Années 1980 : les livres
Top des tops : les incontournables de la décennie. La littérature a droit aussi à son palmarès !
Début de siècle : http://www.senscritique.com/liste/Debut_de_siecle_les_livres/417937
Années 1910 : http://www.senscritique.com/liste/Annees_1910_les_livres/220206
Années 1920 ...
30 livres
créée il y a plus de 11 ans · modifiée il y a environ 1 anExtinction (1986)
Un effondrement
Auslöschung - Ein Zerfall
Sortie : 1986 (Autriche). Roman
livre de Thomas Bernhard
bilouaustria a mis 10/10.
Annotation :
Le livre-somme de Bernhard avec toute sa haine pour l'Autriche, pour la médiocrité ordinaire, tout son venin, des phrases à n'en plus finir, et ses refrains qui reviennent scandés scandés scandés, jusqu'à nous donner mal au crâne, noir-gris-noir, des teintes de la dépression et de la mort, l'enterrement d'une famille qui ressemble à l'enterrement d'une culture, d'un pays. Colère sourde. Violence inouïe. Où les mots ne laissent plus de respiration, où le vrai projet est d'étouffer le lecteur comme Bernhard lui-même se sent étouffer. Pas de paragraphe. Pas de pause possible en enfer. Un dernier roman en forme de chef d'oeuvre absolu et de compilation. Tout Bernhard est dans ce livre.
Simulacres et Simulation (1981)
Sortie : 1981 (France). Essai, Culture & société
livre de Jean Baudrillard
bilouaustria a mis 9/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Philosophie de l'intuition. Ici on argumente peu, on lance des aphorismes, mais le lecteur sent les choses, devine les idées géniales et toujours en avance sur son temps de Baudrillard. Ce livre a visiblement beaucoup influencé les Wachowski (il apparaît même dans Matrix). Sociologie utilisant des films, des références littéraires, Apocalypse Now, Crash! de Ballard, un oeil sur notre société, un autre sur notre avenir. Le livre de chevet d'une génération. Jamais jargonneux, un peu de mauvaise foi ou de provoc. Visionnaire.
La Préparation du roman (2015)
Cours et séminaires au collège de France, 1978-1979 et 1979-1980
Sortie : 22 octobre 2015. Essai
livre de Roland Barthes
bilouaustria a mis 9/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Rarement un livre a donné une impression si forte de pouvoir expliquer (mettre des mots sur) l’acte de lire et celui d’écrire. Dans tout ce que cela peut avoir de personnel, de rituel, de sacré, Barthes travaille ici comme sémiologue, toujours au plus près des étymologies pour redonner du sens, chercher les mots justes et précis - et en ce sens ce cours est déjà un modèle d´écriture. Le haïku sert d´abord d´introduction à la forme courte pour nous mener progressivement à la phrase proustienne. Les problèmes les plus concrets sont abordés avec sérieux. À quel moment de la journée écrire ? Doit-on garder notre texte secret lorsque´il est en cours d´élaboration ? Doit-on même en parler ? Peut-on lire pendant la période d´écriture etc. Sont régulièrement convoqués, toujours avec à propos : Kafka, Chateaubriand, Flaubert, Nietzsche, Dante et Proust, Proust et toujours Proust.
1979-1980.
Le Bûcher des vanités (1987)
The Bonfire of the Vanities
Sortie : 2007 (France). Roman
livre de Tom Wolfe
bilouaustria a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
L'histoire d'une chute. Wolfe avait déjà flairé la fin de Wall Street. Comment une vie peut basculer, de tout là-haut à tout en bas, en quelques semaines, quelques jours, quelques heures. Un des plus grands romans sur New York, et comment !, la bourse, les enjeux politiques pour la mairie, le racisme, la jungle sociale, le condensé furieux d'une ville électrique. Chaque personnage existe, a sa propre voix, ses propres enjeux. Comme un avatar moderne et dingue de Dos Passos. Une semaine à vivre avec eux non-stop. Haletant ! #DSK
La Mélancolie de la résistance (1989)
Az ellenállás melankóliája
Sortie : 2006 (France). Roman
livre de László Krasznahorkai
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Le texte qui a servi de scénario aux splendides "Harmonies Werckmeister"(bien plus qu'un simple scénario bien sûr, grand texte pessimiste). On y retrouve l'ambiance sourde de cette apocalypse immobile. Un chapitre culte sur les détails d'un corps en décomposition, métaphore d'un système politique qui, tout entier, agonise lentement. Tout était déjà, dans ce roman qui ne laisse pas filtrer la lumière.
