Lectures
66 livres
créée il y a plus de 2 ans · modifiée il y a environ 1 anZothique (1970)
(intégrale)
Sortie : 27 septembre 2017 (France). Recueil de contes
livre de Clark Ashton Smith
Adagio a mis 6/10.
Annotation :
Je suis tombé un peu par hasard sur ce recueil de nouvelles fantastiques, réédition des textes d'un auteur contemporain de Lovecraft dont j'ignorais l'existence et les travaux. Clark Ashton Smith déploie dans cet ouvrage sa sombre mythologie, de l'héritage de dieux anciens à l'influence de princes démons (Thasaïdon notamment). L'introduction nous laisse découvrir une carte en relief, comme pour mieux se figurer le territoire isolé et désertique qui tiendra lieu de paysage. Zothique incarne ici un continent mythique dans un contexte de fin du monde. C'est pour ainsi dire le dernier endroit sur Terre, et tout porte à croire que cet oasis est peuplé des pires monstres de l'humanité. Nécromants, spectres, tortionnaires, zombies, vampires, tout le folklore pulp se retrouve dans cette dystopie incertaine. Résultat des courses, une 15aine de nouvelles s'entrecroisent, avec pour influence les Mille et Une Nuits. Il y a aussi comme repère lointain l'oeuvre de Lovecraft, dans la veine doucement horrifique. Le style a quelque chose de poétique, même si la prose m'a laissée sur ma faim. La tentative force l'admiration dans cet exerice qui rappelle l'atmosphère des textes de Poe ou Beaudelaire, sans atteindre toutefois la fulgurance ou l'éclat du génie. Un agréable moment, que je crains d'oublier un peu trop rapidemment.
« Sur Zothique, dernier continent de la Terre, le soleil ne brillait plus de sa blancheur primordiale, mais d'une lueur faible, ternie d'un sang vaporeux. De nouvelles étoiles, innombrables, étaient apparues dans les cieux, et les ombres de l'infini s'étendaient, toujours plus proches. Sortis de l'obscurité, les anciens dieux avaient repris place parmi les hommes : des divinités oubliées depuis Hyperborée, depuis Mu et Poséidonis, dotées d'autres noms mais des mêmes attributs. Les anciens démons, eux aussi revenus, attisaient puissamment les braises de sacrifices maléfiques et favorisaient à nouveau la magie primordiale. »
(Octobre 2023)
Les Plaisirs et les Jours (1896)
suivi de : l'Indifférent
Sortie : 1896 (France). Recueil de nouvelles, Poésie
livre de Marcel Proust
Adagio a mis 7/10.
Annotation :
Les Plaisirs et les Jours, recueil de jeunesse de Marcel Pourst, m'a permis de découvrir une autre facette de l'écrivain. L'auteur encore jeune s'essaie à la poésie, à la prose et aux courtes nouvelles. Les thèmes abordé font écho à ceux de la Recherche, avec par exemple la vie mondaine et ses romances compliquées, l'amour maternel et le deuil de parents proches, l'art au sens large et la vanité de la bourgeoisie. De jolis passages émaillent les récits, sans atteindre la fulgurance de la Recherche. Un bouquin qui vaut le détour je pense, surtout pour ceux qui cherchent un regard différent sur Proust après s'être essayé à son oeuvre majeure.
« Parfois l’image de celui qu’elle a vu seulement deux ou trois fois et pendant quelques instants, qui tient une si petite place dans les événements extérieurs de sa vie et qui en a pris une dans sa pensée et dans son cœur absorbante jusqu’à les occuper tout entiers, se trouble devant les yeux fatigués de sa mémoire. Elle ne le voit plus, ne se rappelle plus ses traits, sa silhouette, presque plus ses yeux. Cette image, c’est pourtant tout ce qu’elle a de lui. Elle s’affole à la pensée qu’elle pourrait le perdre, que le désir – qui, certes, la torture, mais qui est tout elle-même maintenant, en lequel elle s’est toute réfugiée, après avoir tout fui, auquel elle tient comme on tient à sa conservation, à la vie, bonne ou mauvaise – pourrait s’évanouir et qu’il ne resterait plus que le sentiment d’un malaise et d’une souffrance de rêve, dont elle ne saurait plus l’objet qui les cause, ne le verrait même plus dans sa pensée et ne l’y pourrait plus chérir. »
(Avril 2023)
Vers le phare (1927)
(traduction Françoise Pellan)
To the Lighthouse
Sortie : 1996 (France). Roman
livre de Virginia Woolf
Adagio a mis 7/10.
Annotation :
Vers le phare, paru en 1927, nous conte les souvenirs d'un lieu en bord de mer. Une 1ère partie décrit une journée où une famille et des amis passent un moment de fête, sans plus de trame qu'une rencontre entre gens aisés, artistes et intellectuels. Un jeune garçon y rêve de la visite au phare tandis qu'un couple échoue à communiquer. L'idée d'un tableau traverse les échanges, une ébauche ponctuée par le flux de conscience imaginé par Woolf. Le narrateur change en effet à chaque paragraphe, souvent sans transition. Pas simple à suivre pour le lecteur (j'avais été moins décontenancé avec Les Vagues), malgré le talent. La seconde partie du roman sert d'interlude dans un espace silencieux, symbole du temps et de la vie emportés par la guerre. Le rythme est posé, le narrateur se fige et prend de la hauteur lors d'un passage court et magnifique. Dans un dernier chapitre, 10 ans ont passés alors que l'on retrouve cette texture empirique près du phare, les survivants de la guerre retournant là-bas pour une nouvelle journée. La visite fantasmée aura finalement lieu, et l'idée du tableau aboutira à une peinture. Un livre éprouvant qui réclame un certain effort, sans réels enjeux ou développements. Reste cette expérience profonde de la conscience, chaotique et grandiose. Un regard difficile à traduire comme la nature des êtres, et ces liens que les gens tissent entre eux. Une thématique sur la fuite du temps également, au magnétisme qui imprègne certains lieux, comme le phare au pied duquel viennent s'échouer les vagues, inlassablement.
« Rien ne bougeait dans le salon, la salle à manger ou l'escalier. Mais certains airs, détachés de la masse centrale du vent, passèrent par les gonds rouillés et les boiseries gonflées par l'humidité de la mer, se faufilèrent par les coins de la maison et s'aventurèrent à l'intérieur. On pouvait presque les imaginer, entrant dans le salon ; questionnant, s’intriguant, jouant avec un lambeau de la tapisserie, se demandant s'il tiendrait beaucoup plus longtemps et quand il allait tomber. Puis, d'un frôlement léger, ils passèrent le long des murs, l'air méditatif, semblant demander aux roses rouges et jaunes de la tapisserie si elles allaient flétrir et interroger - doucement, car ils avaient du temps à leur disposition - les lettres déchirées de la corbeille à papier, les fleurs, les livres, tous ouverts pour eux, afin de savoir s'ils étaient des alliés, des ennemis et combien de temps ils allaient demeurer là. »
(Avril 2022)
Hypérion (1797)
Hyperion oder Der Eremit in Griechenland
Sortie : 25 janvier 1973 (France). Poésie, Roman
livre de Friedrich Hölderlin
Adagio a mis 9/10.
