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Rencontre avec... Aude-Léa Rapin et Souheila Yacoub pour Planète B

26 décembre 2024 (Modifié le 26 décembre 2024)

13 minutes

Nous avons rencontré la réalisatrice et l’actrice principale Souheila Yacoub pour échanger sur leur expérience sur le plateau de Planète B et leurs projets (encore secrets) à venir.


C’est une brise douce mais tranchante qui souffle sur le cinéma d’aujourd’hui : Aude-Léa Rapin, déjà remarquée pour son précédent long-métrage Les Héros ne meurent jamais, avec Adèle Haenel, revient avec Planète B. Ce film hybride oscille entre dystopie et drame intimiste, nous invitant à voyager dans un monde où l’imaginaire devient un outil essentiel de survie. Nous avons rencontré la réalisatrice et l’actrice principale Souheila Yacoub pour échanger sur leur expérience sur le plateau de Planète B et leurs projets (encore secrets) à venir.


Anna Strelchuk : Est-ce que notre réalité politique actuelle vous a inspiré pour faire ce genre de film ?


Aude-Léa Rapin : L’une des inspirations principales pour ce film a été l’élargissement, en 2014, par Vladimir Poutine en Russie, des lois contre le terrorisme à toute forme d’opposition politique. Cela m’a marqué, car il s’agit d’une mesure dans un pays doté d’un droit de veto, en Europe. Et cette dynamique pourrait, selon moi, s’étendre à d’autres pays européens, en fonction des courants politiques.

On observe comment des lois, censées à l'origine nous protéger, peuvent devenir liberticides. Cela m’a conduit à réfléchir sur les activistes écologistes, qui figurent parmi les groupes les plus surveillés et réprimés en Europe et aux États-Unis, presque au même titre que des djihadistes. Or, ces militants, bien qu’on puisse débattre de leurs méthodes, défendent des causes essentielles comme la protection de l’environnement, qui devrait mettre tout le monde d’accord. Comment est-il possible que ces luttes trouvent comme réponse la répression policière, et non une discussion politique ?

Une autre thématique centrale du film s’inscrit dans la réflexion dystopique autour de l’utilisation des technologies. Plutôt que de servir à améliorer nos conditions de vie, celles-ci sont souvent exploitées pour surveiller et réprimer les populations. Ces éléments, mêlant écologie, libertés publiques et dérives technologiques, sont vraiment le socle de ce projet.


Souheila Yacoub : Planète B résonne forcément avec les préoccupations de notre époque. Même si c’est une dystopie, il y a un miroir avec la réalité. Et c’est justement ce qui rend ce genre de projet si important : il nous pousse à réfléchir sur ce que nous voulons éviter à tout prix. Ces peurs existent, mais elles doivent aussi nous motiver à changer les choses avant qu’il ne soit trop tard.


AS : Est-ce que, selon vous, la technologie est un mal ?


A-LR : La technologie est intrinsèquement duale. Comme tout le monde, je m’en sers au quotidien, mais je suis aussi consciente des dérives, comme l’utilisation en Chine de la vidéosurveillance pour réprimer les populations ouïghoures, ce que je désapprouve fermement. Pendant le confinement, toute ma vie sociale, comme celle de tout le monde, s’est déplacée dans le virtuel, ce qui a permis de maintenir un lien malgré l’isolement.

Ce contexte m’a beaucoup fait réfléchir : alors qu’on cherche une "planète B" dans l’espace, la seule alternative que nous créons est un monde virtuel. Des entreprises comme Facebook développent déjà des technologies permettant de recréer des environnements immersifs, où des avatars interagissent comme dans une vie réelle. Je n’ai pas d’avis tranché sur ces évolutions, mais elles reflètent notre époque. Par ailleurs, j’espère que la technologie sera aussi capable de nous apporter des solutions concrètes, notamment pour lutter contre la pollution et préserver l’environnement.


AS : Pourquoi avez-vous choisi la science-fiction comme genre medium pour passer le message de votre film ?