La Contrevie (1986)
The Counterlife
Sortie : 3 juin 1989 (France). Roman
livre de Philip Roth
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
La contrevie chez Roth, ce sont les fictions que s'invente le romancier mais pas seulement. Ici chez ces deux frères qui optent pour des vies diamétricalement opposées, il y a Israel présentée comme gigantesque fiction juive, une contrevie qui en un sens contrefait le juif traditionnel. Le roman au combien complexe et intelligent est porté tout du long par de longs dialogues qui divisent, de longues argumentations en forme de contrepoints. Jamais Roth n'a semblé aussi bon pour défendre une idée et ensuite la réduire à néant d'un coup de griffe bien senti. Roth à son meilleur est comme Zuckerman, brillant, insupportable, plein de contradictions bienvenues, en avance sur son temps, rieur, invivable. La vie et son contraire, jouissif sur les limites du romancier et toujours en trompe l'oeil.
Hellfire (1982)
Sortie : 1982. Biographie
livre de Nick Tosches
bilouaustria a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Une biographie rock écrite dans le style de Faulkner, bourrée à craquer de citations de la Bible, avec un Jerry Lee Lewis à l'éducation sudiste qui hésite entre devenir prêcheur ou chanteur de rock. Dieu ou le diable. Bien sûr c'est le diable qui l'emportera, et pas qu'un peu. Lewis insulte le public, met le feu à son piano, se remplit l'estomac de comprimés pas très catholiques, d'alcool et encore d'alcool, multiplie les accidents de voiture, épouse sa cousine de 13 ans (!), et se demande ce que le public peut bien trouver à Elvis ou aux Beatles, ces abrutis, alors qu'ils ont Jerry Lee Lewis nom de Dieu ! Et puis parfois il quitte un enregistrement parce qu'il doit écouter la parole divine et ne pas inciter les jeunes au péché (on croit rêver). Mais par-dessus tout, c'est le style splendide de Tosches (qui cite "Les palmiers sauvages" dès les premières pages, pas par hasard) qui emporte tout sur son passage, un style too much mais grandiose, qui capture tout le tragique du personnage. Grand morceau de pop culture.
Vies minuscules (1984)
Sortie : 2 février 1984 (France). Récit
livre de Pierre Michon
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Michon veut souffler le chaud dans ces Vies minuscules, donner de l'épique, voguez navire !, du sang, des pirates, on est presque chez Schwob, et c'est porté par une langue sophistiquée qui fait des miracles, on voit l'artisan sous-peser chaque mot... Elles sont énormes, ces vies, et elles deviennent UNE vie, le projet de raconter les autres se transforment bien sûr en (auto)portrait chinois. Michon et ses pirouettes verbales ne plaira pas à tous, c'est riche, c'est ornementé, c'est épuisant ? : c'est que ses exploits nous rendent jaloux !
Les Stratégies fatales (1983)
Sortie : 1983 (France). Essai
livre de Jean Baudrillard
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Docteur Baudrillard ausculte notre société. Les mots (les maux ?) : l'obèse, l'otage, l'obscène. Le malin génie de l'objet. Encore une fois, c'est l'acuité de la formidable pensée de "Querdenker" (Quer : de travers, Denker : penseur, d'où libre-penseur, contestataire etc) de Baudrillard qui impressionne, et naturellement l'expression de cette pensée toujours paradoxale. Pour savoir pourquoi l'obèse est la préfiguration du clone, ou comment l'objet manipule sciemment le sujet, il suffit de passer quelques heures avec l'ami Jean.
Maîtres anciens
Alte Meister - Komödie
Sortie : 1985 (France). Roman
livre de Thomas Bernhard
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Et elle fait des vagues, et elle tangue cette écriture de Bernhard, jusqu'à nous donner doucement la nausée. Au menu, l'art d'Etat, la censure, la corruption des esprits, la médiocrité de l'enseignement, l'église etc. Bernhard n'est jamais loin de sa propre caricature mais il pousse toujours son écriture et ses idées plus loin que la critique. Son jusqu'auboutisme et sa radicalité intellectuelle se traduisent dans une radicalité formelle dont la mélodie, avec le temps, devient presque hypnotisante. Et comme toujours : férocement intelligent.