Annotation :
Hyperion, écrit fin du 18ème siècle, est un texte fascinant. Entre roman et poème, apprentissage et tragédie, le livre de Friedrich Hölderlin porte un message qui ne laisse pas indifférent. Le style s'affirme déjà par la richesse du verbe, et la justesse des références qui puisent jusqu'à la mythologie. L'histoire s'intéresse, comme le suggère le titre, à un personnage appelé Hyperion que l'on découvre à travers des échanges épistolaires. Ces lettres racontent l'éveil du jeune grec à une existence semée de doutes, explorant les divers chemins qui s'offrent à lui. Dans une première étape, la poésie concentre toute son attention par le biais d'enseignements dispensés par un vieux maître, Adamas. Ce dernier va faire naître en lui la vocation de poète, le poussant à voyager, à découvrir le monde. En Asie, Hyperion va rencontrer un véritable ami en la personne d'Alabanda. Leur grande idée est de changer la civilisation, la restructurer dans ses fondations, reste que la manière d'y parvenir ne fera pas entre eux l'unanimité. Dans leur ambition, les deux frères finiront par se quereller sans toutefois briser le lien qui les unit. Après ces débuts mouvementés, Hyperion va découvrir l'amour en la personne de Diotima. La suite du récit sera ponctuée de compromis, de retrouvailles aussi, mais la lumière qui éclairait les premiers chapitres finira par se tarir. Hyperion portera alors un regard détaché sur le monde, comme retranché dans sa tour d'ivoire, loin des autres. Environné par la nature, et souvent bercé par les étoiles, notre poète devisera ainsi sur ses pensées. Une oeuvre splendide qui mérite l'attention jusqu'à la dernière ligne, là où résonnent les plus beaux passages. Une livre en prose original et extrêmement bien écrit.
« Là, Diotima et moi, nous volions, telles les hirondelles d'un printemps à l'autre du monde, à travers le vaste domaine du soleil et au-delà, vers les autres îles du ciel, le long des rivages dorés de Sirius, dans les vallées peuplées d'esprits du Bouvier... Quoi de plus désirable que de boire ainsi les déciles du monde à la même coupe de l'aimée ? Enivré par la berceuse que je me chantais, je m'endormais entouré d'admirables ombres. Mais, quand la vie de la terre se réveillait aux rayons du matin, je levais les yeux pour chercher les rêves de la nuit : ils avaient disparu comme les étoiles, ne me laissant pour traces de leur passage que les délices de la mélancolie. »
(Mars 2022)
Un balcon en forêt (1958)
Sortie : 1958 (France). Roman
livre de Julien Gracq
Adagio a mis 8/10.
Annotation :
Un balcon en forêt, de Julien Gracq, produit un étrange écho au monde imaginaire des Syrtes. Le cadre est ici plus réaliste, situé à l'aube de la seconde guerre mondiale en Europe. L'histoire se passe dans un petit hameau flanqué au bord de la Meuse, en Belgique. C'est un autre roman de l'attente que l'on découvre, avec cette drôle de guerre longtemps demeurée incertaine entre la déclaration des alliés en 1939 et l'attaque des allemands en 1940. A l'opposé des Syrtes, où le calme mystérieux des rivages côtoyait l'espoir d'une rencontre, ici on prie pour ne jamais voir l'uniforme de l'ennemi. Le souhait du soldat Grange, aspirant en Belgique, est peut-être de rester caché dans cette frontière forestière, vivre ignoré du monde jusqu'à la fin du conflit. L'atmosphère du récit glisse doucement vers une image moins nette, mélange d'onirisme et d'ode à la nature. La plume de Gracq est magique lorsque ce dernier multiplie les métaphores et les descriptions aigües de paysages, un héritage probable de son métier de géographe. La forêt incarne presque un personnage à part entière avec ses riches couleurs et ses habitudes, ses secrets enfouis et ses parts d'ombres. Une rencontre viendra éclairer l'attente de la guerre avec une jeune femme croisée au détour des sentiers, une fée qui ramènera à la vie notre soldat dans sa routine toute militaire. J'ai trouvé de manière générale le récit magnifiquement conté, entre les passages faisant la part belle à la géographie des lieux, et les recoins secrets comme ce blockhaus creusé dans la pénombre d'une maison, avec ses tunnels cachés et ses rendez-vous nocturnes. Un enclos de bien-être et de solitude qui forcément ne pouvait pas durer. Bref, ce livre confirme tout le bien que je pense de l'auteur, même si j'ai préféré le Rivage des Syrtes, qui continue à me hanter.
(Février 2022)
Guerre et Paix (1867)
(traduction Elisabeth Guertik)
Война и мир (Voyna i mir)
Sortie : 1953 (France). Roman, Aventures, Histoire
livre de Léon Tolstoï
Adagio a mis 10/10.
Annotation :
Guerre et Paix est un monument de la littérature, un roman fleuve écrit par Tolstoï paru entre 1865 et 1869. L'histoire s'étire de 1000 à 2000 pages suivant les versions (6 variations existent sous de multiples interprétations). En ce début de 19eme siècle, la Russie est agitée avec la guerre contre la France et Napoléon. De multiples strates de cette époque mouvementée sont abordées dans le livre. L'aristocratie, entre autres, dévoile ses grandes familles qui vont évoluer et se croiser, les Rostov, les Kouraguine, les Bolkonsky, les Bézoukhov, entre autres. La vie mondaine russe, où la langue s'approprie déjà les locutions françaises, est bousculée par la menace qui tonne à ses portes. Entre romance et tragédie, politique et ambition, de splendides personnages vont prendre vie et nous émerveiller. Leur état d'âme est si creusé qu'on ne peut que saluer la capacité de l'écrivain à rendre crédible et immersif son univers. Sauf que ce remarquable ouvrage ne se limite pas à la dimension romanesque, il incarne également un véritable témoin de l'histoire, nous dévoilant le pendant russe de grandes guerres napoléoniennes avec ces généraux, ces princes déchus, toute cette vie mondaine et son héritage baloté par les évènements. Enfin 3eme aspect à noter, Tolstoï témoigne de cette conviction que le libre arbitre n'existe pas. Selon lui le destin, ou le hasard, façonne le monde sans qu'on n'y puisse rien, et ce ne sont pas les grands décideurs de ce monde qui le forgent. Le monde poursuit seul sa course, indifféremment, selon une équation imprévisible et impossible à résoudre.
« Les Français étaient repoussés une dernière fois. De nouveau, dans l'obscurité la plus complète, les canons de Touchine encadrés par l'infanterie houleuse se mirent en route. La nuit était comme un fleuve invisible et sombre qui charriait mille chuchotements, des conversations à mi-voix, et des bruits de chariots et de roues. Et, dans cet immense murmure montaient les gémissements des blessés. On eût dit que ces plaintes emplissaient les ténèbres qui entouraient les troupes ; les gémissements et les ténèbres de la nuit se confondaient. »
(Janvier 2022)
Le Roman inachevé (1956)
Sortie : 1956 (France). Poésie
livre de Louis Aragon
Adagio a mis 9/10.
