables (cachés sur la map, à voler aux ennemis, à acheter dans certains magasins…) qui restaureront la durabilité d’une arme. Les obtenir sera ardu mais vous soulagera énormément, car avec l’accentuation de l’importance des armes dans ce jeu certains chapitres pourront être joués totalement différemment si certaines unités peuvent abuser de leur armement sans crainte de tomber à court de jus. Vous avez également une unité « bonne à tout faire », incapable d’infliger le moindre dégât conséquent mais qui a tout l’inventaire à sa disposition et a la capacité de restaurer un point de durabilité à l’arme qu’il porte à chaque tour de jeu à raison de 20 tours par map. Bref, les armes et encore les armes.


Ce genre d’excentricité donne un sentiment global que Kaga n’a pas eu à se poser la question de si ce jeu devait se vendre ou non (il est disponible gratuitement sur le site). Pas de pression de producteurs = expérimentation joyeuse et peu de compromis. On le voit également dans le ton de l’écriture – la liberté de ton. L’histoire racontée est du plus grand sérieux, mais d’une part les dialogues ne sont pas édulcorés par la nécessité d’éviter la censure (on a donc des injures, sous-entendus et diverses expressions imagées qui font plaisir à lire et donnent le sourire) et d’autre part « in game » les PNJ rencontrés dans les maisons/villages sont souvent loufoques et n’hésitent pas à briser joyeusement le 4ème mur. De manière générale je ne suis pas très impliqué dans les scénarios des Fire Emblem ; il peut y avoir des twists divertissants ici et là et certains dialogues de soutien savoureux, mais la plupart du temps ça ne casse pas trois pattes à un brigand. Mais je dois bien avouer que celle de Vestaria a su me captiver. Ce n’était pas gagné au début car le jeu a beaucoup plus de temps de dialogues et d’exposition qu’un Fire Emblem classique entre deux combats, et je perdais vite patience. Mais au bout d’un moment j’ai fini par me demander ce qui nécessitait tant de temps et je me suis pris au jeu. En fin de compte Vestaria prend énormément de peine (et de temps) pour incarner son monde, et met dans l’écriture les ressources qu’il n’a pas pu s’offrir dans le visuel. Chaque nation a son fonctionnement, ses luttes, son histoire, ses relations diplomatiques, à un degré plus fouillé que je ne l’aurais cru, et les personnages ont, eux aussi, un charisme à l’écrit qu’ils n’ont pas vraiment de visu. Une fois venue la fin du jeu, chaque membre du cast a eu ses moments de brillance. L’autre Lord du jeu (le mec à cheval là) est d’ailleurs l’un des protagonistes les plus intéressants de la série – bien plus que sa contrepartie nécessaire dans ce jeu-ci, Zade, qui joue le rôle du héros un peu plat.


Lorsque vient le temps de faire le bilan, il s’agit pas de dire que Vestaria est un jeu sans défaut ; en plus des points évoqués plus haut je rajouterais une certaine inconsistance de l’IA (qui semble moins acérée que sur les Fire Emblem plus récents, c’est dire), difficile de savoir l’avance quelle unité sera attaquée, ils ne vont pas toujours s’en prendre à une unité faible ou qui ne peut pas riposter… c’est mystérieux. J’aurais apprécié la conservation de certaines innovations des jeux plus récents – notamment la possibilité de sauver une unité avec en contrepartie un malus de mouvement et de diverses stats. Mais au bout du compte ce qui me reste c’est cette absence de compromis et cette décision de tenter beaucoup de choses sans trop se soucier du backlash ; à mon humble avis ça paye bien plus souvent que ça ne rate. Si vous avez aimé Genealogy of the Holy War, Thracia, foncez. Si vous aimez les RPG tactique en général de toute façon, foncez. La traduction du sequel devrait sortir courant 2022 donc si vous ne tardez pas à vous y mettre vous serez dans les temps pour embrayer avec le 2 ! Même si vu le morceau que c’est vous aurez peut-être – comme moi – l’envie de faire une pause après une première run.

TWazoo
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le 2 mars 2022

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