Fragments
82 livres
créée il y a plus de 2 ans · modifiée il y a environ 1 anLes Plaisirs et les Jours (1896)
suivi de : l'Indifférent
Sortie : 1896 (France). Recueil de nouvelles, Poésie
livre de Marcel Proust
Adagio a mis 7/10.
Annotation :
« Lui, savait-elle ce que c'était ? Sinon qu'il en émanait pour elle de tels frissons de désolation ou de béatitude que tout le reste de sa vie et des choses ne comptait plus. La figure la plus belle, la plus originale intelligence n'auraient pas cette essence particulière et mystérieuse, si unique, que jamais une personne humaine n'aura son double exact dans l'infini des mondes ni dans l'éternité du temps. »
« Parfois l’image de celui qu’elle a vu seulement deux ou trois fois et pendant quelques instants, qui tient une si petite place dans les événements extérieurs de sa vie et qui en a pris une dans sa pensée et dans son cœur absorbante jusqu’à les occuper tout entiers, se trouble devant les yeux fatigués de sa mémoire. Elle ne le voit plus, ne se rappelle plus ses traits, sa silhouette, presque plus ses yeux. Cette image, c’est pourtant tout ce qu’elle a de lui. Elle s’affole à la pensée qu’elle pourrait le perdre, que le désir – qui, certes, la torture, mais qui est tout elle-même maintenant, en lequel elle s’est toute réfugiée, après avoir tout fui, auquel elle tient comme on tient à sa conservation, à la vie, bonne ou mauvaise – pourrait s’évanouir et qu’il ne resterait plus que le sentiment d’un malaise et d’une souffrance de rêve, dont elle ne saurait plus l’objet qui les cause, ne le verrait même plus dans sa pensée et ne l’y pourrait plus chérir. »
Le Désert des Tartares (1940)
Il Deserto dei Tartari
Sortie : 1949 (France). Roman
livre de Dino Buzzati
Adagio a mis 7/10.
Annotation :
« Maintenant, Drogo comprenait finalement. Il regardait fixement les ombres multiples des uniformes suspendus, qui tremblaient à chaque oscillation des lampes, et il pensa qu'à ce moment précis le colonel, dans le secret de son bureau, avait ouvert la fenêtre vers le nord. Il en était sûr : à cette heure qu'attristaient tellement l'automne et l'obscurité, le commandant du fort regardait vers le septentrion, vers les noirs abîmes de la vallée. C'est du désert du nord que devait venir leur chance, l'aventure, l'heure miraculeuse qui sonne une fois au moins pour chacun. À cause de cette vague éventualité qui, avec le temps, semblait se faire toujours plus incertaine, des hommes faits consumaient ici la meilleure part de leur vie. Ils ne s'étaient pas adaptés à l'existence commune, aux joies de tout le monde, au destin moyen ; côte à côte, ils vivaient avec la même espérance, sans jamais parler de celle-ci, parce qu'ils n'en étaient pas conscients ou, tout simplement, parce qu'ils étaient des soldats, avec la jalouse pudeur de leur âme. »
Vers le phare (1927)
(traduction Françoise Pellan)
To the Lighthouse
Sortie : 1996 (France). Roman
livre de Virginia Woolf
Adagio a mis 7/10.
Annotation :
« Rien ne bougeait dans le salon, la salle à manger ou l'escalier. Mais certains airs, détachés de la masse centrale du vent, passèrent par les gonds rouillés et les boiseries gonflées par l'humidité de la mer, se faufilèrent par les coins de la maison et s'aventurèrent à l'intérieur. On pouvait presque les imaginer, entrant dans le salon ; questionnant, s’intriguant, jouant avec un lambeau de la tapisserie, se demandant s'il tiendrait beaucoup plus longtemps et quand il allait tomber. Puis, d'un frôlement léger, ils passèrent le long des murs, l'air méditatif, semblant demander aux roses rouges et jaunes de la tapisserie si elles allaient flétrir et interroger - doucement, car ils avaient du temps à leur disposition - les lettres déchirées de la corbeille à papier, les fleurs, les livres, tous ouverts pour eux, afin de savoir s'ils étaient des alliés, des ennemis et combien de temps ils allaient demeurer là.
Ainsi dirigés par quelque lumière égarée, tombée d'une étoile dévoilée, d'un navire errant, ou même du Phare, sa pâle empreinte posée sur les marches et les paillassons, les petits airs montèrent l'escalier et fouinèrent autour des portes des chambres à coucher. Ici, bien certainement, il leur fallait s'arrêter. Quoi qui puisse périr et disparaître ailleurs, ce qui se trouve ici est bien solide. Ici, pouvait-on dire à ces lueurs fugitives, à ces airs tâtonnants qui respirent et se penchent sur le lit même, ici vous ne pouvez rien toucher ni rien détruire. Sur quoi, avec un air las et spectral, comme si leurs doigts eussent eu la légère persistance de la plume, ils regardèrent, une seule fois, les yeux fermés, la molle étreinte des mains des dormeurs, puis, ramenant sur eux leurs vêtements d'un geste fatigué, ils disparurent. »
Hypérion (1797)
Hyperion oder Der Eremit in Griechenland
Sortie : 25 janvier 1973 (France). Poésie, Roman
livre de Friedrich Hölderlin
Adagio a mis 9/10.
Annotation :
« Là, Diotima et moi, nous volions, telles les hirondelles d'un printemps à l'autre du monde, à travers le vaste domaine du soleil et au-delà, vers les autres îles du ciel, le long des rivages dorés de Sirius, dans les vallées peuplées d'esprits du Bouvier... Quoi de plus désirable que de boire ainsi les déciles du monde à la même coupe de l'aimée ? Enivré par la berceuse que je me chantais, je m'endormais entouré d'admirables ombres. Mais, quand la vie de la terre se réveillait aux rayons du matin, je levais les yeux pour chercher les rêves de la nuit : ils avaient disparu comme les étoiles, ne me laissant pour traces de leur passage que les délices de la mélancolie. »
« Bellarmin ! Jamais je n’avais éprouvé avec autant de force la vérité de cette antique sentence du Destin : une félicité nouvelle est donnée au cœur qui persiste, qui endure la mi-nuit du chagrin ; et, comme le chant du rossignol dans l’obscurité, le concert du monde n’est perçu divinement que du fond de la douleur. Je vivais maintenant avec les arbres en fleurs comme dans une compagnie de génies, et les ruisseaux limpides qui coulaient à leurs pieds emportaient dans leur murmure, pareil à des voix divines, les peines de mon cœur. Et j'éprouvais cela partout, cher Bellarmin ! Quand je me reposais dans l'herbe où une vie frêle verdoyait autour de moi, quand je gravissais la colline tiède où la rose sauvage poussait au bord du chemin pierreux, et quand je longeais en barque les rives du fleuve, et toutes les îles légères que sa tendresse nourrit.