Annotation :
Le Roman Inachevé, publié en 1956, n'a du roman que le titre. En réalité l'oeuvre est un recueil de poèmes à vocation autobiographique. Le thème s'attache à la vie d'Aragon, à sa jeunesse, ses romances et ses rêveries. A ses engagements et ses peines aussi, le tout traversé par le spectre de deux guerres. Le style est malmené mais flamboyant, de la trouvaille des rimes à celle de la prose, de la longueur des vers au découpage des strophes. Le maître mot est l'expérimentation, avec un agencement libre des textes qui ne respectent pas toujours la chronologie, Aragon allant jusqu'à effacer purement et simplement la ponctuation quand ça lui chante. Il règne tout de même, malgré la grande liberté prise dans l'écriture, une certaine unité dans ces fragments, une cohérence d'ensemble, un même jeu de couleurs et de mélancolie. Il y a de nombreux passages qui méritent qu'on s'y attarde, et j'ai largement crayonné mon livre pour pouvoir m'y reporter. En voici un court extrait des Pages Lacérées :
« Et le roman s'achève de lui-même
J'ai déchiré ma vie et mon poème
Plus tard plus tard on dira qui je fus
J'ai déchiré des pages et des pages
Dans le miroir j'ai brisé mon visage
Le grand soleil ne me reconnaît plus
J'ai déchiré mon livre et ma mémoire
Il y avait dedans trop d'heures noires
Déchiré l'azur pour chasser les nues
Déchiré mon chant pour masquer les larmes
Dissipé le bruit que faisaient les armes
Souri dans la pluie après qu'il a plu
Déchiré mon cœur déchiré mes rêves
Que de leurs débris une aube se lève
Qui n'ait jamais vu ce que moi j'ai vu »
(Août 2021)
L'âme humaine (1891)
Sortie : janvier 2006 (France). Essai
livre de Oscar Wilde
Adagio a mis 5/10.
Annotation :
Suite à la lecture du Portrait de Dorian Gray, je voulais approfondir mon expérience sur Oscar Wilde. L'âme humaine (en anglais The Soul of Man Under Socialism) est un essai qui aborde diverses facettes de cette fin de 19ème siècle. J'ai été porté par la liberté de l'art et de l'artiste, et le rapport à l'individualisme notamment. En revanche, lorsque l'auteur s'aventure vers la politique j'ai décroché, avec en ligne de mire ce qui concerne le socialisme et le communisme (surtout le partage égalitaire des biens et des propriétés physiques). De même, ce fer de lance religieux basé sur la démonstration du christianisme ne m'a pas convaincu. Oscar Wilde semble également profiter de l'ouvrage pour régler ses comptes avec divers critiques et autres journalistes britanniques qui avaient descendu en flamme ses oeuvres (Le Portrait de Dorian Gray j'imagine), sans forcément faire de sa révolte un sujet particulièrement trépidant à lire. Reste un bel éloge (un peu utopique) que la condition et la vocation d'artiste.
« Dès qu’une communauté, ou une partie importante de cette communauté, ou un quelconque gouvernement, essaie de dicter à l’artiste ce qu’il doit faire, l’art disparaît totalement, ou devient stéréotypé, ou dégénère en une médiocre et ignoble forme d’artisanat. Une œuvre d’art est le produit unique d’un tempérament unique. Sa beauté vient de ce que son auteur est ce qu’il est. En aucun cas de ce que les autres veulent. A la vérité, dès qu’un artiste prend conscience de ce que désirent les autres et s’applique à les satisfaire, il cesse d’être un artiste. Il devient un artisan, terne ou amusant, un commerçant, honnête ou malhonnête ; il ne peut plus prétendre être un artiste. L’art est l’expression de l’individualisme le plus intense que le monde ait jamais connue, et j’aurais même tendance à dire la seule. »
(Août 2021)
Liberté grande (1946)
Sortie : 1946 (France). Poésie
livre de Julien Gracq
Adagio a mis 5/10.
Annotation :
Si j'ai été séduit par Les Rivages de Syrtes de Julien Gracq, la lecture a été moins plaisante avec Liberté Grande. Le livre est un recueil de poèmes en prose qui illustrent des villes et des paysages, connus ou fantasmés. Si l'auteur a une jolie plume, j'ai eu le sentiment qu'il reproduisait comme un même pattern poème après poème. Les phrases finissent toutes par s'étirer un peu trop, et j'ai fini par décrocher. Il y a comme une facilité, une complaisance, un manque d'audace ou d'originalité passé la découverte des premiers textes. A la fin on garde de jolies images dans la tête, comme des peintures colorées, mais qui au fond se ressemblent un peu toutes.
« Comme la figure de proue d'un vaisseau à trois ponts fourvoyé dans ce port de galères, au-dessus de la Méditerranée plate dont le blanc des vagues semble toujours fatigué d'un excès de sel se levait pour moi derrière une correcte, une impeccable rangée de verres à alcools, le visage de cette femme violente. Derrière, c'était les grands pins mélancoliques, de ceux dont l'orientation des branches ne laisse guère filtrer que les rayons horizontaux du soleil à cette heure du couchant où les routes sont belles, pures, livrées à la chanson des fontaines. On entendait dans le fond du port des marteaux sur les coques, infinis, inlassables comme une chanson de toile au-dessus d'un bâti naïf de tapisserie balayé de deux tresses blondes, circonvenu d'un lacis incessant de soucis domestiques, avec au milieu ces deux yeux doux, fatigués sous les boucles, la sœur même des fontaines intarissables. On ne se fatiguait pas de boire, un liquide clair comme une vitre, un alcool chantant et matinal. Mais c'était à la fin un alanguissement de bon aloi, et tout à coup comme si l'on avait dépassé l'heure permise, — surpris le port sous cette lumière défendue où descendent à l'improviste pour un coup de main les beaux pirates des nuits septentrionales, les lavandières bretonnes à la faveur d'un rideau de brumes — c'était tout à coup le murmure des peupliers et la morsure du froid humide — puis le claquement d'une portière et c'était la sortie des théâtres dans le Pétrograd des nuits blanches, un arroi de fourrures inimaginable, l'opacité laiteuse et dure de la Baltique — dans une aube salie de crachements rudes, prolongée des lustres irréels, la rue qui déverse une troïka sur les falaises du large, un morne infini de houles grises comme une fin du monde — c'était déjà l'heure d'aller aux Iles. »
(Juillet 2021)
Le Rivage des Syrtes (1951)
Sortie : 25 septembre 1951. Roman
livre de Julien Gracq
Adagio a mis 10/10.