A-LR : La science-fiction et la dystopie, encore peu explorées en Europe, offrent une manière unique de raconter le réel en s’en détachant légèrement. Ces genres permettent de parler du présent à travers un imaginaire décalé qui stimule la réflexion. Mes influences viennent d'auteurs comme Cronenberg ou du cinéma asiatique, même si elles n’étaient pas toujours conscientisées. Avec Planet B, l’enjeu était de produire un film marquant malgré un budget limité de 4,5 millions d’euros, bien loin des standards des grosses productions internationales. Cela nous a poussés à être créatifs, notamment grâce à une équipe jeune, internationale, et diversifiée, à l'image du film lui-même. Ce projet prouve qu’il est possible de réaliser de la science-fiction ambitieuse en Europe, avec des moyens réduits, et cela me donne envie de continuer dans cette voie.



AS : Et vous, avec Dune et Planète B à votre filmographie, la science-fiction est-elle un genre qui vous attire particulièrement ?


SY : En réalité, je ne suis pas une grande fan de science-fiction, du moins pas en tant que spectatrice. Ce n’est pas que je n’aime pas, mais je suis plus touchée par les films qui suscitent des émotions fortes, les films centrés sur des personnages humains et intimes. J’aime pleurer au cinéma, être émue par des récits profondément humains. La science-fiction, en général, me paraît parfois trop distante pour susciter ce genre d’émotions chez moi. Mais jouer dedans c'est génial. Après, Planète B est une exception : ses personnages sont tellement proches, humains et accessibles qu’ils réussissent à toucher profondément, même dans un cadre de science-fiction.


AS : Dune et Planète B sont deux projets de science-fiction, mais la différence de budget est énorme. Comment percevez-vous cet écart ?


SY : Pour moi, ces deux films sont totalement différents, et il est difficile de les comparer. La grande différence que j’ai remarquée entre un film à gros budget et un film à petit budget réside dans des aspects comme le son et l’organisation du tournage. Par exemple, aux États-Unis, on a la possibilité de filmer dans des décors vivants, avec des bruits naturels, et l’équipe technique gère cela sans souci. En revanche, en France, on doit souvent refaire les sons après le tournage pour éviter que le bruit ambiant n'interfère. Le confort sur le plateau est aussi différent : à Hollywood, on a plus de moyens et de temps, tandis qu’en France, on fait les choses en un temps plus court avec moins de personnel. Pourtant, j’ai adoré l’intimité et la solidarité qui se sont installées sur le tournage de Planète B, avec une équipe réduite mais très unie. Cette petite équipe a créé une atmosphère très familiale et collaborative, ce qui a été un vrai plus pour le film.


AS : Cette année, vous avez enchaîné les projets. Avez-vous l’impression que c’est une année charnière pour votre carrière ?


SY : Oui, clairement. C’est drôle, parce qu’au début, je ne m’en rendais pas compte, mais cette année a vraiment marqué un tournant pour moi. Les gens commencent à mieux me connaître, et je sens que mon nom est de plus en plus envisagé pour certains rôles. C’est vraiment gratifiant de voir cette évolution.

Cette année a été à la fois intense et excitante, avec des projets comme Planète BDune et Les Femmes au Balcon, le film de Noémie Merlant. Mon emploi du temps a été chargé, mais c’était une expérience incroyable. J’ai commencé l’année avec la pièce de théâtre Tous des oiseaux, où je jouais quotidiennement pendant un mois. Ensuite, j’ai enchaîné avec Dune tout en apprenant mes textes pour le film de Noémie Merlant. Puis, j’ai poursuivi directement avec le tournage de Planète B.

Même si c’était une période très intense, j’ai adoré, car chaque projet était unique et m’a permis d’explorer des rôles toujours plus intéressants. Après tout ça, j’avoue qu’une petite pause était bienvenue. Mais l’année n’est pas encore terminée : je suis actuellement sur un film américain. C’est un projet très original et inattendu, avec un petit budget mais une idée forte. Le tournage est particulièrement amusant. Je ne peux pas encore en dire beaucoup, mais c’est un tournage totalement différent de ce que j’ai fait jusqu’ici. Il s’agit d’un film d’horreur sur l’enfance de Jésus.



AS : Est-ce que votre passé de gymnaste vous aide pour réaliser les cascades, que ce soit dans Planète B ou dans d'autres films ?


