Warframe
6.6
Warframe

Jeu de Digital Extremes (2013PC)

A votre service


Les jeux de farm ne m'intéressent pas. En général, je fuis même la répétitivité comme le soleil fuit l'obscurité. Pourtant, elle structure inéluctablement notre réalité, hante notre quotidien d'une menace sourde d'ennui et de stagnation. Parfois, cependant, elle nous guide sur le sentier opposé et invite à l'évolution. Pour améliorer une compétence, un geste, une connaissance, il faut accepter de s'y confronter encore et encore. La répétition peut être source d'accomplissement.


Toute notion d'accomplissement au sein d'un jeu-service est cependant illusoire. Rejeton bâtard d'un ultralibéralisme protéiforme, le jeu-service n'est animé que par une seule obsession: celle de vous voler le plus grand nombre d'heures de vie possible. Pour créer une dépendance. Que vous nourrirez en aérant votre larfeuille. La promesse ? Un contenu virtuellement infini, constamment remis à jour. Un univers en expansion dont vous ne pourrez fatalement jamais caresser les frontières.


Ce système intrinsèquement malsain est celui de notre société toute entière. Le produit fini, qui vous appartient, ne peut vous être vendu qu'une fois. Absurde, pour un capitalisme agressif. Il est bien plus intéressant de vous délivrer, morceau par morceau, une chimère aux contours indéfinis, qui ne vous rassasie jamais, qui vous incite chaque fois à en reprendre une nouvelle dose. Le système économique des dealers de drogue. Mais aussi celui d'une partie croissante de notre divertissement, héroïne du consommateur.


Car qu'est-ce que ces services de streaming tels que Netflix, Apple TV+ et autres Amazon Prime Video ? Des centaines de séries à rallonge, aux saisons toujours renouvelées, que les plus aficionados dévorent en un binge watching fièrement revendiqué. Bien avant, les bandes-dessinées s'étaient déjà engouffrées dans la brèche: combien de héros de comics et de manga sont régulièrement publiés depuis plusieurs décennies ? Quelle noble conclusion espérer pour Batman ou Son Gokû ?


Le pire, dans tout cela, c'est qu'il ne s'agit même pas d'une recherche de la "sensation". La société-service ne vend que de l'habitude et une impression de confort. Peu importe si votre jeu ne vous amuse plus comme aux premières heures: vous avez des objectifs, du genre que vous vous fixez vous-mêmes pour prouver votre condition d'Homme libre. Peu importe si tout cela se résume en fait à des milliers d'heures de farm, à la répétition abrutissante de tâches virtuelles devenues corvée. Le plaisir n'est plus vraiment dans le jeu, mais dans les récompenses assurées au bout du calvaire. Des armes ou des éléments cosmétiques virtuels qui assurent l'auto-alimentation de la boucle éternelle.


Un jeu à deux visages


Dans ce marasme, pourtant, surnagent quelques titres. Warframe fait partie de ceux-ci. Un jeu réellement gratuit, c'est à dire qui vous donne accès à l’entièreté de son contenu, hors cosmétiques, même si vous ne déboursez pas un euro. Un jeu qui propose un véritable univers, avec une mythologie de type space-opera dévoilée à travers d'authentiques quêtes scénarisées et une foultitude de documents à découvrir au gré de vos recherches. Aussi étrange que cela puisse paraitre, il y a une véritable œuvre qui parvient à cohabiter avec un service vertigineux: des dizaines de personnages jouables, disposant chacun de pouvoirs uniques; des centaines d'armes, des milliers de décors générés de manière semi-aléatoire, des événements spéciaux réguliers avec de nouvelles règles spécifiques, un vaisseau pour voyager dans tout le système solaire, un autre vaisseau - de combat celui-ci - pour participer à des joutes spatiales, des hoverboards, des méchas et des tas d'autres choses qu'il serait indigent d'énumérer dans une critique déjà beaucoup trop longue.