Annotation :
Mon premier roman de Julien Gracq est une révélation. Il est dit, pour l'anecdote, que l'auteur a refusé le prix Goncourt. Paru en 1951, le livre nous décrit un royaume imaginaire qui prend place à une période indéfinie. En guise d'introduction, un jeune noble appelé Aldo quitte le luxe d'Orsenna pour rejoindre l'avant-poste des Syrtes, loin des siens. Ces rivages s'établissent à la frontière du monde connu, là où débute le territoire du Farghestan. Officiellement, les nations d'Orsenna et du Farghestan sont en guerre depuis des siècles. Dans les faits, un accord tacite a permis de calmer les tensions, une paix durable dont les circonstances ont été oubliées il y a longtemps. Toute l'oeuvre jouera sur ce mystère, sur cette rivalité floue balayée par le temps. La menace possible d'un danger, à l'autre rive si proche de la forteresse d'Aldo, va tout de même attiser la curiosité de notre héros, juste de quoi rompre l'ennui et cultiver son imagination. Dans ce mélange de fiction et d'exil, d'attente et de rêverie, Aldo va vivre au rythme des Syrtes et de sa vieille caserne nichée entre les lagunes. La rencontre d'un ancien amour éveillera notre dormeur à l'esprit aventureux. Sans vraiment le vouloir, Aldo approchera les terres du Farghestan après tant d'années sans le moindre contact. Le reste de l'histoire, il faudra le découvrir vous-même. Un roman construit autour de l'attente, riche de secrets et de campagnes désolées. L'histoire met un temps fou à dévoiler ses perspectives et à livrer ce qui se cache parmi les ruines. Plus que tout, il faut bien souligner la plume de l'auteur et sa déferlante d'images et de couleurs. Je retiendrai moins, finalement, les personnages que les bancs de mer autour de la forteresse oubliée, moins les territoires fictifs que les rumeurs de guerre et d'invasion, moins les enjeux politiques que cette atmosphère de ville fantôme ranimée par le souvenir des vivants. Alors bien sûr il faut s'armer de patience, ou plutôt accepter dès le départ que les mystères ne se livrent jamais à ciel ouvert. Tout est question d'errance, de bruits naissants. Il y a quelque chose de pictural dans ce roman, d'hypnotisant. Le style joue pour beaucoup. Quand enfin j'ai découvert la ligne de fuite, cachée à l'horizon des Syrtes, ces rivages sont devenus à mes yeux une des plus belles fables qu'il m'ait été donner de lire.
(Juin 2021)
Le Testament français
Sortie : 6 septembre 1995 (France). Roman
livre de Andreï Makine
Adagio a mis 5/10.
Annotation :
Découvert par hasard sur les étagères d'une location de vacances, je me suis lancé dans ce Testament Français sans connaître ses récompenses littéraires, comme les prix Goncourt, Goncourt lycéen et Médicis. L'histoire nous plonge entre la France et de la Russie, à travers les souvenirs fantasmés de Paris d'une femme émigrée en Sibérie. Si les premières pages mettent en confiance, l'artifice de la mémoire et de la poésie jouant pour beaucoup, le style simpliste et doucereux anéantit rapidement tout envie de lecture. Redondances dans les images, tournures trop appuyées... On sent comme un trop plein de naïveté, et Paris, figée dans ce portrait d'Atlantide brumeuse, finit par donner au livre de Makine la même couleur qu'un roman de Carlos Ruiz Zafón, en plus maladroit. Ce n'est pas totalement déplaisant à lire mais l'histoire manque de rythme et a quelque chose d'immature disons-le, tant au niveau des personnages, de la trame que de la chronologie. On a l'impression d'écouter un long monologue ressassant des souvenirs d'enfance, comme une personne qui s'emporte dans ses rêveries, ici Paris remplaçant la Barcelone de l'écrivain espagnol. C'est un roman adolescent, un peu gauche, qui ne m'a pas convaincu malgré des passages plus éloquents.
« Peu à peu, nous nous abandonnâmes à ce silence. Penchés par-dessus la rampe, nous écarquillions les yeux en essayant de voir le plus de ciel possible. Le balcon tanguait légèrement, se dérobant sous nos pieds, se mettant à planer. L’horizon se rapprocha comme si nous nous élancions vers lui à travers le souffle de la nuit. C’est au-dessus de sa ligne que nous discernâmes ce miroitement pâle – on eût dit des paillettes de petites vagues sur la surface d’une rivière. Incrédules, nous scrutâmes l’obscurité qui déferlait sur notre balcon volant. Oui, une étendue d’eau sombre scintillait au fond des steppes, montait, répandait la fraîcheur âpre des grandes pluies. Sa nappe semblait s’éclaircir progressivement – d’une lumière mate, hivernale. Nous voyions maintenant sortir de cette marée fantastique les conglomérats noirs des immeubles, les flèches des cathédrales, les poteaux des réverbères – une ville ! Géante, harmonieuse malgré les eaux qui inondaient ses avenues, une ville fantôme émergeait sous notre regard.... »
(Avril 2021)
L'Éducation sentimentale (1869)
Sortie : 1869 (France). Roman
livre de Gustave Flaubert
Adagio a mis 6/10.
Annotation :
Il y a quelque chose de frustrant à lire l'Education sentimentale de Flaubert. Frédéric Moreau, que l'on va suivre durant près de 25 années, va rater sa vie professionnelle et sentimentale, dynamitant ses espoirs de jeunesse pour l'amour impossible d'une femme (Mme Arnoux). Obstiné, et mû par un élan incontrôlable, Frédéric va multiplier les échecs comme quelqu'un qui n'apprend pas de ses erreurs, et qui refuse de voir la réalité en face. Entiché d'un idéal, il survolera de loin son existence, pourtant pleine d'opportunités. Si le contexte social de 1840 prend place à l'aube d'une révolution, dans un décor servi par une galerie de personnages stéréotypés (le bourgeois arriviste, l'aristocrate conservateur, le mari infidèle) - on ne commencera à sortir la tête de l'eau qu'à partir de la seconde moitié du livre. Une introduction lente que le style de Flaubert ne parvient pas à rattraper. Heureusement la suite est plus digeste, avec une fin qui laisse imaginer plusieurs degrés de lecture, sur le plan historique ou autobiographique. Premier contact avec l'auteur compliqué pour moi, je n'ai pas accroché aux personnages, et le récit met un temps fou à démarrer. Puis il y a la figure candide de Frédéric, héros qu'on a parfois envie de secouer. Bien sûr ce dernier évolue, grandit, c'est un roman d'apprentissage, mais le processus est si lent, et l'humour si camouflé, que j'ai eu bien du mal à apprécier le voyage. Je suis tout de même curieux de retrouver l'écriture de Flaubert à travers d'autres oeuvres, Salammbô ou Madame Bovary par exemple. Certains passages restent magnifiques, malgré ce que je reproche au livre.
« Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues. Il revint. Il fréquenta le monde, et il eut d’autres amours encore. Mais le souvenir continuel du premier les lui rendait insipides ; et puis la véhémence du désir, la fleur même de la sensation était perdue. Ses ambitions d’esprit avaient également diminué. Des années passèrent ; et il supportait le désœuvrement de son intelligence et l’inertie de son cœur. »
(Avril 2021)
Molloy (1951)
Sortie : 1951 (France). Roman
livre de Samuel Beckett
Adagio a mis 7/10.