La Fonction du balai (1987)
The Broom of the System
Sortie : 2009 (France). Roman
livre de David Foster Wallace
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
DFW bigger than life. Il faut vraiment avoir un grain. C'est fou, c'est drôle, il y a dans l'histoire des centaines d'histoires. On rentre dedans en un clin d'oeil, dès la première scène, la première page. Combien de premier roman de ce tonneau ? Une ville en forme de Jane Mansfield, une mamie Wittgensteinienne, et ce type obèse qui bouffe comme un sauvage tout ce qu'on lui sert, God ! Wallace a 24 ans !!! Effrayant. Un peu too much peut-être pour jouer la première place mais au final bien plus malin que la énième safranfoerie.
L'Acacia (1989)
Sortie : 1 septembre 1989. Roman
livre de Claude Simon
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Pris dans la phrase de Simon, comme le lapin dans les phares, le lecteur se sent vaguement hypnotisé. On se perd volontiers dans ce roman où il importe moins de suivre une histoire de soldats en détresse que d'entendre la mélodie des mots. À moins d'être un simonien de la première heure, la teneur biographique du roman n'apparaît que dans le dernier tiers. Pour le reste et l'essentiel, on saute de la première à la deuxième guerre mondiale, le casque sur la tête, les pieds dans la boue, fatigués mais émerveillés par la beauté de ce monde à l'agonie.
Le Dahlia noir (1987)
The Black Dahlia
Sortie : 1988 (France). Roman, Policier
livre de James Ellroy
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
On dit souvent qu'Ellroy a repris les choses là où Carver les avaient laissées : nettoyer la phrase de tout superflu, parer au plus pressé, trouver dans les raccourcis plus d'efficacité. C'est peu de dire que ce "Dahlia noir" est dense. Pas une ligne de blabla, pas temps à perdre. Ellroy cherche toujours le nerf, frappe fort et direct (et oui, nos deux héros sont des boxeurs, il n'y a pas de hasard) jusqu'à littéralement épuiser, 500 pages plus tard, son flic Bleichert, à bout de souffle. On baigne dans cette atmosphère L.A. de roman noir 1940's où pourtant la violence, la saleté, la crudité de l'ensemble est toute contemporaine. Incroyablement riche et rythmé, ce Dahlia est un incontournable du roman policier, mais surtout un grand livre pessimiste qui effleure déjà le grand thème autobiographique (l'assassinat de la mère d'Ellroy) sans insister.
Libra (1988)
Sortie : 1989 (France). Roman
livre de Don DeLillo
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
"I believed in the United States of America. The country that could do no wrong. It was bigger than anything, bigger than God" dit un personnage dans "Libra", avant l'assassinat de Kennedy. Pour autant, Don DeLillo n'écrit pas la mort de l'Amérique. "Libra" est davantage un immense portrait polymorphe façon "Nashville" d'Altman. Au milieu de la mosaïque, un homme, fascinant, dépassant du lot, l'insaisissable Lee Harvey Oswald, naïf, parano, marxiste-léniniste, gaffeur, assassin, victime. Le personnage ultime, qu'on ne se lasse jamais de suivre, qui rebondit accidentellement d'un camp à l'autre, un coup d'avance ou peut-être trois de retard, croyant manipuler qui manipule. Le 22 novembre est un 11 septembre avant l'heure, un événement tellement énorme qu'il ne tient pas dans un livre. Don DeLillo et son écriture froide comme l'intellect le plie, contorsionne les faits avec brio, jusqu'à ce que le sens apparaisse dans cette brume texane, quitte à laisser les émotions au second plan - on sait que c'est la limite de son style. Pourtant cette fois Oswald emporte tout et donne de la chair à cette tragédie. Aux derniers chapitres se superposent dans la tête du lecteur, bien malgré lui, les images de Zapruder, comme si le film, vu et revu, devait marquer de son empreinte la "fiction", infuser le récit. Don DeLillo le sait et en joue. Libra accomplit le miracle de clore un chapitre sur un thème infiniment redébattu.