Et ces matins où je gagnais, comme les malades la source miraculeuse, la cime de la montagne, parmi les fleurs endormies, quand les oiseaux à côté de moi, rassasiés des douceurs du sommeil, s'envolaient des buissons, titubant dans la pénombre et avides de jour, quand l'air déjà plus vif emportait vers les hauteurs les prières des vallées, les voix des troupeaux et les cloches matinales, et que la haute lumière, dans sa sérénité divine, s'avançait sur son orbe familier, enchantant la terre d'une vie immortelle qui réchauffait son cœur et ressuscitait ses enfants... alors, comme la lune qui s'attardait dans le ciel pour partager la joie du jour, je me tenais solitaire moi aussi au-dessus des plaines, pleurant d'amoureuses larmes en contemplant ses rives et ses eaux étincelantes, incapable pour des heures d'en détacher les yeux. »
Un balcon en forêt (1958)
Sortie : 1958 (France). Roman
livre de Julien Gracq
Adagio a mis 8/10.
Annotation :
« La laie s'allongeait à perte de vue comme une route fantôme, à demi phosphorescente entre les taillis sous son poudrage de gravier blanc. L'air était tiède et mou, chargé de senteurs de plantes ; Il faisait bon marcher sur cette route sonore et crissante, enfoui dans l'ombre des branches, avec au-dessus de sa tête cette traînée de ciel plus clair, vaguement vivante, qui semblait parfois s'éveiller du reflet des lueurs lointaines. Grange marchait dans une sensation de bien-être physique sur laquelle venaient virer des pensées confuses qui n'étaient pas toutes amènes : la nuit le protégeait, lui rendait cette respiration heureuse et cette aisance des bêtes nocturnes pour qui se rouvrent les chemins libres, mais la nuit rapprochait la guerre de lui : sur le monde tapi épaissement à cette heure dans la peur des premier âges, on eût dit qu'une épée de feu inscrivait de grands signaux purs et lisibles : le ciel éveillé au-dessus des bois regardait la France obscure, l'Allemagne obscure, et entre les deux l'étrange scintillement calme de la Belgique, dont les lumières venaient mourir au bord de l'horizon. »
« Rien dans cette guerre ne ressemblait aux autres; c'était une dégénérescence molle, un crépuscule mourant, indéfiniment prolongé, de la paix, si prolongé qu'on pouvait rêver malgré soi, après cette étrange demi-saison, cette plongée dans la lumière de nuits blanches, d'un jour neuf se soudant à l'autre sans solution de continuité. Peut-être le pays allait-il pour de longues années transplanter, sécréter à ses frontières un peuplement de luxe, une caste militaire paresseuse et violente, s'en remettant de son pain quotidien aux civils, et finalement l'exigeant, comme les nomades armés du désert lèvent le tribut sur les bordures cultivées. Des espèces de rôdeurs des confins, de flâneurs de l'apocalypse, vivant libres de soucis matériels au bord de leur gouffre apprivoisé, familiers seulement des signes et des présages, n'ayant plus commerce qu'avec quelques grandes incertitudes nuageuses et catastrophiques, comme dans ces tours de guet anciennes qu'on voit au bord de la mer. Et après tout, se disait-il, devenu de plus en plus rêveur, ce serait aussi une manière de vivre. »
Guerre et Paix (1867)
(traduction Elisabeth Guertik)
Война и мир (Voyna i mir)
Sortie : 1953 (France). Roman, Aventures, Histoire
livre de Léon Tolstoï
Adagio a mis 10/10.
Annotation :
« Les Français étaient repoussés une dernière fois. De nouveau, dans l'obscurité la plus complète, les canons de Touchine encadrés par l'infanterie houleuse se mirent en route. La nuit était comme un fleuve invisible et sombre qui charriait mille chuchotements, des conversations à mi-voix, et des bruits de chariots et de roues. Et, dans cet immense murmure montaient les gémissements des blessés. On eût dit que ces plaintes emplissaient les ténèbres qui entouraient les troupes ; les gémissements et les ténèbres de la nuit se confondaient. »
« Rostov soucieux de ses relations avec Bogdanitch, s’arrêta sur le pont ne sachant que faire. Il n’y avait personne à pourfendre (comme il s’était toujours imaginé le combat) ; aider à enflammer le pont, il ne le pouvait pas non plus, puisqu’il n’avait pas pris de paille, comme les autres soldats. Il était debout et regardait, quand soudain, quelque chose craqua sur le pont comme un bruit de noix, et l’un des hussards, le plus proche de lui, tombait sur le parapet en gémissant. Rostov avec les autres courut près de lui. De nouveau quelqu’un cria : brancard ! Quatre hommes saisirent le hussard et le soulevèrent.
— Oh ! oh ! oh ! Laissez-moi. Au nom du Christ, laissez-moi ! — criait le blessé.
Mais on le souleva quand même et on l’étendit sur le brancard. Nicolas Rostov se détourna et, comme s’il cherchait quelque chose, se mit à regarder au loin, sur le Danube, le ciel et le soleil. Le ciel lui semblait beau, il était si bleu, si calme, si profond ! Comme le soleil couchant était clair et majestueux ! Comme l’eau du Danube lointain brillait doucement ! Et encore plus belles étaient les longues montagnes bleuâtres derrière le Danube, et le courant, les cols mystérieux, les forêts de pins entourées de brouillard… Là-bas, tout est calme, heureux…
"Je ne désirerais rien si j’étais là-bas" pensa Rostov. "En moi seul et dans ce soleil, il y a tant de bonheur, et ici… les gémissements, les souffrances, la peur, et cette incertitude, cette fièvre… De nouveau on crie quelque chose, de nouveau tous retournent là-bas en courant et je cours avec eux, et voilà… la mort est près de moi, autour de moi… Encore un moment, et déjà je ne verrai plus jamais ce soleil, cette eau, ce col…" À ce moment, le soleil commença à se cacher derrière les nuages ; d’autres brancards parurent devant Rostov. Et la peur de la mort et des brancards et l’amour du soleil et de la vie, tout se confondit en une impression maladive et troublante. »
L'âme humaine (1891)
Sortie : janvier 2006 (France). Essai
livre de Oscar Wilde
Adagio a mis 5/10.
Annotation :
« Dès qu’une communauté, ou une partie importante de cette communauté, ou un quelconque gouvernement, essaie de dicter à l’artiste ce qu’il doit faire, l’art disparaît totalement, ou devient stéréotypé, ou dégénère en une médiocre et ignoble forme d’artisanat. Une œuvre d’art est le produit unique d’un tempérament unique. Sa beauté vient de ce que son auteur est ce qu’il est. En aucun cas de ce que les autres veulent. A la vérité, dès qu’un artiste prend conscience de ce que désirent les autres et s’applique à les satisfaire, il cesse d’être un artiste. Il devient un artisan, terne ou amusant, un commerçant, honnête ou malhonnête ; il ne peut plus prétendre être un artiste. L’art est l’expression de l’individualisme le plus intense que le monde ait jamais connue, et j’aurais même tendance à dire la seule. »
Le Portrait de Dorian Gray (1890)
The Picture of Dorian Gray
Sortie : 1891 (France). Roman, Philosophie
livre de Oscar Wilde
Adagio a mis 8/10.