SY : Ah, clairement ! Pour le film américain sur lequel je travaille en ce moment, heureusement que j’ai fait de la gymnastique, sinon je ne m’en serais pas sortie. Je suis bien contente d’avoir accumulé mes heures de sport ! Ce qui m’aide aussi énormément, et que je souligne souvent, c’est la discipline et le sens du travail en équipe que j’ai développés grâce à la gym. Je me suis forgée un mental d’acier, presque comme une athlète ou une soldate. Ça m’a permis de tenir le rythme sur des projets épuisants, comme celui-ci ou Femme au balcon, où j’étais à bout de forces. Sans cette discipline inculquée dès mon jeune âge, je n’aurais pas réussi à surmonter ces défis. Alors oui, merci la gym !

Mais au-delà de ça, j’ai toujours évolué en groupe, en équipe. J’adore ça ! J’ai du mal à être seule dans mon travail : les monologues, par exemple, ce n’est pas ma tasse de thé. J’aime jouer avec les autres, partager cette dynamique collective. Même si sur ce projet, mon personnage est souvent isolé, on a compensé avec une vraie complicité sur le plateau, notamment avec Léa. On est devenues très proches, et cette connexion m’a beaucoup soutenue.


AS : Que pensez-vous de la tendance actuelle dans le cinéma contemporain à mêler le cinéma de genre et le cinéma d’auteur ?


A-LR : Je pense que tout le monde devrait explorer le cinéma de genre. En Europe, et en France particulièrement, le croisement entre le cinéma d’auteur et le cinéma de genre est un phénomène très récent, mais il offre un potentiel immense. C’est, selon moi, essentiel pour l’avenir du cinéma en salles. Aujourd’hui, le public des salles de cinéma vieillit, et il est difficile d’attirer les jeunes, qui se tournent principalement vers les blockbusters américains ou les plateformes de streaming comme Netflix et Amazon. Croiser les deux approches, genre et auteur, est un moyen de redonner foi en la salle de cinéma et d’amener un public plus jeune à s’intéresser aux films européens. Cela va au-delà du simple plaisir artistique : c’est presque un devoir politique pour ma génération.

Sur un plan plus personnel, j’ai découvert la science-fiction tardivement, mes parents me l’ayant longtemps présenté comme un "sous-genre". Mais en explorant ses récits, j’ai trouvé une richesse incroyable, notamment pour penser le réel à travers un prisme décalé. Des autrices comme Ursula K. Le Guin m’ont particulièrement marquée, notamment par leur travail sur les personnages féminins. Ce manque de représentation des femmes, aussi bien dans les récits littéraires que dans le cinéma de genre, m’a interpellée. Mis à part quelques exceptions comme Alien avec Sigourney Weaver, les héroïnes sont rares. Cela m’a donné envie de contribuer à changer cette tendance.

Avec Planet B, j’ai voulu mettre en avant non seulement des femmes fortes, mais aussi des personnages souvent réduits à leur condition, comme les migrants. Je voulais qu’ils soient représentés autrement, pas uniquement comme des victimes, mais comme des figures héroïques, courageuses, capables d’agir au-delà des stéréotypes habituels. Il me semblait important de montrer des femmes activistes et écologistes, dans un cinéma de genre qui parle du monde actuel tout en le sublimant.


AS : Quels sont trois réalisateurs ou réalisatrices qui, selon vous, excellent dans cet équilibre ?


SY : Pour moi, Jordan Peele est un maître dans cet art. Avec des films comme Get Out, il parvient à dénoncer des réalités sociales très violentes, comme le racisme ou l’héritage de l’esclavage, tout en adoptant un ton burlesque et parfois humoristique, mais toujours captivant. Son approche, qui mêle thriller, comédie noire et critique sociale, est absolument fascinante.

J’aime aussi Quentin Dupieux, notamment pour son audace et son originalité. Par exemple, avec Yannick, il ose des choses très décalées tout en racontant des histoires hypnotisantes.