Langue maternelle (1982)
Muttersprache
Sortie : septembre 2008 (France). Roman
livre de Josef Winkler
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Texte en mouvement, magma de sang et de haine, Winkler ajoute à l'autobiographie bernhardienne la sensualité de Genet son idole. Un bloc monstrueux de prose qui est un monolithe traversé par la mémoire de l'auteur, ses souvenirs d'enfant, la vie à la ferme, la violence, la mort de ses frères, et puis on passe, on saute dans le temps, c'est une femme qui parle, ou un homme. L'écriture puissante de Winkler ne prend pas de pincettes avec la norme, le temps ou son lecteur : un condensé âpre de morceaux pris sur le vif, de cris, de flashs, qui s'articulent les uns autour des autres comme des anguilles dans la vase. Une tristesse miraculeuse. Une beauté de la déchéance peut-être, d'embrasser ainsi la vie, par les mots, au-delà des obstacles et des colères, dans un flot étouffant et salvateur.
Débutants (1981)
Beginners
Sortie : 2 septembre 2010 (France). Nouvelle
livre de Raymond Carver
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Chez Carver, le romanesque est toujours comme neutralisé par la médiocrité de ses personnages (banlieue, Amérique profonde etc.). Tout est joué un octave plus bas, tout est triste à mourir, même les scènes de comédie. À la limite, on rirait presque du grotesque de cette petitesse post American Dream. L'économie de Carver/Lish est remarquable. Plus que jamais, l'ordinaire (le facteur, la voisine, le boulanger...) est matière à fiction. Mais dans "Débutants", l'ennui ordinaire n'est jamais loin d'une violence aigre, d'un basculement vers la part sombre de chacun. Un recueil clairement plus torturé.
Une histoire populaire des États-Unis (1980)
A People's History of the United States
Sortie : 10 avril 2003 (France). Essai, Histoire
livre de Howard Zinn
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Une histoire populaire, une grande histoire de gauche des délaissés par l'Amérique cynique et capitaliste. Les indiens, les esclaves, les noirs, les femmes, les pauvres, tout le monde finalement à part l'homme blanc. Une histoire américaine devient vite une histoire synonyme d'appât du gain, de mensonges, de magouilles. Howard Zinn qui est historien et a enseigné à la Boston University revient méthodiquement sur les épisodes importants de cette histoire qu'on a souvent embellie ou raconté comme un récit sans accroc ou presque. Or elle est le contraire d'une success story. Je trouve rafraîchissant qu'un historien et intellectuel américain se lance dans une grande histoire subjective sans complexe. Oui il est parti pris mais sa lecture "marxiste" des événements rend oh combien justice à des millions et des millions d'hommes et de femmes maltraités mais cette course au dollar, depuis Colomb, Lincoln et Kennedy jusqu'à nos jours, pas de héros mais des personnalités complexes qui savent simplement jongler habilement et défendre leurs intérêts avant tout - jamais d'altruisme ou de bienveillance en politique. On apprend beaucoup de choses dans ce livre, sur les arrangements qui sont conclus derrière les discours officiels. Les guerres et les violences qui disparaissent des médias. Les conflits d'intérêts ou les mensonges purs et simples des gouvernants. Il y a aussi des pages qui se lisent comme un roman - je ne connaissais pas vraiment les mouvements "communistes" aux États-Unis au début du siècle. Passionnant de bout en bout, aussi sur les chapitres les plus connus pour nous (Vietnam, Watergate, affaire Lewinsky etc).
L'Ukrainienne (1983)
Die Verschleppung
Sortie : 2022 (France). Récit
livre de Josef Winkler
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Au début des années 1980, Josef Winkler travaille à un grand roman autobiographique qui deviendra Muttersprache et pour avancer il s’isole à la campagne en Styrie et s’installe dans une ferme. Il écrit, ses ballade un peu, aide aussi de temps en temps au travail manuel. Le fermier qui l’accueil est autrichien et pas très bavard mais sa femme qui vient de l’Est commence à se confier à lui. Au fil des conversations au coin du feu, Winkler découvre la vie stupéfiante de cette femme, de la grande famine en Ukraine à la déportation par les Nazis. Une vie de souffrance qui se transforme progressivement en livre, parallèle à celui qu’il écrit déjà. Mais ce livre est un projet à la Svetlana Alexievitch, la restitution fidèle d’une parole, derrière laquelle l’écrivain doit rester en retrait (il aide cela dit à donner une structure à cette parole). Quand on lit les deux livres côte à côte, deux livres remarquables, on voit tout le style et la virtuosité de Winkler avec Langue maternelle et son style neutre ici au service du sujet de l’Histoire, et ce grand écart stylistique est lui-même passionnant.