Cette caverne d'Ali-Ninja numérique est presque totalement personnalisable. Il existe littéralement des milliards de combinaisons possibles, au point où chaque joueur bénéficiera, de facto, d'une expérience unique. J'ai moi-même joué à Warframe plus d'un millier d'heures en un an avant d'avoir fait le tour de ce que je voulais voir. Seulement 12 euros volontairement déboursés, pour me donner un coup de pouce en jeu et pour supporter les développeurs, ce qui n'est certes pas cher payé au vu du temps consenti. Warframe est l'un des jeux gratuits les plus éthiques et les plus profonds que vous puissiez trouver en ce moment, c'est un fait généralement reconnu. Mais cela suffit-il à en faire une expérience saine pour autant ? Rien n'est moins sur.


Dans ce millier d'heures consacrées à la découverte d'une nouvelle façon de jouer, c'est l’œuvre nichée au sein du service qui aura réussi à me prendre dans ses filets. Le scénario est intriguant, bourré de péripéties, de personnages étonnamment bien écrits et le tout prend place dans un univers fascinant de par sa richesse et sa cohérence. A la manière d'un Dark Souls, quoique de façon bien plus généreuse, Warframe vous invite à fouiller, à lire, à décrypter une histoire millénaire qui fait peu à peu sens. La plupart des personnages et des éléments que vous croiserez durant votre aventure possède sa vie propre qui vient nourrir un peu plus la complexité de l'ensemble. Loin d'être froid, le scénario parvient également à ménager quelques grands moments d'émotion, parfois de manière remarquablement sobre, parfois de façon plus épique. L'aventure de Warframe se révèle plus riche que bon nombre de jeux AAA plus ou moins récents.


La tentation du rien étonne


Il y aurait moyen de s'en tenir à ce cœur narratif et de limiter notre incursion dans le farm impitoyable, sauvant du néant un nombre impressionnant d'heures de vie. Mais tout, dans Warframe, est conçu pour que vous y pensiez régulièrement. De nombreux systèmes dans le jeu reposent sur des cycles et des comptes à rebours. Revenir dans le jeu au bon moment, c'est l'assurance d'avoir sa petite dose d'endorphine bien méritée, puisqu'elle viendra couronner une certaine patience du joueur. D'autres bonbons sucrés sont accessibles, par exemple, en montant de réputation auprès de différents syndicats, synonymes de missions extrêmement nombreuses et répétitives. Le moindre objet, la moindre arme demande un investissement en temps auquel on finit tragiquement par ne plus faire attention.


Presque rien n'étant expliqué en cours de partie, vous devrez nécessairement consacrer plusieurs heures hors jeu à consulter un wiki ou des vidéos explicatives sur Youtube, du moins, quand vous ne serez pas occupés à suivre des streams Twitch donnant accès à une multitude de petites récompenses inutilement indispensables... Vous l'aurez compris, Warframe est un vampire ludique, un monstre qui ne vous attaque jamais frontalement mais vers lequel vous vous sentirez inéluctablement attirés une fois passé le cap d'un certain investissement de votre part. On ne passe pas autant de temps à comprendre et maitriser quelque chose pour s'en désintéresser de sitôt...


Bien sûr, il n'y a pas de souci à engloutir votre temps libre dans une activité amusante, mais Warframe est-il toujours réellement amusant, justement, avec son gameplay ultra-nerveux et addictif ? Selon moi, le farm outrancier ne sera jamais une activité ludique digne de ce nom, quelle que soit la qualité de l'enrobage. Il s'agit juste de temps de cerveau disponible, à peine plus digne que les interminables pages de pubs de TF1.


Je suis embêté. Il y a dans Warframe énormément de qualités et d'authentiques morceaux de bravoure qui se démarquent dans le monde du jeu vidéo. Un véritable plaisir ludique qui sera proportionnel à la curiosité de chaque joueur. C'est également un vecteur de rencontres avec une communauté globalement plaisante et un formidable terrain de jeu à partager avec ses amis. Mais il y a aussi un processus malsain qui grouille en permanence, dans les soubassements, et qui vous déconnecte en quelque sorte de vous-mêmes. C'est une expérience à tenter, si vous êtes curieux, en toute conscience des risques, mais c'est aussi quelque chose qu'il faut savoir arrêter à temps. Parce qu'il n'y aura jamais de générique de fin pour vous sortir de votre confortable torpeur.

Amrit
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le 3 nov. 2021

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