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SensCritique

Rencontre avec... Michael Premo réalisateur d'Homegrown

13 septembre 2024 (Modifié le 13 septembre 2024)

10 minutes

Lors de la 81e Mostra de Venise, le documentaire Homegrown a marqué les esprits en explorant le mouvement trumpiste via une approche immersive, du Covid-19 à l’attaque du Capitole. Ce film résonne avec The Order de Justin Kurzel, offrant tous deux une réflexion sur la montée de l'extrême droite. Le réalisateur Michael Premo y aborde la fragilité des démocraties contemporaines.


Anna Strelchuk : D’abord, je voulais vous demander ce que ça faisait d'être là, à ce moment-là, en particulier lors de l'attaque du Capitole. Comment vous êtes-vous senti à l'intérieur ? Aviez-vous l'impression d'assister à un moment historique sous vos yeux ?


Michael Premo : Le 6 janvier [l'attaque du Capitole] a été planifié en public. C'était sur Twitter, sur les réseaux sociaux. Sur toutes les chaînes d'information. Ils répétaient en boucle "Prenez d'assaut le Capitole, prenez d'assaut le Capitole, prenez d'assaut le Capitole". Nous savions donc que cela allait se produire. Mais dans ma tête, je pensais que, comme c'était planifié publiquement, le Capitole serait entouré par des policiers anti-émeutes et des barricades, et qu'il n'y aurait aucun moyen de s'approcher. J’étais donc complètement choqué. Je me souviens que nous étions avec notre protagoniste, et que nous le suivions alors qu'il s'approchait du Capitole. Nous avons atteint la première barricade, et la seule barricade était constituée des…barrières à vélo ! Juste cette petite barrière en métal qui arrive à la taille, et ils l'ont juste poussée. Et ils couraient tous vers le Capitole. À ce moment-là, j'ai regardé mon partenaire de production, qui enregistre le son, moi je filme, et mon partenaire enregistre le son. Je lui ai dit : "Mets ton casque. Ça va devenir fou." Et c'était juste non-stop. Nous étions tellement conscients de tout ce qui se passait, l'adrénaline peut-être ne m'a pas permis d'avoir aussi peur que je l'aurais dû ou que j'aurais pu l'être. Mais nous pensions totalement que nous étions en train de capturer un moment qui allait entrer dans les livres d'histoire, et que les enfants allaient apprendre ça pendant des décennies.


AS : Pourquoi avez-vous choisi de réaliser le film sans prendre de position morale, ni ajouter de commentaires ou de voix off ?


MP : Nous abordons notre travail avec une éthique de responsabilité et d'honnêteté. Pour intégrer ce groupe, nous avons dit à ces personnes que nous allions juste les capturer tels qu'ils sont. Nous n'allons faire aucune supposition. Nous voulons juste montrer qui ils sont, et ils nous ont permis de les suivre dans leur périple.


Lorsque nous avons commencé à développer ce film, nous avons envisagé toutes les façons de raconter cette histoire : avec des interviews, une narration ou au cinéma vérité.


Et quand nous avons réfléchi à ce que nous voulions vraiment faire, qui était de créer un espace où ces personnes peuvent se montrer telles qu'elles sont, et laisser leurs actions parler d'elles-mêmes, le cinéma vérité est devenu le choix évident. Nous ne voulions pas faire d'interviews, car dans une interview, vous pouvez simplement débattre de la rhétorique en continu. Ce que nous voulions, c'était découvrir qui sont réellement ces gens. Donc le cinéma vérité est devenu le choix évident pour laisser leurs actions parler à la place de leurs mots. Même dans le montage, nous avons travaillé dur pour couper autour de leurs grandes déclarations de rhétorique ou de théories du complot, pour ne laisser que les déclarations personnelles, des phrases comme "voici ce que je ressens", "voici ce que je veux", afin de mieux comprendre qui ils sont dans toute leur complexité.



AS : C'est incroyable de voir comment cela résonne avec l'actualité. Il n'est pas étonnant qu'avec les élections qui approchent et la montée des mouvements d'extrême droite en Europe, ce sujet soit si présent. Que pensez-vous de ce phénomène ? Que pensez-vous du fait que nous devons maintenant faire face à tout ce néofascisme qui est présent partout, y compris en Italie, en France et aux États-Unis, avec Trump ?