Annotation :
« Peu d'entre nous n'ont pas eu l'occasion de s'éveiller avant l'aube, après l'une de ces nuits sans rêves qui rendraient presque amoureux de la mort ou, au contraire, l'une de ces nuits d'horreur et de joie désordonnée où les dortoirs de l'esprit sont parcourus par des fantômes plus terribles que la réalité elle-même, imprégnés de cette vie intense qui couve dans les grotesques et donne à l'art gothique sa pérenne vitalité, cet art appartenant surtout, imagine-t-on, à ceux dont l'esprit est atteint par la maladie du rêve. Peu à peu, des doigts blancs se glissent dans les rideaux, qui semblent frissonner. Des ombres muettes, aux formes noires et fantastiques, rampent dans les recoins de la chambre et s'y accroupissent. Dehors, on entend les oiseaux remuer dans les feuilles, ou des hommes se rendre à leur travail, ou encore soupirer et sangloter le vent qui descend des collines et erre par la maison silencieuse, comme s'il craignait de réveiller les dormeurs et devait cependant arracher le sommeil à sa caverne pourpre. Voile après voile de gaze mince et crépusculaire s'envole, tandis que, graduellement, les formes et les couleurs des choses leur sont rendues et que nous observons l'aube qui redessine le monde selon l'ancien motif. Les pâles miroirs retrouvent leur vie mimétique. Les flambeaux sans flamme demeurent où nous les avons laissés et près d'eux gît le livre à moitié coupé sur lequel nous nous étions penchés, ou la fleur montée sur fil de fer que nous avons portée au bal, ou la lettre que nous avons craint de lire ou que nous avons relue trop souvent. Rien ne nous semble avoir changé. Quittant les ombres irréelles de la nuit revient la vie réelle, que nous connûmes. Nous devons la reprendre ou nous l'avions laissée, et nous nous imprégnons de la nécessité terrible de trouver de l'énergie pour poursuivre la même fastidieuse ronde d'habitudes stéréotypées, ou peut-être du désir insensé de voir nos paupières s'ouvrir un matin sur un monde qui aurait été refaçonné nuitamment pour notre plaisir, un monde ou les choses auraient des formes et des couleurs nouvelles et seraient transformées ou auraient d'autres secrets, un monde ou le passé n'aurait pas de place, ou si peu, et ne survivrait, en tout cas, sous aucune forme consciente d'obligation ou de regret, puisque même les souvenirs de la joie ont leur amertume et remémorations du plaisir leur aiguillon. »
Liberté grande (1946)
Sortie : 1946 (France). Poésie
livre de Julien Gracq
Adagio a mis 5/10.
Annotation :
« Comme la figure de proue d'un vaisseau à trois ponts fourvoyé dans ce port de galères, au-dessus de la Méditerranée plate dont le blanc des vagues semble toujours fatigué d'un excès de sel se levait pour moi derrière une correcte, une impeccable rangée de verres à alcools, le visage de cette femme violente. Derrière, c'était les grands pins mélancoliques, de ceux dont l'orientation des branches ne laisse guère filtrer que les rayons horizontaux du soleil à cette heure du couchant où les routes sont belles, pures, livrées à la chanson des fontaines. On entendait dans le fond du port des marteaux sur les coques, infinis, inlassables comme une chanson de toile au-dessus d'un bâti naïf de tapisserie balayé de deux tresses blondes, circonvenu d'un lacis incessant de soucis domestiques, avec au milieu ces deux yeux doux, fatigués sous les boucles, la sœur même des fontaines intarissables. On ne se fatiguait pas de boire, un liquide clair comme une vitre, un alcool chantant et matinal. Mais c'était à la fin un alanguissement de bon aloi, et tout à coup comme si l'on avait dépassé l'heure permise, — surpris le port sous cette lumière défendue où descendent à l'improviste pour un coup de main les beaux pirates des nuits septentrionales, les lavandières bretonnes à la faveur d'un rideau de brumes — c'était tout à coup le murmure des peupliers et la morsure du froid humide — puis le claquement d'une portière et c'était la sortie des théâtres dans le Pétrograd des nuits blanches, un arroi de fourrures inimaginable, l'opacité laiteuse et dure de la Baltique — dans une aube salie de crachements rudes, prolongée des lustres irréels, la rue qui déverse une troïka sur les falaises du large, un morne infini de houles grises comme une fin du monde — c'était déjà l'heure d'aller aux Iles. »
Le Rivage des Syrtes (1951)
Sortie : 25 septembre 1951. Roman
livre de Julien Gracq
Adagio a mis 10/10.
Annotation :
« La lune se leva sur une mer absolument calme, dans une nuit si transparente qu'on entendait, des fourrés de roseaux de la côte, gagner de proche en proche le sourd caquètement d'alarme des oiseaux de marais alertés dans les joncs par notre sillage. La côte que nous longions se hérissait en muraille noire contre la lune des lances immobiles de ses roseaux. Silencieuse comme un rôdeur de nuit, la coque plate du Redoutable se glissait dans ces passes peu profondes avec une sûreté qui trahissait le coup d'oeil infaillible de son capitaine. Derrière le liseré sombre, les terres désertes des Syrtes à l'infini reflétaient la majesté d'un champ d'étoiles. »
« Je retrouvais en roulant dans le petit matin froid vers Maremma quelque chose du charme de l’attente pure que j’avais goûté dans mon voyage vers les Syrtes. Je ne cherchais pas même à deviner où me menait cette équipée autour de laquelle Vanessa faisait tant de mystère. Le chant triste des oiseaux des Syrtes montait avec le jour, ouaté et monotone déjà comme chacune de leurs journées, s’égrenait comme du sable sur ces espaces sans bornes ; le calme des plaines grises, toujours moites de brume au matin, ressemblait à ces aubes d’été languides qui se traînent comme assommées sous une fin d’orage. Je me retournais parfois pour apercevoir derrière moi la forteresse, d’une livide couleur d’os sous son drapé de brouillard ; devant moi, dans le lointain, les reflets de mercure de la lagune venaient mordre sur l’horizon une mince ligne noire et dentelée et, dans cette matinée déjà pesante, il me semblait sentir ces deux pôles, autour desquels maintenant oscillait ma vie, se charger sous leur voile de brume d’une subtile électricité. Le rapport de Belsenza me revenait à l’esprit avec plus de force ; je fixais mes yeux sur ce liseré sombre qui s’allongeait sur la mer, déjà les exhalaisons puissantes et lourdes de sa lagune m’arrivaient par bouffées dans le vent endormi ; comme quand l’œil plonge d’une colline sur les fumées d’une cité lointaine, je prêtais malgré moi l’oreille au murmure bas et acharné que faisait dans mon souvenir cette ville tapie comme un marécage dans une soirée orageuse ; il nourrissait cette atmosphère lourde, faisait palpiter mollement son cocon de brumes, battait faiblement derrière elle comme le battement emmitouflé d’un cœur. »
Le Testament français
Sortie : 6 septembre 1995 (France). Roman
livre de Andreï Makine
Adagio a mis 5/10.
Annotation :
« Peu à peu, nous nous abandonnâmes à ce silence. Penchés par-dessus la rampe, nous écarquillions les yeux en essayant de voir le plus de ciel possible. Le balcon tanguait légèrement, se dérobant sous nos pieds, se mettant à planer. L’horizon se rapprocha comme si nous nous élancions vers lui à travers le souffle de la nuit. C’est au-dessus de sa ligne que nous discernâmes ce miroitement pâle – on eût dit des paillettes de petites vagues sur la surface d’une rivière. Incrédules, nous scrutâmes l’obscurité qui déferlait sur notre balcon volant. Oui, une étendue d’eau sombre scintillait au fond des steppes, montait, répandait la fraîcheur âpre des grandes pluies. Sa nappe semblait s’éclaircir progressivement – d’une lumière mate, hivernale. Nous voyions maintenant sortir de cette marée fantastique les conglomérats noirs des immeubles, les flèches des cathédrales, les poteaux des réverbères – une ville ! Géante, harmonieuse malgré les eaux qui inondaient ses avenues, une ville fantôme émergeait sous notre regard.... »
L'Éducation sentimentale (1869)
Sortie : 1869 (France). Roman
livre de Gustave Flaubert
Adagio a mis 6/10.