Décoloniser l'esprit (1986)
Decolonising the Mind : The Politics of Language in African Literature
Sortie : 10 mars 2011 (France). Essai
livre de Ngugi Wa Thiong'o
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
À la base, une idée simple : Ngugi Wa Thiong'o, romancier kenyan célèbre dans le monde entier décide de renoncer à l'anglais pour écrire dans son dialecte et langue maternelle le kikuyu. C'est ce que raconte ce livre, ce qui est à la fois peu et beaucoup si l'on veut bien comprendre le sens d'une telle décision, ses répercussions. On comprend que l'anglais, la langue du colon, a été synonyme de violence, consciemment ou non, qu'elle a été imposée bien sûr puis qu'elle est sournoisement devenue une évidence, selon ce principe qu'on colonise davantage avec des écoles qu'avec des armes... Donc comment écrire et décrire une littérature authentiquement africaine si l'on ne peut se séparer de cette langue ennemie et étrangère, comment libérer l'esprit si l'on utilise les mots même qui causent le mal ? Il y a de plus une course à la petite bourgeoisie, à l'élitisme puisque bien parler anglais a souvent signifié une possible ascension sociale (une récompense), si bien que personne d'éduqué ne songerait sérieusement à abandonner cette langue toute puissante. Et puis qu'en est-il du lectorat ? Pour l'auteur lu dans le monde entier, écrire en kiyuku c'est s'isoler. Oui mais pour retrouver son identité profonde il faut la chercher avec les mots de l'enfance, ceux avec lesquels on a grandi et appris à penser. Pour s'adresser aux paysans qui n'ont pas eu la chance d'avoir accès à l'anglais mais qui sont avides d'histoires et qui sont le coeur même de l'Afrique, il faut retrouver le dialecte. Le livre semble grandir sous nos yeux, à chaque page, et son développement donne ô combien raison à son auteur. Essentiel.
Le Froid (1981)
Die Kälte
Sortie : janvier 2001 (France). Autobiographie & mémoires
livre de Thomas Bernhard
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Quatrième texte de la série autobiographique. Le jeune Bernhard a dix-huit ou vingt ans et se meurt au Grafenhof, centre où se retrouvent les malades au stade terminal. Parce qu'il se sent partir, Bernhard est comme frappé d'une urgence de savoir d'où il vient : il se tourne vers son histoire de famille, se demande qui était son père, essaye de faire un dernier bilan. Chaque fois que l'espoir renaît, un nouveau coup du sort assomme ses dernières chances. Désespérant. Pourtant, le jeune homme s'en sortira, sauvé par une volonté farouche, la musique, et les Démons de Dostoïevski !
La Maîtresse de Wittgenstein (1989)
Wittgenstein's Mistress
Sortie : 1991 (France). Roman
livre de David Markson
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Démarche ouvertement Becketienne. Épuiser le langage dans un soliloque désespéré. Les mots signifient-ils encore quelque chose si l'homme n'est plus ? Ici ils s'entrechoquent, produisent du sens puis se désintègrent en trouvant leurs limites. Ça bégaie, c'est l'esprit qui, faute d'expression adéquate, commence à dérailler. Très intéressant mais assurément plus théorique que charnel.
La Pianiste
Die Klavierspielerin
Sortie : 1983 (France). Roman
livre de Elfriede Jelinek
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Des blocs de texte, à peine ponctués, qui nous écrasent du poids de leur misère, misère des corps, misère des âmes. On lit mais on garde tout sur l'estomac parce que les mots de Jelinek ne sont pas digestes, ici rien n'est pré-mâché, la souffrance reste, celle des gammes au piano et de l'exercice continu, de la relation destructrice avec cette mère cruelle (Jelinek écrit, elle s'en cache à peine, sa propre adolescence), la perversité des êtres surtout. L'ordinaire est écoeurant, comme cette scène dans un tramway plein, où les passagers se mettent des coups dans les tibias en douce...