MP : C'est une année folle, avec 4 milliards de personnes, soit la moitié de la population mondiale, qui ont la possibilité de voter. La moitié de la planète a eu l'opportunité de se rendre aux urnes pour voter lors d'élections. Et en même temps, il y a le plus grand nombre de politiciens qui sont ouvertement hostiles à la démocratie. Ce qui se passe, c'est que de plus en plus de gens perdent foi en la capacité des démocraties à protéger leurs intérêts. En conséquence, ils essaient d'éroder les valeurs et les normes qui font que les démocraties sont ce qu'elles sont. Ils ont vraiment embrassé cette politique du "nous contre eux". Ce qui est nouveau dans cette ère, en particulier, c'est que beaucoup de politiciens ne voient même plus leur opposition comme légitime, et c'est ce qui fait que les démocraties s'effondrent. Parce qu'au moins, si nous pouvons être en désaccord, je te reconnais encore comme un partenaire de gouvernement légitime. C'est un début, pour que nous puissions créer des lois qui aident les gens à mieux vivre. Mais cela ne peut pas arriver si les gens ne voient même plus leurs adversaires comme des partenaires légitimes pour gouverner. Je pense que nous sommes dans une phase effrayante. Et je pense que nous devons trouver des moyens de nous engager et de parler davantage les uns avec les autres, pour vraiment nous comprendre en tant qu'êtres humains. Parce que nous sommes tous des personnes complexes.


AS : Quand vous parlez de mieux se connaître et de discuter avec toutes sortes de gens, pensez-vous qu'un dialogue avec les personnes d'extrême droite en colère est possible ?


MP : Est-ce que cela pourrait être une solution ? Je ne sais pas si c'est la solution, mais je pense que cela pourrait être une voie, je pense que cela fait partie d'une plus grande manière de s'attaquer à ces défis. Il y a eu ces émeutes raciales en Angleterre, il y a un mois, en juillet ? Et j’ai entendu parler d'une mère à la plus ancienne mosquée de Grande-Bretagne, à Liverpool. Elle était dans la rue, essayant de parler à ces gars. Elle a eu des conversations incroyables avec les leaders de plusieurs groupes et a réussi à désamorcer une partie de la tension en se réunissant autour d'un repas et en faisant comprendre que la mosquée qu'ils attaquaient était un symbole qu'ils avaient déshumanisé. Mais quand ils ont appris à le connaître comme un simple gars du quartier, cela a changé leur perspective.


AS : Ce qui m'a vraiment touché dans ce film, c'est la manière dont les femmes sont traitées dans ces communautés. Et c'était, je suppose, une décision du réalisateur, votre décision aussi, de ne pas montrer de femmes. On les entend parfois par téléphone, mais on ne les voit pas à aucun moment.


MP : Il y avait effectivement des femmes, et on pourrait probablement faire tout un film uniquement sur les femmes de ce mouvement, mais nous voulions montrer leur perspective, où elles ne sont tout simplement pas valorisées pour leur participation. À un moment donné, l’un des protagoniste compare un produit chinois à sa femme qui est aussi chinoise, et c'est à tel point que les femmes sont objectifiées, leur rôle est minimisé ou ignoré. Beaucoup de groupes d'extrême droite sont exclusivement masculins. Les femmes y sont totalement exclues.


AS : Ce qui est aussi vraiment remarquable dans ce film, et je pense que c'est typique non seulement pour l'Amérique, mais pour les gens de droite en général, c'est cette obsession pour les armes, pour les fusils, et tous ces problèmes liés aux fusillades et à la violence dans les rues. Qu'est-ce que vous en pensez, et pourquoi était-il important pour vous de montrer cela dans le film ?