Annotation :
Molloy, paru en 1951, est mon premier livre de Samuel Beckett. Je dois bien avouer que le choc a été rude. Je commence à être familier avec ce qu'on appelle le "courant de conscience", aperçu entre autres chez Faulkner ou Woolf, mais pour reprendre la formulation de certaines critiques, il s'agit plutôt ici d'un courant d'inconscience. Le roman se divise en deux parties, la première moitié s'attardant sur Molloy, un vieillard sénile parti à la recherche de sa mère. On comprend vite que le vieil homme, dans ses divagations, a perdu le fil de la réalité. La chronologie est du coup impossible à établir, et on s'accroche comme on peut à un radeau de souvenirs, comme balloté dans un océan. Puis à la seconde moitié du livre, on fait la rencontre de Moran qui occupera le devant de la scène. Ce dernier sera en charge de retrouver Molloy, justement. Moran semble plus stable dans son esprit, et il est donc plus facile de l'appréhender. Un jeu de miroir s'élabore peu à peu, des questions nous assaillent, Moran et Molloy ne formeraient-ils qu'une seule et même personne ? Un roman surprenant qui prend des airs de labyrinthe, aux murs mouvants, aux teintes opaques. Les réflexions se chevauchent sans pudeur, la beauté des souvenirs se fait chienne. Un dédale éprouvant que j'ai pris du temps à traverser, mais l'effort a été payant, enfin je crois. J'y reviendrai sans doutes, surtout que la suite de la trilogie m'attend déjà sur mes étagères, avec Malone Meurt et L'Innommable.
« Je faisais comme lorsque je ne pouvais dormir. Je me promenais dans mon esprit, lentement, notant chaque détail du labyrinthe, aux sentiers aussi familiers que ceux de mon jardin et cependant toujours nouveaux, déserts à souhait ou animés d’étranges rencontres. Et j’entendais les lointaines cymbales, j’ai le temps, j’ai le temps. Mais la preuve que non, c’est que je m’arrêtai, tout disparut et j’essayai à nouveau de penser l’affaire Molloy. Incompréhensible esprit, tantôt mer, tantôt phare. »
(Avril 2021)
Idoru
Sortie : 1996 (France). Roman
livre de William Gibson
Adagio a mis 6/10.
Annotation :
Idoru, roman de science-fiction écrit par William Gibson en 1996, s'inscrit comme la suite directe de Lumière Virtuelle. On y retrouve cette ambiance de polar cyberpunk avec le retour des personnages de Rydell et Yamazaki, quoique leurs rôles soient désormais secondaires. On suit plutôt les aventures de 2 nouvelles figures : Chia, une gamine de 14 ans débrouillarde et fan de rock, et Laney, sorte de détective privé du web hanté par une vieille affaire. Comme lors du précédent livre, l'histoire débute par deux intrigues séparées avant que les personnages et les fils narratifs convergent vers un même faisceau. L'action prend place dans un début de 21ème siècle fantasmé où la ville de Tokyo a subi un tremblement de terre meurtrier (à l'instar de San Francisco dans le premier volume). Point de bidonville ici, la ville s'est entièrement reconstruite à l'aide de nanotechnologie, incluant de nombreux changements d'architecture au passage. Bref, Chia et Laney vont investiguer de leur côté sur l'étrange annonce de mariage entre une star du rock et une égérie virtuelle (égérie correspondant au titre d'Idoru).
Sans rien spoiler et pour résumer ce qui m'a plu, j'ai apprécié le récit dans ce que la SF sait faire de mieux en terme d'anticipation. Réussir entre autre à imaginer le système complexe de rencontres et d'avatars du web d'aujourd'hui, ainsi que les dérives sociales qui en découlent. C'est une jolie prouesse pour un bouquin de 1996. De même, le voyeurisme et le côté malsain de la presse à scandale qui s'appuie sur ce que les gens laissent de leur identité sur les réseaux sociaux est une lecture avisée de ce qu'est devenu le monde contemporain. L'intrigue et les personnages m'ont bien plu, j'ai même mieux accroché à ces derniers qu'à ceux du premier volume. Côté des griefs, le scénario ne vole pas très haut, et la prose de Gibson est loin de faire dans la dentelle. C'est souvent froid et impersonnel, chargé de références plates ou de simples marques publicitaires. Un livre plaisant à parcourir malgré tout, à réserver aux amateurs de SF et de cyberpunk. Prochaine étape, Tomorrow's Parties, histoire de clore la trilogie du pont de Gibson.
(Mars 2021)
Anna Karénine (1878)
(Traduction Henri Mongault)
Anna Karenina
Sortie : 1936 (France). Roman
livre de Léon Tolstoï
Adagio a mis 10/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Je me suis mis en tête de découvrir quelques grands auteurs russes ces dernières années. Après une première percée du côté de Gogol et Dostoïevski, voici venu le tour de Tolstoï avec Anna Karénine, paru en 1877. Quelle révélation que ce style limpide et lumineux ! On suit les aventures d'une myriade de personnages russes évoluant vers la fin de 19ème siècle, de la campagne calme et boisée aux bals les plus fastueux de Moscou ou Saint Petersbourg. De nombreux registres sont abordés par l'auteur : la foi et la religion ; les liens familiaux, parfois difficiles ; le mariage, bousculé par la routine et l'adultère ; la morale, bien sûr ; la philosophie enfin, égarée entre la guerre et la politique. On a même droit à plusieurs passages sur des techniques d'agriculture. Mais au delà de ces thèmes variés, Tolstoï témoigne d'une réelle empathie à l'égard de ses personnages. Il pose un regard neutre sur la noblesse russe tiraillée entre ses moeurs et son règne d'apparence, des repères brouillés entre le courant conservateur, soucieux de préserver les traditions, et le courant plus favorable à une ouverture à l'Europe et à la France.
Les relations que tissent les personnages sont si nombreuses et travaillées qu'il est difficile de les résumer, mais dans cette grande fresque il y a bien quelques axes qui ressortent. Le trait le plus marquant tient dans l'opposition entre l'aventure d'Anna, tumultueuse et tragique, et celle de Levine, pure et éclatante (je compris bien plus tard que c'est un personnage auquel on peut rapprocher l'auteur lui-même, c'est à dire Tolstoï dans une moindre mesure). Bref c'est un fantastique roman que j'ai eu beaucoup de mal à refermer, dans un style tout à la fois riche et accessible. La description des personnages est profonde, les caractère crédibles, on ressent une vive émotion pour chacun d'eux. Ils s'incarnent véritablement entre les lignes, ils prennent vie. On est aux antipodes du registre théâtral et "désincarné" des figures que j'ai pu lire dans les oeuvres de Dostoïevski ou Gogol. Fort de l'expérience, j'enchaîne sur l'autre grand roman Guerre et Paix, j'espère y trouver cette même qualité d'écriture chez l'écrivain.
(Février 2021)
Lumière virtuelle
Virtual Light
Sortie : 1993 (France). Roman
livre de William Gibson
Adagio a mis 6/10.
Annotation :
Après avoir buté sur le recueil de nouvelles Gravé sur Chrome, j'étais décidé à laisser une seconde chance à William Gibson, au vu de son influence sur le genre SF, et la branche cyberpunk en particulier. Lumière Virtuelle, paru en 1993, est le premier roman d'une trilogie qui semble d'emblée plus accessible. On y découvre une société dystopique dans un futur 2006 (déjà dépassé pour nous) où un terrible tremblement de terre a ravagé plusieurs grandes villes. Le pont de San Francisco, où se déroule une part de l'intrigue, est devenu un immense bidonville. La classe moyenne a totalement disparu et les multinationales détiennent désormais tous les pouvoirs, habituées à user de biens et de technologies interdits pour la majorité des gens, comme les expériences de réalité augmentée qu'offrent les lunettes connues sous le titre "lumière virtuelle". Si certains traits font sourire, notamment la secte tournée autour de la télévision, d'autres se révèlent visionnaires pour notre époque contemporaine. Le background général reprend les codes du cyberpunk tout en restant très digeste. L'emphase qui m'avait gêné dans Gravé sur Chrome n'est plus d'actualité, et la trame, quoique lente à démarrer, avance de façon fluide.