Les mange-pas-cher (1980)
Die Billigesser
Sortie : octobre 2007 (France). Roman
livre de Thomas Bernhard
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Je suis tout simplement impressionné, même après avoir lu encore et encore Bernhard, devant la musicalité du texte et la force de l'écriture. Cette fois, j'ai vraiment senti comment les premières pages, en réalité presque la première moitié du texte, à force de répétitions et de savantes marées, venaient imprimer en moi un souvenir durable, une image forte des personnages, de l'accident, de la découverte de la CPV et des mange-pas-cher, bref du cadre. La phrase cahote, se répète presque à l'identique, joue d'infimes variations pour progresser à cloche-pied (comme son personnage principal, tiens tiens), et vient nous révéler avec précision les conditions du pourquoi et du comment. Ensuite, la forme se relâche assez brusquement et Bernhard écrit la seconde moitié sans problèmes de rythmique, sans métronome. Les portraits s'enchainent, les phases coulent librement, parce que l'essentiel a été implanté avec maestria dans les pages introductives. Bernhard dans les années 1980 est au sommet de son art. Le texte semble très autobiographique, surtout quand il parle de santé fragile et comment cette faiblesse a obligé le "héros" (héros bernhardien donc plutôt antipathique) à resserrer son art et à aller à l'essentiel. Son isolement, sa répugnance pour les autres, son obstination... Tout y est.
Glose (1988)
(L'anniversaire)
Glosa
Sortie : 1988. Roman
livre de Juan José Saer
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Voilà c'est ma faute, je plaide coupable, mais j'avais imaginé autre chose plus proche de "Rashomon" en lisant le quatrième de couverture. Juan José Saer réalise en fait bien plus et bien moins avec "Glose" puisqu'il englobe un monde plus large, pas une petite histoire sous verre mais le monde entier, dans ses soubresauts, notre perception et ses aléas, le temps, la mémoire, tout, et malgré cette ambition folle, me touche probablement moins que Akutagawa et sa nouvelle. Je ne sais pas si "Glose" est victime de son aspect un peu théorique, la mise en place est peut-être un peu lourde et quand la deuxième partie du livre prend son envol, on se rend compte à quel point tout est foncièrement incarné, la vie, les drames qui se cachent derrière ses personnages, mais c'est déjà un peu tard. Juan José Saer réussit un tour de force, pas de doute, mais pas de ceux qui me font reconsidérer la vie ou la littérature, plutôt un tour de force d'entomologiste, qui décortique, démonte le monde et le remonte pièce par pièce, explique les rouages, fluidifie la mécanique, nous émerveille de sa technique. C'est peut-être un roman qui demande des lectures et des lectures pour pleinement oublier le côté performatif et se concentrer sur ses hommes et ses femmes argentins...
Des nuits au cirque (1984)
Nights at the Circus
Sortie : 1 mai 1988 (France). Roman
livre de Angela Carter
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Baroque, plein à ras-bord de d'adjectifs, le roman d'Angela Carter a énormément de caractère. On comprend comment elle a influencé toute une génération d'écrivains : comme dans "La compagnie des loups", elle revisite et modernise un certain nombre de mythes avec un vocabulaire extrêmement créatif. Tout y est bigger than life, à commencer par ses personnages improbables, cette immense femme-oiseau trapéziste et sa compère toute rabougrie qui la suit comme une ombre ; une dresseuse de tigres ; un journaliste bourlingueur qui se fait passer pour un clown etc. Baignant dans cette langue si étonnante, percutante, on accepte de se faire prendre par la main, dans un Londres brumeux début de siècle, une Sibérie immaculée du bout du monde, sous le plus dingue des chapiteaux. Le texte joue jusqu'au bout avec l'idée d'un mensonge, d'une manipulation (les choses sont-elles ce qu'elles semblent ou est-ce le storytelling qui nous pousse à croire à l'impossible ? est-ce que raconter bien une histoire compte davantage que la vérité ?...). On manque parfois de se noyer dans l'extravagance du livre mais la personnalité et le style de Carter nous tiennent toujours la tête hors de l'eau !