Annotation :
« Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues. Il revint. Il fréquenta le monde, et il eut d’autres amours encore. Mais le souvenir continuel du premier les lui rendait insipides ; et puis la véhémence du désir, la fleur même de la sensation était perdue. Ses ambitions d’esprit avaient également diminué. Des années passèrent ; et il supportait le désœuvrement de son intelligence et l’inertie de son cœur. »
« Et ils résumèrent leur vie. Ils l'avaient manquée tous les deux, celui qui avait rêvé l'amour, celui qui avait rêvé le pouvoir. »
« Quand ils rentrèrent, Mme Arnoux ôta son chapeau. La lampe, posée sur une console, éclaira ses cheveux blancs. Ce fut comme un heurt en pleine poitrine. Pour lui cacher cette déception, il se posa par terre à ses genoux, et, prenant ses mains, se mit à lui dire des tendresses. — « Votre personne, vos moindres mouvements me semblaient avoir dans le monde une importante extra-humaine. Mon cœur, comme de la poussière, se soulevait derrière vos pas. Vous me faisiez l’effet d’un clair de lune par une nuit d’été, quand tout est parfums, ombres douces, blancheurs, infini ; et les délices de la chair et de l’âme étaient contenues pour moi dans votre nom, que je me répétais, en tâchant de le baiser sur mes lèvres. Je n’imaginais rien au-delà. C’était Mme Arnoux telle que vous étiez, avec ses deux enfants, tendre, sérieuse, belle à éblouir, et si bonne ! Cette image-là effaçait toutes les autres. Est-ce que j’y pensais, seulement ! puisque j’avais toujours au fond de moi-même la musique de votre voix et la splendeur de vos yeux ! » Elle acceptait avec ravissement ces adorations pour la femme quelle n’était plus. »
Molloy (1951)
Sortie : 1951 (France). Roman
livre de Samuel Beckett
Adagio a mis 7/10.
Annotation :
« Je faisais comme lorsque je ne pouvais dormir. Je me promenais dans mon esprit, lentement, notant chaque détail du labyrinthe, aux sentiers aussi familiers que ceux de mon jardin et cependant toujours nouveaux, déserts à souhait ou animés d’étranges rencontres. Et j’entendais les lointaines cymbales, j’ai le temps, j’ai le temps. Mais la preuve que non, c’est que je m’arrêtai, tout disparut et j’essayai à nouveau de penser l’affaire Molloy. Incompréhensible esprit, tantôt mer, tantôt phare. »
« C’est allongé, bien au chaud, dans l’obscurité, que je pénètre le mieux la fausse turbulence du dehors, y situe la créature qu’on me livre, ai l’intuition de la marche à suivre, m’apaise dans l’absurde détresse d’autrui. Loin du monde, de son tapage, ses agissements, ses morsures et lugubre clarté, je le juge, et ceux qui, comme moi, y sont irrémédiablement plongés, et celui qui a besoin que je le délivre, moi qui ne sais me délivrer. »
Anna Karénine (1878)
(Traduction Henri Mongault)
Anna Karenina
Sortie : 1936 (France). Roman
livre de Léon Tolstoï
Adagio a mis 10/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
« Il sortit de la prairie et prit la grand’route qu’il se mit à suivre dans la direction du village. Un vent léger s’élevait, la nature prenait une teinte grise et triste, comme il arrive ordinairement avant l’aurore, qui précède la victoire éclatante de la lumière sur les ténèbres. Tout frissonnant de froid, Lévine marchait rapidement les yeux baissés. "Tiens, se dit-il tout à coup, une voiture qui vient par ici !" On entendait en effet un bruit de grelots ; il leva la tête : à quarante pas de lui, sur la grand’route qu’il suivait, venait à sa rencontre une voiture attelée de quatre chevaux. Sans songer aux voyageurs qu’elle pouvait contenir, il regarda distraitement la voiture.
Dans un des coins dormait une vieille dame et près de la portière, était assise une jeune fille, qui visiblement, venait de s’éveiller et tenait les rubans de son bonnet blanc. Calme et pensive, sa physionomie reflétait cette vie élégante et compliquée, qui était si étrangère à Lévine ; elle regardait les lueurs empourprées de l’aurore. Au moment où la vision allait disparaître, un regard limpide se porta sur lui. Ce fut comme un éclair. Il l’avait reconnue, et une joie mêlée de stupeur illumina son visage. Il ne pouvait se tromper ; ces yeux étaient uniques au monde. Une seule créature sur terre représentait pour lui l’univers entier et constituait en même temps la seule raison d’être de sa vie. »
Lumière virtuelle
Virtual Light
Sortie : 1993 (France). Roman
livre de William Gibson
Adagio a mis 6/10.
Annotation :
« Yamazaki redescendit dans l'ascenseur de Skinner jusqu'à l'endroit où il y avait des marches. La nacelle jaune ressemblait à un gobelet de pique-nique abandonné par un géant. Tout autour de lui, à présent, montaient les bruits des activités du soir. Un bruit de cartes à jouer sortit d'un passage sombre tandis que s'élevait le rire d'une femme, accompagnés d'éclats de voix en espagnol. Le coucher de soleil avait une couleur de vin rosé à travers les feuilles de plastique qui claquaient comme des voiles sous la brise imprégnée d'odeurs de friture, de feu de bois et de résine de cannabis. Des gamins en blouson de cuir en loques étaient penchés sur un jeu dont les pions étaient des cailloux peints.
Yamazaki s'arrêta. Il se tint un instant immobile, la main sur une rampe en bois marqués de symboles argentés tracés à la bombe. L'histoire de Skinner semblait irradier sur les milles petits détails qui l'entouraient, sur les sourires des visages barbouillés, sur la fumée des cuisines ambulantes, comme des anneaux de sons concentrique issus d'une cloche invisible, trop graves pour être perçus par l'oreille avide d'un étranger. »
« Elle leva la tête au moment où elle se faufilait entre les deux premières dalles. Le pont semblait la regarder de tous ses yeux de torches et de néons. Elle avait vu, en photo, à quoi il ressemblait avant, quand les voitures se croisaient dessus à longueur de journée. Mais elle n'y avait jamais cru vraiment. Le pont était ce qu'il était, et il avait toujours été comme ça, impossible que ce soit différent. Un refuge, un sanctuaire d'étrangeté, l'endroit où elle dormait, celui qui abritait les rêves d'une multitude. »
Le Vagabond des étoiles (1915)
The Star Rover
Sortie : 1925 (France). Roman
livre de Jack London
Adagio a mis 7/10.