On se retrouve à suivre trois personnages. Chevette, une jeune courrière qui habite un todis sur le Pont ; Rydell un ex-flic reconverti en homme de main peu scrupuleux ; et Yamazaki, un étudiant en sociologie particulièrement intéressé par l'origine du Pont. Le déclencheur de l'histoire va être le vol d'une fameuse paire de lunettes à lumière virtuelle, très recherchées par la police et la mafia. Nos trois héros vont avancer chacun leur récit et finir par se croiser, mais c'est moins l'intrigue globale, et la course poursuite qui en découle, qui me marqueront au terme de la lecture que la substance des personnages (qui se révèlent plutôt attachants pour le coup). Le contexte d'anticipation qui habille la trame est finalement ce qu'il y a de plus convaincant. Le Pont, notamment, donne beaucoup de relief au roman, malgré la qualité du style assez inégale. Ces trois héros, dans la naïveté et la lutte de classes qu'ils incarnent, éclipsent les défauts des autres figures un peu lisses, comme les stéréotypes de mafieux. On en oublierait presque les ficelles parfois grossières du récit. Un bon bouquin de SF, plaisant à lire, sans être mémorable pour autant.
(Janvier 2021)
Le Vagabond des étoiles (1915)
The Star Rover
Sortie : 1925 (France). Roman
livre de Jack London
Adagio a mis 7/10.
Annotation :
C'est avec plaisir que je retrouve la plume de Jack London après l'Appel de la forêt et Martin Eden. Dans le Vagabond des étoiles paru en 1915, on découvre l'enfer carcéral de la Californie avec un condamné à mort accusé à tort (enfin en partie). Forcé à avouer un crime qu'il n'a pas commis, l'ancien professeur Darrel Standing va subir divers châtiments et humiliations de la part de ses geôliers. Pour survivre au traitement qui lui est infligé, Darrel s'évade dans ses pensées et remonte le cours du temps pour scruter ses anciennes vies, pleines d'aventures. Le récit emprunte allègrement au registre fantastique, chaque réincarnation débordant d'événements iconiques et historiques, un peu trop nombreux peut-être, avec ces instants de nobles, de vinkings, d'indiens, de robinsons. Le récit oscille entre le ton réaliste (lors des éveils en prison) et fantastique (toute la métempsycose et le rêve). A noter que sous ses airs de voyage onirique, le vagabond des étoiles reste un brûlot contre les conditions carcérales de son époque. Après l'odyssée candide de l'Appel de la forêt, après la romance et le transfuge social de Martin Eden, les réincarnations de Darrel et ses déboires en prison offrent une autre facette intéressante de London, quoique j'ai été moins charmé cette fois ci que pour le roman Martin Eden. Suite au prochain épisode.
« Juché tout en haut des grands mâts qui oscillaient à me donner le vertige au-dessus du pont des navires, j'ai contemplé l'eau illuminée par le soleil : des profondeurs de turquoise surgissaient des coraux irisés. J'ai commandé la manœuvre qui devait mettre les navires à l'abri dans les lagons limpides comme des miroirs, où les ancres descendaient tout près de plages de corail ombragées de palmiers. Je me suis battu furieusement sur les champs de bataille du temps passé : même quand le soleil était au terme de sa course, le carnage ne cessait pas ; il se continuait pendant la nuit, sous les étoiles qui brûlaient au ciel. Et la fraîcheur du vent nocturne, refroidi aux lointains pics neigeux sur lesquels il avait passé, n'arrivait pas à sécher la sueur de la bataille : et puis je redevenais le petit Darell Standing qui à la ferme paternelle courait pieds nus dans l'herbe humide de la rosée printanière. Où, comme aux froids matins d'hiver, j'allais, de mes mains couvertes d'engelures, porter le foin aux bestiaux dans la tiède étable qu'emplissaient leurs haleines fumantes. »
(Décembre 2020)
Éloge de l'ombre (1933)
Sortie : 1933 (France). Essai
livre de Junichirō Tanizaki
Adagio a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Avec Eloge de l'ombre publié en 1933, Tanizaki nous présente, sous un regard bienveillant, ce qui différencie historiquement l'intérieur japonais de l'aménagement occidental. Par une analyse fine des contours, des lumières, des surfaces, des matières, il décortique les facettes d'une culture de l'ombre où les ténèbres recèlent autant de finesse et de beauté que la lumière qui baigne nos architectures. L'éclat de l'or et son miroitement dans le noir ainsi que l'histoire des geishas, des costumes dorés aux dents noires, servent à l'auteur à nourrir des réflexions tout en poésie sur un art de l'acception du temps qui passe. Les manifestations de ce dernier sur la matière, de la transparence du verre à la rugosité du papier, se changent en qualités prisées, là où en occident on rechercherait un verre limpide et un papier lisse. La pénombre élevée au rang de culte, par opposition à nos contrées. Un livre court mais passionnant, et extrêmement bien écrit. Il m'a permis de chambouler un peu ma vision.
« Lorsque les artisans d’autrefois enduisaient de laque ces objets, lorsqu’ils y traçaient des dessins à la poudre d’or, ils avaient nécessairement en tête l’image de quelque chambre ténébreuse et visaient donc, sans nul doute, l’effet à obtenir dans une lumière indigente ; s’ils usaient de dorures à profusion, on peut présumer qu’ils tenaient compte de la manière dont elles se détacheraient sur l’obscurité ambiante, et de la mesure dans laquelle elles réfléchiraient la lumière des lampes. Car un laque décoré à la poudre d'or n'est pas fait pour être embrassé d'un seul coup d'œil dans un endroit illuminé, mais pour être deviné dans un lieu obscur, dans une lueur diffuse qui, par instants, en révèle l'un ou l'autre détail, de telle sorte que, la majeure partie de son décor somptueux constamment caché dans l'ombre, il suscite des résonances inexprimables. »
(Décembre 2020)
Une vie (1883)
Sortie : 1883 (France). Roman
livre de Guy de Maupassant
Adagio a mis 7/10.
Annotation :
Une vie, roman de Maupassant publié en en 1883, nous conte les épreuves de Jeanne, une jeune aristocrate élevée en France fin du 19ème. Encadrée de manière stricte jusqu'à ses 17 ans, Jeanne décide à cet âge de s'ouvrir au monde et de quitter les siens. Elle s'installe alors dans une nouvelle demeure qui semble détenir tout ce dont elle rêve. Mais l'existence ne va pas lui faire de cadeaux. Entre une jeunesse au couvent et un époux sévère et infidèle (le fameux Julien), sans omettre des parents effacés derrière leurs traditions et un fils qui se désintéresse bien vite de sa mère, Jeanne ne sera heureuse qu'à de brèves moments. La nature est la seule source de lumière du roman, inscrivant ces fragments de vert comme autants de reflets d'un bonheur fugace. Des longueurs se constatent au fil de la lecture, et des excès de naïveté qui finissent par agacer, mais la plume de Maupassant pardonne tout. La dimension tragique de Jeanne finit même par toucher, un personnage frappé de solitude qui succombe peu à peu à la vanité des autres. Un livre différent de l'ambiance douce amère, et plus légère, de Bel-ami ou des Contes du jour et de la nuit. Il y a toujours ce mordant chez Maupassant, mais avec davantage de noirceur dans cet ouvrage.