Enfin, du côté des réalisatrices, je citerais Aude-Léa Rapin avec Planète B, mais aussi Noémie Merlant. Elle réussit à mêler politique et divertissement avec beaucoup de talent, en y intégrant souvent une touche burlesque, d’humour ou de fantastique. Je trouve qu’elle a créé une sorte de nouveau genre, une forme de libération artistique portée par une vraie dérision. Et c’est précisément cela que j’adore.



AS : Quel est votre ressenti face à l’émergence d’une nouvelle génération de réalisatrices françaises, notamment dans le cinéma de genre ?


A-LR : C’est une immense chance de vivre cette époque où de nombreuses réalisatrices émergent, racontent des histoires uniques, et accèdent enfin à des budgets équivalents à ceux de leurs homologues masculins. Cela témoigne d’une avancée significative vers l’égalité dans le milieu. Voir des réalisatrices réinventer le cinéma de genre est particulièrement inspirant, et je suis fière de faire partie de cette génération. Il est essentiel maintenant de préserver ces acquis, car l’égalité reste fragile. À Cannes, cette année, la délégation française comptait plus de réalisatrices que de réalisateurs, ce qui est une première historique et un signe encourageant pour l’avenir.


AS : Dans votre film, on retrouve une grande diversité des deux côtés de la caméra, avec des acteurs de différentes cultures et une pluralité de langues. En Europe, cela semble encore assez différent de ce qui se fait dans la culture américaine, mais les choses évoluent. Ces choix de casting et de langues se sont-ils imposés naturellement pour vous, et pensez-vous que cela reflète une évolution de la société française ?


A-LR : Dès l'écriture, j'avais cette volonté de représenter un monde qui ressemble à celui que je connais, à mon entourage. Cette diversité à l’écran – les langues, les cultures, les accents – n’est pas simplement une question de style ou de hasard, mais une nécessité. Aujourd’hui, il me semble impensable de continuer à faire un cinéma où tout le monde est blanc, comme c’était souvent le cas il y a dix ans. Prendre conscience que c’est à nous, les réalisateurs, d’amener cette diversité à l’écran, c’est élargir les perspectives et rendre le monde plus vaste.

Sur le plateau, cette diversité enrichit aussi l’expérience. Elle nous sort de l’entre-soi, ce qui, à mon sens, est essentiel pour contrecarrer l’idée que la culture est une bulle déconnectée du monde. Représenter le monde réel, dans toute sa pluralité, est aussi une réponse politique, une manière de donner tort à ceux qui rejettent cette réalité.

Dans Planet B, cela passe par une multiplicité de langues et d’origines. Chaque choix de casting a été fait consciemment. Ces choix reflètent la diversité réelle, et c’est passionnant de travailler avec des acteurs issus de parcours aussi variés.

Cette richesse culturelle n’est pas un artifice. Les gens existent déjà, il suffit de les intégrer au récit pour créer un cinéma qui reflète le monde actuel. À travers cela, je crois qu’on touche à des questions plus universelles, comme celles de la mort et de l’amour, deux thèmes récurrents dans mes films. Avec Planet B, j’explore ces idées par des biais détournés, notamment à travers le virtuel et l’intelligence artificielle. Ces technologies remettent en question nos certitudes, abolissent des frontières entre la vie et la mort, et nous forcent à repenser nos croyances. C’est fascinant et, en même temps, un peu vertigineux, surtout pour quelqu’un comme moi, qui ne se considère ni geek ni technophile.


AS : Et pour finir, comment s’est passée votre collaboration avec Netflix sur ce projet ?


A-LR : La collaboration avec Netflix a été très simple et positive. Ils ont adoré le scénario et ont décidé de le soutenir sans intervention excessive. En France, Netflix a une obligation légale de financer le cinéma, ce qui inclut des projets du cinéma d’auteur comme Planète B. Cependant, leur contribution reste modeste par rapport à leurs productions originales : ils ont investi environ 400 000 euros pour ce film. Netflix n’a eu aucun rôle créatif durant la production et a découvert le film terminé, se montrant très satisfaits. Il est important de noter que Netflix a uniquement les droits pour la France, avec une fenêtre de diffusion 24 mois après la sortie en salles. Le film reste avant tout une œuvre destinée au cinéma, avec une distribution internationale en salles par d’autres biais.


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