Annotation :
« Bien souvent, au cours de mon existence, j’ai éprouvé une impression bizarre, comme si mon être se dédoublait : d’autres êtres vivaient ou avaient vécu en lui, en d’autres temps ou en d’autres lieux. Ne proteste pas, toi, mon futur lecteur. Scrute plutôt toi-même ta conscience. Remonte en pensée jusqu’à cette époque où ta personne physique et morale n’était pas encore constituée, où, élément ductile, âme en flux comme la mer montante, tu sentais à peine, dans le bouillonnement tumultueux de ton être, ton identité se former. »
« Juché tout en haut des grands mâts qui oscillaient à me donner le vertige au-dessus du pont des navires, j'ai contemplé l'eau illuminée par le soleil : des profondeurs de turquoise surgissaient des coraux irisés. J'ai commandé la manœuvre qui devait mettre les navires à l'abri dans les lagons limpides comme des miroirs, où les ancres descendaient tout près de plages de corail ombragées de palmiers. Je me suis battu furieusement sur les champs de bataille du temps passé : même quand le soleil était au terme de sa course, le carnage ne cessait pas ; il se continuait pendant la nuit, sous les étoiles qui brûlaient au ciel. Et la fraîcheur du vent nocturne, refroidi aux lointains pics neigeux sur lesquels il avait passé, n'arrivait pas à sécher la sueur de la bataille : et puis je redevenais le petit Darell Standing qui à la ferme paternelle courait pieds nus dans l'herbe humide de la rosée printanière. Où, comme aux froids matins d'hiver, j'allais, de mes mains couvertes d'engelures, porter le foin aux bestiaux dans la tiède étable qu'emplissaient leurs haleines fumantes. »
« C’est la vie qui est à la fois réalité et mystère. Elle diffère largement de la simple matière chimique qui se transforme quand on la met en mouvement. La vie persiste. La vie est la traînée de feu qui survit à toutes les transformations de la matière. Je le sais, je suis la vie, et j’ai vécu dix milles générations. J’ai vécu des millions d’années, j’ai possédé plusieurs corps. Moi qui ai possédé tous ces corps, j’ai possédé plusieurs vies. Je suis l’étincelle toujours allumée, qui brille sans cesse et défie le temps, j’ai toujours raffermi ma volonté et écrasé mes passions sur les assemblages fragiles de matière, qu’on appelle les corps, et que j’ai habités de façon transitoire. »
Éloge de l'ombre (1933)
Sortie : 1933 (France). Essai
livre de Junichirō Tanizaki
Adagio a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
« Lorsque les artisans d’autrefois enduisaient de laque ces objets, lorsqu’ils y traçaient des dessins à la poudre d’or, ils avaient nécessairement en tête l’image de quelque chambre ténébreuse et visaient donc, sans nul doute, l’effet à obtenir dans une lumière indigente ; s’ils usaient de dorures à profusion, on peut présumer qu’ils tenaient compte de la manière dont elles se détacheraient sur l’obscurité ambiante, et de la mesure dans laquelle elles réfléchiraient la lumière des lampes. Car un laque décoré à la poudre d'or n'est pas fait pour être embrassé d'un seul coup d'œil dans un endroit illuminé, mais pour être deviné dans un lieu obscur, dans une lueur diffuse qui, par instants, en révèle l'un ou l'autre détail, de telle sorte que, la majeure partie de son décor somptueux constamment caché dans l'ombre, il suscite des résonances inexprimables.
De plus, la brillance de sa surface étincelante reflète, quand il est placé dans un lieu obscur, l'agitation de la flamme du luminaire, décelant ainsi le moindre courant d'air qui traverse de temps à autre la pièce la plus calme, et discrètement incite l'homme à la rêverie. N'étaient les objets de laque dans l'espace ombreux, ce monde de rêve à l'incertaine clarté que sécrètent chandelles ou lampes à huile, ce battement du pouls de la nuit que sont les clignotements de la flamme, perdraient à coup sûr une bonne part de leur fascination. Ainsi que de minces filets d'eau courant sur les nattes pour se rassembler en nappes stagnantes, les rayons de lumière sont captés, l'un ici, l'autre là, puis se propagent ténus, incertains et scintillants, tissant sur la trame de la nuit comme un damas fait de ces dessins à la poudre d'or. »
Une vie (1883)
Sortie : 1883 (France). Roman
livre de Guy de Maupassant
Adagio a mis 7/10.
Annotation :
« Mais voilà que la douce réalité des premiers jours allait devenir la réalité quotidienne qui fermait la porte aux espoirs indéfinis, aux charmantes inquiétudes de l’inconnu. Oui, c’était fini d’attendre. Alors plus rien à faire, aujourd’hui, ni demain ni jamais. Elle sentait tout cela vaguement à une certaine désillusion, à un affaissement de ses rêves. Elle se leva et vint coller son front aux vitres froides. Puis, après avoir regardé quelque temps le ciel où roulaient des nuages sombres, elle se décida à sortir.
Étaient-ce la même campagne, la même herbe, les mêmes arbres qu’au mois de mai ? Qu’étaient donc devenues la gaieté ensoleillée des feuilles, et la poésie verte du gazon où flambaient les pissenlits, où saignaient les coquelicots, où rayonnaient les marguerites, où frétillaient, comme au bout de fils invisibles, les fantasques papillons jaunes ? Et cette griserie de l’air chargé de vie, d’arômes, d’atomes fécondants n’existait plus.
Les avenues, détrempées par les continuelles averses d’automne, s’allongeaient, couvertes d’un épais tapis de feuilles mortes, sous la maigreur grelottante des peupliers presque nus. Les branches grêles tremblaient au vent, agitaient encore quelque feuillage prêt à s’égrener dans l’espace. Et sans cesse, tout le long du jour, comme une pluie incessante et triste à faire pleurer, ces dernières feuilles, toutes jaunes maintenant, pareilles à de larges sous d’or, se détachaient, tournoyaient, voltigeaient et tombaient. »
Ulysse (1922)
(traduction Auguste Morel)
Ulysses
Sortie : 1929 (France). Roman
livre de James Joyce
Adagio a mis 5/10.
Annotation :
« Tel il est, tel j’étais, ces épaules fuyantes, cette gaucherie. C’est mon enfance qui se penche près de moi. Trop loin pour que ma main la touche au passage ou du bout des doigts. La mienne est loin et la sienne est secrète comme nos yeux. Des secrets silencieux, pétrifiés trônent dans les palais sombres de nos cœurs à tous deux : les secrets lassés de leur tyrannie : des tyrans désireux qu’on les détrône. »
« Le sable grenu s’était détaché de ses pieds. Ses godillots firent à nouveau craquer une coquille de noix humide, des coquilles de couteaux, de petits galets qui crissent, tout ce qui vient battre sur les galets innombrables, bois troué par les vers, Armada perdue. Des étendues de sable gorgé d’une eau insalubre guettaient ses semelles pour les aspirer, exhalant une haleine d’égout, dans une poche d’algues couvait le feu marin sous des cendres de fumier humain. Il les longea en prenant garde. Une bouteille de bière brune redressait son tronc pris dans l’épaisse croûte de sable. Une sentinelle : île des soifs terribles. Cercles de métal brisé jonchant le rivage ; à terre les filets rusés déploient leur sombre labyrinthe ; plus loin encore des maisons tournent le dos, des graffiti passés à la craie sur leur porte, et plus haut sur la dune une corde à linge avec deux chemises crucifiées. »
Les Jeunes Filles (1936)
Sortie : 1936 (France). Roman
livre de Henry de Montherlant
Adagio a mis 8/10.
