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Les Insoumuses : réalisatrices francophones des années 70-80

21 octobre 2024 (Modifié le 21 octobre 2024)

De Jeanne Dielman à Sois belle et tais-toi ! À l’occasion de l’exposition au Jeu de Paume et de la rétrospective du cinéma signé Chantal Akerman à Paris, nous revisitons la filmographie des réalisatrices francophones entre les années 70 et 80, disponibles sur MUBI. Cette sélection a été faite à l’aide de notre outil Explorer streaming.

Janvier 1975. La jeune cinéaste Chantal Akerman, à peine 25 ans, se lance dans l’écriture du film Jeanne Dielman, 23, quai du commerce. Le scénario est écrit très rapidement, en quinze jours, et pourtant son écriture possède la précision d’un roman, avec une attention minutieuse aux détails, aux gestes, aux rituels et surtout aux silences. Puisque son intention est de rendre visible l’inaperçu, de révéler l’invisible : la vie d’une veuve et femme au foyer avec son fils qui se prostitue pour joindre les deux bouts.

« Je dis toujours, les gens sortent d’un film et quand le film est bien, ils disent : ”On n’a pas senti le temps passer”. Et moi, ce que je veux, c’est que les gens sentent en eux le temps passer. Donc, je ne leur ai pas volé ces deux heures. Ils les ont vécues. »

Ce scénario donnera naissance à un film-tragédie grecque de trois heures et vingt et une minutes, réalisé avec une équipe complètement féminine, ce qui, à l’époque, fut scandaleux.

« Beaucoup de postes étaient exclus pour les femmes à l’epoque et moi, je voulais montrer que c’etait tout à fait possible… »

Le rôle principal, celui de la femme au foyer, est incarné par la sublime Delphine Seyrig. Cette dernière, bien que dissonante avec le personnage, a justement été choisie pour cela. Akerman a écrit Jeanne Dielman avec Seyrig "complètement en tête" car elle n’était pas du tout ce personnage, elle était une “grande dame”. Plus tard la réalisatrice dévoilera : si elle avait pris quelqu’un qui fait le lit et la vaisselle, on ne l’aurait pas vue, tout comme les hommes ne voient pas ces femmes qui accomplissent ces tâches. Il fallait donc quelqu’un que l’on n’a pas l’habitude de voir faire la vaisselle, quelqu'un avec une posture aristocratique et c’était Delphine. Jeanne Dielman a été désignée en décembre 2022 comme le meilleur film de tous les temps par le magazine Sight & Sound, la publication officielle du British Film Institute.

« Le lendemain de la projection de ce film à Cannes, à là Quinzaine des réalisateurs, 50 personnes me demandaient le film pour des festivals. J’ai fait le tour du monde avec. Le lendemain, j’existais en tant que cinéaste, et pas n’importe quel cinéaste. C’est-à-dire qu’à 25 ans, tout d’un coup, on m’a fait comprendre que j’étais une grande cinéaste. C’était agréable mais pénible, car je me demandais comment faire mieux. Et je ne sais pas si j’ai fait mieux...»

Ce film, rythmé par des rituels ménagers religieusement détaillés (Akerman a d’ailleurs expliqué que la ritualisation dans son film était inspirée de la vie juive orthodoxe qu’elle a vécu jusqu'à ses 8 ans puisque son grand père a habité avec elle et sa famille), dépeint une routine quotidienne qui apporte à la fois une sensation de paix et un choc. C’est une œuvre sur la banalité du mal et l’injustice, qui frappe par sa mise en scène chirurgicale et par sa durée moderniste à la Proust et Bergson.

Pendant plus de trois heures, nous suivons une femme au foyer. Nous devenons une femme au foyer, comme on devient femme en lisant « La femme mariée », un chapitre du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir ou La femme gelée, un roman d’Annie Ernaux. La transformation se passe au niveau des passions et des actions corporelles, au niveau de la sensation matérielle et charnelle. Il est effrayant de devenir femme ; ainsi, ce film extrêmement posé et observateur se modifie, dans la perception du spectateur, en un thriller glaçant.

« Les images littérales finissent par ne plus émouvoir ; il faut emprunter un autre chemin pour que les gens en face puissent exister et ressentir, dans un vrai face-à-face avec les images. »

On a utilisé l’outil de recherche streaming pour trouver les films féministes des années 70-80 à découvrir sur la plateforme MUBI :

L'UNE CHANTE, L'AUTRE PAS d’Agnès Varda

L’avis SC : L'une chante, l'autre pas d'Agnès Varda, véritable œuvre féministe, explore une amitié atypique entre deux femmes, Pauline et Suzanne, issues de milieux sociaux distincts et aux caractères opposés, sur une décennie dans les années 1970. L’avortement étant interdit en France à cette époque-là, le film ose de parler à ce thème qui reste tabou jusqu’à nos jours, abordant en tout subtilité et sensibilité exceptionnelle caractéristique pour Agnès Varda des questions liées à la maternité, le mariage et la lutte féministe des années, libération du désir et du diktat masculin. Malgré la profondeur des thèmes abordés, le film garde son côté insouciant, innocent et vibrant grâce au langage cinématographique de la comédie musicale avec des scènes spectaculaires en Iran. Bien que le film soit parfois jugé un peu long et au rythme inégal, ainsi que pour son style daté, il fait un document fort de son époque.

SOIS BELLE ET TAIS-TOI ! de Delphine Seyrig

L’avis SC : Un film auquel Jean-Luc Godard consacre une page dans son Introduction à une véritable histoire du cinéma. Sois belle et tais-toi ! est le seul long-métrage réalisé par Delphine Seyrig, un documentaire qui, par des entretiens bruts avec 23 actrices, expose les inégalités et le sexisme dans l'industrie cinématographique. En jouant avec l'inter-text (le titre du film reprend celui d’un film culte avec Belmondo), tout comme Une chante, l’autre pas et Jeanne Dielman, le film est à la fois universel et très ancré dans son époque. La réalisation visuellement simple met en avant des récits puissants : des témoignages sur les stéréotypes de genre et objectivation. Seyrig y donne une voix rare et nécessaire aux femmes du milieu avec des histoires uniques, comme celle de Maria Schneider, soulignant l'importance de la liberté d'expression dans un cadre trop souvent restrictif​.

LA FIANCÉE DU PIRATE de Nelly Kaplan

L’avis SC : Un film féministe radicale qui met en scène Bernadette Lafont, suivant l'histoire de Marie, une travailleuse du sexe avec un chevre domistiqué souvent prise pour une sorcière. Pleine d'esprit, acerbe et affirmée, une héroïne rebelle face à l'hypocrisie de la bourgeoisie villageoise. Elle se positionne comme la maître de son corps et intimide les hommes. Le ton est à la fois satirique et subversif, avec des touches d'humour noir. Si certaines critiques trouvent que le film n'a pas entièrement résisté à l'épreuve du temps, son message féministe et son atmosphère transgressive continuent de captiver les spectateurs​.

SIMONE BARBÈS OU LA VERTU de Marie-Claude Treilhou

L’avis SC : Un chef-d'œuvre méconnu du cinéma français. Ce film, réalisé en 1980 par Marie-Claude Treilhou, dépeint la nuit d'une ouvreuse de cinéma porno à Montparnasse, et se divise en trois lieux clos : un cinéma, un cabaret lesbien, et une voiture. La mise en scène minimaliste et les rencontres éphémères illustrent un questionnement subtil sur la solitude et le désir. Si certains aspects du film (acteurs, dialogues) peuvent sembler dépassés, l'intelligence et le tact de la réalisatrice restent extrêmement novateurs​.

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