« Mais voilà que la douce réalité des premiers jours allait devenir la réalité quotidienne qui fermait la porte aux espoirs indéfinis, aux charmantes inquiétudes de l’inconnu. Oui, c’était fini d’attendre. Alors plus rien à faire, aujourd’hui, ni demain ni jamais. Elle sentait tout cela vaguement à une certaine désillusion, à un affaissement de ses rêves. Elle se leva et vint coller son front aux vitres froides. Puis, après avoir regardé quelque temps le ciel où roulaient des nuages sombres, elle se décida à sortir.
Étaient-ce la même campagne, la même herbe, les mêmes arbres qu’au mois de mai ? Qu’étaient donc devenues la gaieté ensoleillée des feuilles, et la poésie verte du gazon où flambaient les pissenlits, où saignaient les coquelicots, où rayonnaient les marguerites, où frétillaient, comme au bout de fils invisibles, les fantasques papillons jaunes ? Et cette griserie de l’air chargé de vie, d’arômes, d’atomes fécondants n’existait plus. »
(Décembre 2020)
Ulysse (1922)
(traduction supervisée par Jacques Aubert)
Ulysses
Sortie : 2004 (France). Roman
livre de James Joyce
Annotation :
J'ai mis 5 à Ulysse sorti en 1922, comme un lâche. J'aurais pu noter 1 comme j'aurais pu choisir 10, ceci dit. Le 10, ça aurait été pour l'expérience unique que m'a procuré l'univers de Joyce, l'anatomie d'une ville de Dublin creusée jusqu'à ses fondations. Une fourmilière grouillante et labyrinthique dira-t-on. L'auteur prolonge cette vision organique de la métropole dans la manière de rendre ses personnages, Bloom et Dedalus bien sûr, mais les autres figures également. Leurs pensées sont retranscrites à nu, beauté et vulgarité y cohabitent sans ménagement, le ton évoluant au hasard des rencontres et des lieux visités. L'immersion dans le petit monde intérieur de chacun se répercute à son tour jusqu'à l'analyse des styles d'écritures. L'exercice du chant, l'histoire de la littérature, l'emphase théâtrale et ses didascalies, le flux de conscience qui dans l'exercice des rochers errants prend des airs de métempsycose improvisée et erratique. Tout un florilège. Puis vient la logorrhée finale, vide de ponctuation... Ulysse offre de multiples mises en abîme, de l'organisation d'une ville au registre de la pensée, et ce jusqu'au fondement de l'écriture. L'essai est parfois criant de génie, pétillant de néologismes à certains coins de phrase, si on arrive à suivre bien sûr. Enfin le tout est rehaussé par l'inspiration évidente de l'Odyssée.
Cependant, je pourrais lui mettre 1 aussi à ce bouquin. Arrivé au chapitre d'Eole, le livre de Joyce prend une autre tournure. Renonçant à la substance du roman, le style prend le pas sur le fond. Et c'est là où je n'adhère pas à la proposition de Joyce, pour moi la forme doit servir à mettre en valeur le fond, pas l'inverse. Un roman doit nous raconter une histoire, nous emmener quelque part. Pour tut dire, je n'ai pas gardé d'émotions fortes de Bloom ou de Dedalus, de Molly ou des autres. L'essai d'Ulysse, malgré son audace et ses éclats de style, a quelques chose d'artificiel et de clinique qui me marque moins que je l'aurais voulu. Comme une montagne que j'ai réussi gravir mais qui, étrangement, ne me gratifie d'aucun plaisir arrivé à son sommet. Indigeste peut-être, intéressant pour le moins, un prolongement du courant de conscience aperçu chez Faulkner et Woolf, et qui me servira sans doutes de clé de lecture pour l'avenir.
(Novembre 2020)
Les Jeunes Filles (1936)
Sortie : 1936 (France). Roman
livre de Henry de Montherlant
Adagio a mis 8/10.
Annotation :
De la série de quatre romans écrits par Montherlant entre 1936 et 1939, Les Jeunes Filles est le chapitre d'introduction. Avec un style piquant et une narration inventive, le livre nous embarque à travers des échanges épistolaires, des pages de carnet intime, des petites annonces de journal et des paragraphes plus traditionnels. Le ton est difficile à cerner, comme indécis sur le regard de la naïveté des sentiments, entre cynisme et cruauté, tendresse et revirements, sexisme et vanité. On se perd à comprendre Costals, dandy factice à l'humour ravageur. Dans les milles travers de ces jeunes femmes un peu trop lisses et de ce salaud un peu trop vague, des personnages naissent puis se dérobent. On parvient à identifier, voire reconnaître certains traits mais dans l'ensemble les figures croisées s'apparentent davantage à des archétypes. On sent qu'il manque un peu de nuances, de consistance pour donner pleinement vie aux personnages, et la vision rétrograde de la femme n'aide pas à être tolérant... jusqu'au moment où l'on saisit que Montherlant est aussi incisif avec le genre masculin, remettant la balle au centre, ou presque. Un court roman qui méritera un second passage, ne serai§ce que pour voir si l'auteur s'essayait juste à une fiction cruelle ou si les propos reflétaient pour lui un peu plus que ça.
« La vanité est la passion dominante de l'homme. Il est faux qu'on puisse faire faire tout ce qu'on veut aux hommes avec de l'argent. Mais on peut faire faire tout, à la plupart des hommes, en les prenant par la vanité. Presque tous se priveraient de manger et de boire une journée durant, si à cette condition, au cours de la journée, ils devaient obtenir une satisfaction de vanité. Un homme sans vanité n'est pas dans le jeu : il jette un froid, on le tient à l'écart. Pour l'homme il s'agit donc moins d'être heureux, que de faire croire qu'il l'est. »
« Solange, assise de biais, s'était approchée de lui. Il caressait son cou, uni et net. Il remarqua qu'elle avait mis son visage tout près du sien, comme pour entrer dans son atmosphère. Des îlots de peau apparaissaient ici et là dans sa chemisette, comme des bancs de sable dans un chott blanc de sel. Les traits de son visage qui ne lui plaisaient pas, il les voyait comme les portes de secours d'une salle, par où le cas échant on pourra s'échapper, ou comme les clauses équivoques d'un contrat : c'était ce menton un peu lourd qui lui permettrait un jour de la quitter le coeur léger. »
(Septembre 2020)
Odyssée
(traduction Victor Bérard)
Odýsseia
Sortie : 1924 (France). Mythes & épopée
livre de Homère
Adagio a mis 10/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
L'Odyssée d'Homère est une épopée mythologique incontournable. L'auteur nous conte le retour d'Ulysse en terre d'Ithaque après un long voyage, dont 10 années de guerre contre Troie et 10 autres perdues sur les mers de Poséidon. Notre héros finira par rejoindre les siens, mais à quel prix ? Là où l'Iliade surprend d'un point de vue spatial par l'intensité des combats qui se tiennent entre la Terre et l'Olympe, l'Odyssee adopte une structure temporelle originale. Découpée en trois parties, l'histoire débute par la famille d'Ulysse, Télémaque et Pénélope, en danger face à des prétendants. Ces derniers espèrent voler les clés du royaume en l'absence d'Ulysse. Aidé par Athéna, Télémaque part chercher des alliés parmi les survivants de Troie pour tenter de retrouver son père.