Annotation :
« Il y a bien des années, pendant quelques mois, mettons six mois, j'ai été muré comme vous. J'avais une masse touffue de tendresse, prête, mon Dieu, à être donnée à n'importe qui, pourvu que je désire cette personne (car je n'ai jamais aimé à fond que les êtres que je désirais). Mais l'accrochage ne se faisait pas. Et j'avais la certitude que le monde était plein de jeunes filles qui auraient été heureuses de cette tendresse et de ce plaisir que moi j'aurais été heureux de leur donner ; et elles le souhaitaient en vain, comme je le souhaitais en vain. Mais l'accrochage ne se faisait toujours pas. Savez-vous, Mademoiselle, que j'ai frôlé des mains dans la rue, au passage, par besoin du contact humain ? Il faut que vous le sachiez. J'étais plus jeune qu'aujourd'hui, ma liberté était sans limites, j'avais de l'argent à ne savoir qu'en faire, et j'ai toujours été prêt à payer le bonheur le prix qu'il faut, — le bonheur de ceux que j'aime autant que le mien. [...] Partout autour de moi je voyais les êtres s'accrocher l'un l'autre, et partir deux à deux. Mais pour moi l'accrochage ne se faisait toujours pas. Et c'était le printemps, l'été (août, terrible aux insatisfaits) ; les ""journées trop belles"", la nature que l'on sent plus heureuse que soi, Dieu sait que j'ai vécu cela ! Et toujours cette obsession, cette impossibilité radicale de travailler, de s'arracher à cette obsession. Et ces journées sans amour tombant l'une après l'autre. Encore une journée sans amour. Encore vaincu par cette journée-là. Et pourtant elle a compté quand même, elle vous a rapproché quand même de la mort, alors que seules les journées de bonheur devraient avoir ce droit. J'ai gardé de ce temps un souvenir horrifié, et un grand désir de venir en aide à ceux qui se meurent de vouloir donner, et qui ne trouvent pas à qui donner. [...] Naturellement, en ce qui regarde nos relations, rien de changé. Moi, vous ""prendre"" (comme vous dites si bien) ? Non, jamais. Vingt dieux ! Pour une fois ceci est une longue lettre. Croyez à ma sympathie. P.-S. — J'ai oublié de vous dire que, durant tout ce temps où je ne pouvais ""accrocher"" de femmes, j'avais quatre petites compagnes de nuit, plus gentilles les unes que les autres, et que j'aimais beaucoup. Je n'étais donc muré que par une construction de l'esprit. »
L'Obscurité du dehors (1968)
Outer Dark
Sortie : 1991 (France). Roman
livre de Cormac McCarthy
Adagio a mis 6/10.
Annotation :
« Tard dans la journée la route le conduisit dans un marais. Et ce fut tout. Devant lui s'étendait un désert spectral d'où ne dépassaient que des arbres dénudés dressés dans des attitudes de souffrance, vaguement hominoïdes comme des figurines dans un paysage de damnés. Un jardin des morts qui fumait vaguement et s'estompait pour se confondre avec la courbure de la terre. Il tâta du pied la tourbe qu'il voyait devant lui et elle se mit à monter, formant une grumeleuse boursouflure vulvaire qui vous aspirait. Il recula. Un vent fade s'exhalait de cette désolation et les roseaux du marais et les noires fougères au milieu desquels il se trouvait s'entrechoquaient doucement comme des créatures enchaînées. Il se demandait pourquoi une route devait finir ainsi. »
« Une fois dans la nuit elle entendit un cheval qui venait par la route de campagne, sous la morte clarté lunaire un cheval en feu traînant un sillage de pâle poussière flottant au vent. Elle put entendre le souffle haletant et le grincement des harnais et le tintement des caparaçons de fer puis les sabots explosèrent sur les planches du pont. Elle fut éclaboussée de poussière et de minces graviers qui passèrent entre les planches et tombèrent dans l'eau en sifflant. Le martèlement s'éloignait le long de la route et ce ne fut bientôt plus que le plus faible écho d'un battement de cœur et le battement de cœur était en elle dans sa maigre poitrine. Elle tira pour le sentir plus près le balluchon de vêtements souillés sur lequel était pressé son visage et elle se rendormit. »
Histoires extraordinaires (1845)
Sortie : 1856 (France). Recueil de nouvelles
livre de Edgar Allan Poe
Adagio a mis 9/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
« Je regardai vertigineusement, et je vis une vaste étendue de mer, dont la couleur d’encre me rappela tout d’abord le tableau du géographe Nubien et sa Mer des Ténèbres. C’était un panorama plus effroyablement désolé qu’il n’est donné à une imagination humaine de le concevoir. À droite et à gauche, aussi loin que l’œil pouvait atteindre, s’allongeaient, comme les remparts du monde, les lignes d’une falaise horriblement noire et surplombante, dont le caractère sombre était puissamment renforcé par le ressac qui montait jusque sur sa crête blanche et lugubre, hurlant et mugissant éternellement. Juste en face du promontoire sur le sommet duquel nous étions placés, on apercevait une île qui avait l’air désert, ou plutôt on la devinait au moutonnement énorme des brisants dont elle était enveloppée. À deux milles environ plus près de la terre, se dressait un autre îlot plus petit, horriblement pierreux et stérile, et entouré de groupes interrompus de roches noires. L’aspect de l’Océan, dans l’étendue comprise entre le rivage et l’île la plus éloignée, avait quelque chose d’extraordinaire. »
« Il n’y a pas de cas parmi les nombreuses et incompréhensibles anomalies de la science psychologique, qui soit plus excitant que celui où, dans nos efforts pour ramener dans notre mémoire une chose oubliée depuis longtemps, nous nous trouvons sur le bord même du souvenir, sans pouvoir toutefois nous souvenir. [...] Après l’époque où la beauté de Ligeia passa dans mon esprit et s’y installa comme dans un reliquaire, je puisai dans plusieurs êtres du monde matériel une sensation analogue à celle qui se répandait sur moi, en moi, sous l’influence de ses larges et lumineuses prunelles. Cependant, je n’en suis pas moins incapable de définir ce sentiment, de l’analyser, ou même d’en avoir une perception nette. Je l’ai reconnu quelquefois, je le répète, à l’aspect d’une vigne rapidement grandie, dans la contemplation d’une phalène, d’un papillon, d’une chrysalide, d’un courant d’eau précipité. Je l’ai trouvé dans l’Océan, dans la chute d’un météore. »
« Mais, un soir d’automne, comme l’air dormait immobile dans le ciel, Morella m’appela à son chevet. Il y avait un voile de brume sur toute la terre, et un chaud embrasement sur les eaux, et, à voir les splendeurs d’octobre dans le feuillage de la forêt, on eût dit qu’un bel arc-en-ciel s’était laissé choir du firmament. — Voici le jour des jours, dit-elle quand j’approchai, le plus beau des jours pour vivre ou pour mourir. »
Sur la route (1957)
On The Road
Sortie : 1960 (France). Roman
livre de Jack Kerouac
Adagio a mis 6/10.