MP : C'est drôle, parce que nous n'avons même pas eu besoin de chercher à inclure cela. C'était partout. Je pense que c'est lié au machisme, au fait que tirer avec une arme vous donne une sensation de puissance. Beaucoup de ces gens veulent juste se sentir importants, ils veulent appartenir à quelque chose et ressentir du pouvoir, car ils estiment que la société les a laissés pour compte. Les armes à feu leur donnent un sentiment de pouvoir. Ils se sentent totalement en insécurité. Si vous regardez les informations conservatrices en Amérique, vous penseriez que la ville où je vis, New York, ressemble à un film de Batman, avec des méchants partout, des incendies de poubelles et des sans-abris. Mais en réalité, je promène ma fille au parc, et je suis tout à fait à l'aise qu'elle court partout, parce que c'est complètement sûr. Mais beaucoup de gens en Amérique vivent dans ce qu'ils appellent une "culture de la peur". Cela justifie donc la possession de tant d'armes à feu.



AS : Et à propos des idées de suprématie blanche et de la terminologie qu'ils utilisent, qui n'est pas la même que celle des médias ou des chercheurs qui étudient ce genre de phénomène. Ils se qualifient de patriotes.


MP : “Patriote” est le mot qu'ils utilisent pour son alliance conservatrice au sein de l'Union européenne. C'est tout un autre langage, avec des mots qui, pour une personne, signifient quelque chose, mais pour leurs partisans, cela a une toute autre connotation et des implications totalement différentes. Je pense que c'est une tournure de phrase. Ils l'utilisent pour symboliser leur accord avec certaines idées, et je crois qu'ils utilisent "patriote" pour exprimer leur nationalisme. Ils croient être exceptionnels, que leur pays est meilleur que les autres.


Pour eux, c'est un nationalisme occidental, une sorte de nationalisme transnational où ils affirment que "l'Occident est le meilleur", et que c'est mieux que tout autre pays. Ils utilisent ce langage très modéré parce que beaucoup de gens veulent être patriotes. "Bien sûr, j'aime mon pays, j'aime ma culture, je suis patriote." Mais peut-être que, quand vous le dites, ce n'est pas le même sens que lorsque moi je le dis. Ils essaient de se blanchir en utilisant ce mot, pour se rendre plus acceptables. Des mots comme "patriote" sont réappropriés pour attirer un plus large public tout en masquant des idéologies nationalistes et suprémacistes.Des personnes qui auparavant auraient été effrayées par eux se disent : "Oh, ils ne sont peut-être pas si mauvais que ça, ils sont comme moi."



AS : Dans le film que je viens de voir, et en général, il y a cette tendance à appeler ces gens fascistes. Ils n'aiment pas ça. En fait, ils le nient. Ils disent : "Non, nous ne sommes pas des nazis parce que nous ne sommes pas contre les Juifs".


MP : Prenons Randy [second protagoniste], dans le film par exemple. Il fait partie de ce mouvement de droite, mais il travaille pour un vendeur juif, ils vendent des fournitures de cuisine. Il déteste l'antisémitisme, mais tolère le racisme.Il veut que la démocratie soit pour tout le monde, mais il y a des gens dans son mouvement qui ne sont pas d'accord avec lui. Donc, même au sein du mouvement, ils se disputent entre eux. Il a souvent des discussions à propos de l'antisémitisme. Beaucoup de gens que j'ai rencontrés n'étaient pas antisémites, et j'ai même rencontré des Juifs conservateurs faisant partie du mouvement.


Il y a toujours des contradictions internes. Ils ne sont pas toujours antisémites, mais ils sont tous anti-Antifa, anti-activistes antifascistes. Cela signifie donc qu'ils sont eux-mêmes des fascistes ? Ils ne comprennent tout simplement pas. C'est l'une des grandes contradictions. Ils ne savent pas ce qu'est Antifa, ils ne connaissent pas l'Histoire. Pour eux, Antifa, c'est du communisme. C'est comme ça qu'ils le perçoivent dans leur tête.


À un moment donné, il y a une discussion dans le film à ce sujet. Il y avait une séquence plus longue que nous avons dû couper pour des raisons de temps, où ils parlaient d'Antifa et une femme leur disait : "Mais je suis antifasciste. Comment pouvez-vous ne pas être antifasciste ?" Et ils répondaient : "Non, mais l'antifascisme et Antifa, c'est différent. Antifa veut l'anarchie et le communisme."


C'est pareil avec cette idée de civilisation universelle. Ils disent qu'ils sont pour tous les humains, mais en réalité, "tous les humains" signifie un homme blanc de 30 ans, une sorte d'être humain très particulier. Et les autres sont en quelque sorte exclus ou déshumanisés.

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