La Fille aux cheveux étranges (1989)
Girl With Curious Hair
Sortie : janvier 1997 (France). Recueil de nouvelles
livre de David Foster Wallace
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
La facilité de Wallace dans différents registres. 11 nouvelles et presque 500 pages de trouvailles, souvent drôles, de tics verbaux, de constructions virtuoses. On sent l'envie débordante d'expérimenter, de tester ses limites, de partir dans toutes ces directions. C'est souvent parce qu'ils parlent trop que les personnages de DFW révèlent qui ils sont vraiment. Bien traduit en plus.
Michael K, sa vie, son temps (1983)
Life and Times of Michael K
Sortie : 1985 (France). Roman
livre de J. M. Coetzee
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Coetzee prend un grand naïf, un retardé même, pour lui faire subir toutes les horreurs du monde. Le monde est malin pour les plus tendres d'entre nous, aussi ce sont les agneaux qui trinquent. L'atmosphère est crépusculaire. On est dans l'attente (du sang, de la vengeance, de la sanction). Les métaphores se prêtent encore bien à cette horreur d'histoire, écrite avec beaucoup de simplicité, comme si la pire des violences était une évidence pour ces gens. La peur, l'exode, la faim.
53 jours
Sortie : 1989 (France). Roman
livre de Georges Perec
bilouaustria a mis 8/10.
Annotation :
Un roman inachevé qui donne un certain nombre de clés sur le travail de l'ami Perec. 53 jours devait être un polar bien troussé à la Robbe-Grillet, bien sûr plus intelligent et vif que tout ce qui avait été fait jusque là, c'est le minimum quand on s'appelle Georges Perec. Les promesses sont belles aux vues des chapitres esquissés. Le tracé de cette première moitié annonce des pistes complexes que la deuxième partie éclaire grâce aux notes de l'auteur. Frustrant mais suffisamment complet pour être passionnant en soi.
Golden Gate
The Golden Gate
Sortie : 1986 (France). Roman
livre de Vikram Seth
bilouaustria a mis 7/10 et a écrit une critique.
Annotation :
En 1986 sort aux Etats-Unis un OVNI : The Golden Gate, roman en vers composé de 594 sonnets sur la vie quotidienne du San Francisco d'alors. Lutte anti-nucléaire, sexualité débridée, concertos de Bach ou chats caractériels, tout est dans ce roman foisonnant. L'auteur, Vikram Seth, est un poète indien encore méconnu et ancien étudiant de Stanford. Vingt trois ans plus tard, Grasset publie le chef d'œuvre en français. Un magicien est passé par là, Claro, qui aura consacré pas moins de cinq ans pour transformer, abracadabra, les tétramètres de Seth (comprenez 8 pieds) en splendides alexandrins. Dans Golden Gate, les amours se font et se défont, avec les saisons, les familles se recomposent, et la prose est virevoltante La musique des mots, berçante, ne fait pas disparaître la douce nostalgie qui rythme ce long poème sur la fin de l'innocence.
Salut l'Amérique ! (1981)
Hello America
Sortie : 1981 (Royaume-Uni). Roman
livre de J.G. Ballard
bilouaustria a mis 7/10.
Annotation :
Ça commence comme une farce plutôt intrigante : un bateau débarque à New York avec à son bord quelques scientifiques et explorateurs. La ville couverte de sable et de poussière brille dans les reflets du soleil sur les buildings décrépis. On comprend que nous sommes au 22ème siècle et que l'Amérique que nous connaissons est alors une civilisation disparue qui intéresse ces visiteurs européens, au même titre que les aztèques ou les incas. Ballard inverse la proposition : après une crise de l'énergie qui a ravagé le nouveau monde (mort de ses excès bien sûr), une vague d'émigration vers l'Europe a refait du vieux continent le centre de gravité. Mais la plaisanterie est plus profonde : dans cette Amérique disparue l'on trouve encore les traces d'une civilisation unique et toute puissante - les vestiges ce sont au choix une affiche de Marilyn Monroe, un vieille Buick, un robot chantant Frank Sinatra etc etc. Une manière de rappeler que dans l'imaginaire collectif l'Amérique a longtemps vécu à crédit : Ballard fait-il de la science fiction lorsqu'il montre le grand écart entre la réalité d'un pays violent et décadent et l'aura démesurée de l'American Dream ? À peine. L'Amérique est morte depuis des milliers d'années, et nous voyons émerveillés la queue de comète qui nous parvient encore.