Annotation :
« They rushed down the street together, digging everything in the early way they had, which later became so much sadder and perceptive and blank. But then they danced down the streets like dingledodies, and I shambled after as I’ve been doing all my life after people who interest me, because the only people for me are the mad ones,the ones who are mad to live, mad to talk, mad to be saved, desirous of everything at the same time, the ones who never yawn or say a commonplace thing, but burn, burn, burn like fabulous yellow roman candles exploding like spiders across the stars and in the middle you see the blue centerlight pop and everybody goes ‘Awww!’ »
« It was three children of the earth trying to decide something in the night and having all the weight of past centuries ballooning in the dark before them. »
Journal du voleur (1949)
Sortie : 1949 (France). Roman
livre de Jean Genet
Adagio a mis 7/10.
Annotation :
« Ce journal que j'écris n'est pas qu'un délassement littéraire. A mesure que j'y progresse, ordonnant ce que ma vie passée me propose, à mesure que je m'obstine dans la rigueur de la composition — des chapitres, des phrases, du livre lui-même — je me sens m'affermir dans la volonté d'utiliser, à des fins de vertus, mes misères d'autrefois. J'en éprouve le pouvoir. »
« Nous savons que notre langage est incapable de rappeler même le reflet de ces états défunts, étrangers. Il en serait de même pour tout ce journal s'il devait être la notation de qui je fus. Je préciserai donc qu'il doit renseigner sur qui je suis, aujourd'hui que je l'écris. Il n'est pas une recherche du temps passé, mais une œuvre d'art dont la matière-prétexte est ma vie d'autrefois. Il sera un présent fixé à l'aide du passé, non l'inverse. Qu'on sache donc que les faits furent ce que je les dis, mais l'interprétation que j'en tire c'est ce que je suis — devenu. »
Le Livre de l'intranquillité
O Livro do desassossego por Bernardo Soares
Sortie : 1982 (France). Journal & carnet, Aphorismes & pensées
livre de Fernando Pessoa
Adagio a mis 8/10.
Annotation :
« Je ne sais qui je suis, ni ce que je suis. Je gis – comme enterré sous une muraille écroulée sur moi – sous le néant soudain effondré de l'univers entier. Et je vais ainsi, suivant mon propre sillage, jusqu'à ce que la nuit arrive enfin, et m'apporte un peu de cette caresse de me sentir différent, ondulant comme une brise sur ce début d'inconscience de moi-même. Et cette lune large et haute dans le ciel, par ces nuits paisibles, toutes tièdes d'angoisse et d'intranquillité ! La paix sinistre de cette beauté céleste, l'ironie froide de cet air chaud, d'un noir bleuté, tout embrumé de lune, tout timide d'étoiles. »
« J'ai créé en moi diverses personnalités. J'en crée constamment de nouvelles. Chacun de mes rêves s'incarne, dès son apparition, en quelqu'un d'autre, qui se met à rêver à ma place. Pour créer, je me suis détruit ; je me suis extériorisé au-dedans de moi â tel point qu'en moi, je n'existe plus qu'extérieurement. Je suis la scène vide où passent divers acteurs, jouant diverses pièces. »
« Et de la hauteur majestueuse de tous mes rêves – me voici aide-comptable en la ville de Lisbonne. Mais le contraste ne m’écrase pas – il me libère ; son ironie même est mon propre sang. Ce qui devrait me rabaisser est précisément le drapeau que je déploie ; et le rire dont je devrais rire de moi-même est le clairon dont je salue et crée l'aurore où je m'engendre moi-même. Quelle gloire nocturne que d’être grand sans être rien ! Quelle sombre majesté que celle d'une splendeur inconnue... »
Du côté de chez Swann (1913)
À la recherche du temps perdu / 1
Sortie : 14 novembre 1913. Roman
livre de Marcel Proust
Adagio a mis 9/10.
Annotation :
« Mais, quand d'un passé ancien rien ne subsiste, après la mort des êtres, après la destruction des choses, seules, plus frêles mais plus vivaces, plus immatérielles, plus persistantes, plus fidèles, l'odeur et la saveur restent encore longtemps, comme des âmes, à se rappeler, à attendre, à espérer, sur la ruine de tout le reste, à porter sans fléchir, sur leur gouttelette presque impalpable, l'édifice immense du souvenir. »
« Il savait que le souvenir même du piano faussait encore le plan dans lequel il voyait les choses de la musique, que le champ ouvert au musicien n’est pas un clavier mesquin de sept notes, mais un clavier incommensurable, encore presque tout entier inconnu, où seulement çà et là, séparées par d’épaisses ténèbres inexplorées, quelques-unes des millions de touches de tendresse, de passion, de courage, de sérénité, qui le composent, chacune aussi différente des autres qu’un univers d’un autre univers, ont été découvertes par quelques grands artistes qui nous rendent le service, en éveillant en nous le correspondant du thème qu’ils ont trouvé, de nous montrer quelle richesse, quelle variété, cache à notre insu cette grande nuit impénétrée et décourageante de notre âme que nous prenons pour du vide et pour du néant. »
À l'ombre des jeunes filles en fleurs (1919)
À la recherche du temps perdu / 2
Sortie : 1919 (France). Roman
livre de Marcel Proust
Adagio a mis 9/10.
Annotation :
« Or, les souvenirs d'amour ne font pas exception aux lois générales de la mémoire, elles-mêmes régies par les lois plus générales de l'habitude. Comme celle-ci affaiblit tout, ce qui nous rappelle le mieux un être, c'est justement ce que nous avions oublié (parce que c'était insignifiant, et que nous lui avions ainsi laissé toute sa force). C'est pourquoi la meilleure part de notre mémoire est hors de nous, dans un souffle pluvieux, dans l'odeur de renfermé d'une chambre ou dans l'odeur d'une première flambée, partout où nous retrouvons de nous-même ce que notre intelligence, n'en ayant pas l'emploi, avait dédaigné, la dernière réserve du passé, la meilleure, celle qui, quand toutes nos larmes semblent taries, sait nous faire pleurer encore. »
« De nos souvenirs relatifs à une personne, l'intelligence élimine tout ce qui ne concourt pas à l'utilité immédiate de nos relations quotidiennes (même et surtout si ces relations sont imprégnées d'un peu d'amour, lequel toujours insatisfait, vit dans le moment qui va venir). Elle laisse filer la chaîne des jours passés, n'en garde fortement que le dernier bout souvent d'un tout autre métal que les chaînons disparus dans la nuit et dans le voyage que nous faisons à travers la vie, ne tient pour réel que le pays où nous sommes présentement [...] Pendant les longues heures que je passais à causer, à goûter, à jouer avec ces jeunes filles, je ne me souvenais même pas qu'elles étaient les mêmes vierges impitoyables et sensuelles que j'avais vues comme dans une fresque, défiler devant la mer. »
Le Côté de Guermantes (1921)
À la recherche du temps perdu / 3
Sortie : 1921 (France). Roman
livre de Marcel Proust
Adagio a mis 8/10.
Annotation :
« Ce fameux luxe, inconnu aux Courvoisier, dont les Guermantes, opulents ou à demi ruinés, excellaient à faire jouir leurs amis, n’était pas qu’un luxe matériel et comme je l’avais expérimenté souvent avec Robert de Saint Loup, mais aussi un luxe de paroles charmantes, d’actions gentilles, toute une élégance verbale, alimentée par une véritable richesse intérieure. Mais comme celle-ci, dans l’oisiveté mondaine, reste sans emploi, elle s’épanchait parfois, cherchait un dérivatif en une sorte d’effusion fugitive, d’autant plus anxieuse, et qui aurait pu, de la part de Mme de Guermantes, faire croire à de l’affection. Elle l’éprouvait d’ailleurs au moment où elle la laissait déborder, car elle trouvait alors, dans la société de l’ami ou de l’amie avec qui elle se trouvait, une sorte d’ivresse, nullement sensuelle, analogue à celle que la musique donne à certaines personnes ; il lui arrivait de détacher une fleur de son corsage, un médaillon et de les donner à quelqu’un avec qui elle eût souhaité de faire durer la soirée, tout en sentant avec mélancolie qu’un tel prolongement n’aurait pu mener à autre chose qu’à de vaines causeries où rien n’aurait passé du plaisir nerveux de l’émotion passagère, semblables aux premières chaleurs du printemps par l’impression qu’elles laissent de lassitude et de tristesse. Quant à l’ami, il ne fallait pas qu’il fût trop dupe des promesses, plus grisantes qu’aucune qu’il eût jamais entendue, proférées par ces femmes, qui, parce qu’elles ressentent avec tant de force la douceur d’un moment, font de lui, avec une délicatesse, une noblesse ignorées des créatures normales, un chef-d’œuvre attendrissant de grâce et de bonté, et n’ont plus rien à donner d’elles-mêmes après qu’un autre moment est venu. Leur affection ne survit pas à l’exaltation qui la dicte ; et la finesse d’esprit qui les avait amenées alors à deviner toutes les choses que vous désiriez entendre et à vous les dire, leur permettra tout aussi bien, quelques jours plus tard, de saisir vos ridicules et d’en amuser un autre de leurs visiteurs avec lequel elles seront en train de goûter un de ces "moments musicaux" qui sont si brefs. »
Sodome et Gomorrhe (1922)
À la recherche du temps perdu / 4
Sortie : mai 1922 (France). Roman
livre de Marcel Proust
Adagio a mis 9/10.
Annotation :
« Puis un jour, je me décidai à faire dire à Albertine que je la recevrais prochainement. C’est qu’un matin de grande chaleur prématurée, les mille cris des enfants qui jouaient, des baigneurs plaisantant, des marchands de journaux, m’avaient décrit en traits de feu, en flammèches entrelacées, la plage ardente que les petites vagues venaient une à une arroser de leur fraîcheur ; alors avait commencé le concert symphonique mêlé au clapotement de l’eau, dans lequel les violons vibraient comme un essaim d’abeilles égaré sur la mer. Aussitôt j’avais désiré de réentendre le rire d’Albertine, de revoir ses amies, ces jeunes filles se détachant sur les flots, et restées dans mon souvenir le charme inséparable, la flore caractéristique de Balbec ; et j’avais résolu d’envoyer par Françoise un mot à Albertine, pour la semaine prochaine, tandis que, montant doucement, la mer, à chaque déferlement de lame, recouvrait complètement de coulées de cristal la mélodie dont les phrases apparaissaient séparées les unes des autres, comme ces anges luthiers qui, au faîte de la cathédrale italienne, s’élèvent entre les crêtes de porphyre bleu et de jaspe écumant. »
« Je restai seul dans la chambre, cette même chambre trop haute de plafond où j’avais été si malheureux à la première arrivée, où j’avais pensé avec tant de tendresse à Mlle de Stermaria, guetté le passage d’Albertine et de ses amies comme d’oiseaux migrateurs arrêtés sur la plage, où je l’avais possédée avec tant d’indifférence quand je l’avais fait chercher par le lift, où j’avais connu la bonté de ma grand-mère, puis appris qu’elle était morte ; ces volets, au pied desquels tombait la lumière du matin, je les avais ouverts la première fois pour apercevoir les premiers contreforts de la mer (ces volets qu’Albertine me faisait fermer pour qu’on ne nous vît pas nous embrasser). Je prenais conscience de mes propres transformations en les confrontant à l’identité des choses. On s’habitue pourtant à elles comme aux personnes et quand, tout d’un coup, on se rappelle la signification différente qu’elles comportèrent, puis quand elles eurent perdu toute signification, les événements bien différents de ceux d’aujourd’hui qu’elles encadrèrent, la diversité des actes joués sous le même plafond, entre les mêmes bibliothèques vitrées, le changement dans le cœur et dans la vie que cette diversité implique, semblent encore accrus par la permanence immuable du décor, renforcés par l’unité du lieu. »
La Prisonnière (1923)
À la recherche du temps perdu / 5
Sortie : 1923 (France). Roman
livre de Marcel Proust
Adagio a mis 7/10.
Annotation :
« Mais alors n’est-ce pas que, de ces éléments, tout le résidu réel que nous sommes obligés de garder pour nous-mêmes, que la causerie ne peut transmettre même de l’ami à l’ami, du maître au disciple, de l’amant à la maîtresse, cet ineffable qui différencie qualitativement ce que chacun a senti et qu’il est obligé de laisser au seuil des phrases où il ne peut communiquer avec autrui qu’en se limitant à des points extérieurs communs à tous et sans intérêt, l’art, l’art d’un Vinteuil comme celui d’un Elstir, le fait apparaître, extériorisant dans les couleurs du spectre la composition intime de ces mondes que nous appelons les individus, et que sans l’art nous ne connaîtrions jamais ? Des ailes, un autre appareil respiratoire et qui nous permissent de traverser l’immensité ne nous serviraient à rien. Car si nous allions dans Mars et dans Vénus en gardant les mêmes sens, ils revêtiraient du même aspect que les choses de la Terre tout ce que nous pourrions voir. Le seul véritable voyage, le seul bain de Jouvence, ce ne serait pas d’aller vers de nouveaux paysages, mais d’avoir d’autres yeux, de voir l’univers avec les yeux d’un autre, de cent autres, de voir les cent univers que chacun d’eux voit, que chacun d’eux est ; et cela, nous le pouvons avec un Elstir, avec un Vinteuil, avec leurs pareils, nous volons vraiment d’étoiles en étoiles. »
« Par instants, dans les yeux d'Albertine, dans la brusque inflammation de son teint, je sentais comme un éclair de chaleur passer furtivement dans des régions plus inaccessibles pour moi que le ciel, et où évoluaient les souvenirs, à moi inconnus, d'Albertine. Alors cette beauté qu'en pensant aux années successives où j'avais connu Albertine, soit sur la plage de Balbec, soit à Paris, je lui avais trouvée depuis peu, et qui consistait en ce que mon amie se développait sur tant de plans et contenait tant de jours écoulés, cette beauté prenait pour moi quelque chose de déchirant. Alors sous ce visage rosissant je sentais se creuser, comme un gouffre, l'inexhaustible espace des soirs où je n'avais pas connu Albertine. Je pouvais bien prendre Albertine sur mes genoux, tenir sa tête dans mes mains ; je pouvais la caresser, passer longuement mes mains sur elle, mais, comme si j'eusse manié une pierre qui enferme la salure des océans immémoriaux ou le rayon d'une étoile, je sentais que je touchais seulement l'enveloppe close d'un être qui, par l'intérieur, accédait à l'infini. »