En seconde partie, le récit bascule du point de vue d'Ulysse. Après qu'Athéna ait convaincu Zeus de le laisser rentrer chez lui, on retrouve notre héros quittant l'île de Calypso et échouant sur un rivage près de Nausicaa. Plus tard, Ulysse nous contera ses déboires depuis la fin de la guerre jusqu'à son exil forcé sur l'île de la nymphe. Un flashback passionnant, un peu court peut-être, où l'on passe en vitesse les épisodes d'Eole et de Calypso, de Circé et ses sortilèges, des cyclopes et des géants mangeurs d'hommes, des monstres marins et du chant des sirènes. On apprendra pourquoi Ulysse aura mis si longtemps à échapper à Poséidon, et en quoi le héros n'est finalement qu'un homme hanté par ses propres démons. Enfin en troisième partie, le retour d'Ulysse sonne le glas des prétendants, avec de (très) longs préparatifs de vengeance.
Au final l'Odyssée surprend par la modernité de ses flashbacks qui éclairent le passé d'Ulysse et de la guerre de Troie, avec des évènements complémentaires au chapitre de l'Iliade (comme le fameux cheval de bois). Mais l'épopée peut dérouter le lecteur aussi, par la lourdeur de la 3ème partie, avec d'interminables préparatifs qui reculent l'heure de la vengeance. Un peu perdu par mon édition intégrale enfin, qui bascule d'une nomenclature grecque à une correspondance romaine des divinités et des héros. Reste que, à l'instar de L'Iliade, ce récit est d'une envergure sans pareil. Entre sa poésie, sa narration fragmentée, sa portée symbolique, son héritage culturel, ses interprétations multiples (sur la nature d'Homère, sur l'humanité d'Ulysse), l'Odyssée est une oeuvre intemporelle qu'on retrouve partout, et qui mérite bien quelques efforts.
(Septembre 2020)
Iliade
(traduction Mario Meunier)
Ἰλιάς
Sortie : 1943 (France). Mythes & épopée
livre de Homère
Adagio a mis 10/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
L'Iliade s'attarde sur une guerre légendaire, lorsque la ville de Troie se trouva assiégée par l'immense armée des Achéens. Malgré la densité du texte et l'avalanche de références, l'oeuvre d'Homère vieille de 3000 ans a conservé son souffle épique. Le récit nous conte un affrontement prodigieux, à mi chemin entre la terre des hommes et le siège des Dieux. Le rythme est intense avec des retournements inattendus, des moments d'éclats et des passages plus tragiques. La mort, tout en étant omniprésente, n'est jamais crainte et encore moins synonyme d'échec. Les combats se poursuivent jusqu'à défendre la dépouille des vaincus, pour honorer leur mémoire ou voler leurs armures. Il faut avouer que le contexte dans lequel se déroule la guerre de Troie est d'une richesse incroyable. L'Iliade n'en représente pourtant qu'une infime partie d'un point de vue temporel. A travers un échiquier complexe, les héros de chaque camp vont manoeuvrer courageusement alors que les dieux, depuis l'Olympe, n'hésiteront pas à s'immiscer dans le conflit pour sauver leurs favoris. L'épopée explore ainsi de nombreux axes, déroutant le lecteur, déroulant ses enjeux sur plusieurs plans.
Remettons un peu de contexte. Tout d'abord chaque armée dispose d'un champion, Hector pour les Troyens et Achille pour les Achéens. Achille va cependant refuser de prendre part au combat suite à un différent avec son roi, Agamemnon. Ce refus va galvaniser les Troyens et chambouler les forces en présence. Les promesses de gloire s'envolent ainsi pour Achille là où le respect et la dignité lui sont refusés. Il aura alors le choix entre vivre en lâche ou mourir pour une cause qui ne lui parle plus. Achille, dépité, se morfondra sous le regard des dieux et de ses proches. C'est là qu'entre en jeu le pilier de l'histoire. Zeus va demander aux dieux de ne pas interférer dans le conflit, mais chacun d'entre eux va ruser, intriguer autour de Zeus pour tenter d'influer sur la guerre qui fait rage. Des marrées de Poseidon aux fléaux d'Apollon, de la frénésie d'Arès au souffle d'Athena, le rythme ne va cesser de s'accélérer jusqu'à l'apothéose finale : le retour d'Achille au combat. Sa colère sera alors sans limite, détruisant tout sur son passage. Les dieux, désormais libres d'agir et de choisir leur camp, offriront une magnifique conclusion à l'histoire. Bref, quel bouquin ! Difficile d'accès certes, mais passionnant.
(Août 2020)
L'Obscurité du dehors (1968)
Outer Dark
Sortie : 1991 (France). Roman
livre de Cormac McCarthy
Adagio a mis 6/10.
Annotation :
De McCarthy, je ne connaissais que La Route publié en 2006, un livre sombre où un père et son enfant, totalement démunis, tentent de survivre dans un monde ravagé. On trouve dans l'Obscurité du Dehors, sorti en 1968, des éléments qui se font écho. Malgré les 40 ans qui séparent les deux oeuvres, on ressent cette même obsession chez l'auteur, ce besoin de condamner la vie à travers les pires épreuves. On retrouve aussi l'écriture décharnée, sobre et viscérale de l'écrivain. Les repères de lieux et de temps sont une nouvelle fois évasifs, l'univers pareillement grisâtre, cendreux, stérile. Il règne dans le roman une tristesse froide où chaque être est cloué à son destin, où le paysage reflète un état général d'abandon, de deuil, de misère. Dans ce décors chaotique on suit un couple incestueux, un frère et une soeur, qui partent dans une quête impossible de rédemption. Ils vont errer seuls de villages en villages et bien sûr, ils feront de mauvaises rencontres. Si ça ne suffisait pas, McCarthy invoque trois figures monstrueuses dans le récit, des êtres insondables et sanguinaires qui, à l'image des cavaliers de l'apocalypse, répandent une justice aveugle partout où ils s'attardent. Un ensemble prometteur donc, pourtant si l'oeuvre ressemble énormément à La Route, j'ai moins accroché. Les personnages m'ont peu parlé, et j'ai ressenti certaines longueurs entre les chapitres. Surtout, la Route avait cette chaleur, cet infime espoir avec ce "feu" préservé par les survivants qui témoignaient entre eux une complicité, un sursaut de vie face à l'horreur. Dans l'Obscurité du Dehors, les ténèbres sont trop profondes, un mal enraciné au point presque d'étouffer l'histoire, qui perd en nuances.
« Tard dans la journée la route le conduisit dans un marais. Et ce fut tout. Devant lui s'étendait un désert spectral d'où ne dépassaient que des arbres dénudés dressés dans des attitudes de souffrance, vaguement hominoïdes comme des figurines dans un paysage de damnés. Un jardin des morts qui fumait vaguement et s'estompait pour se confondre avec la courbure de la terre. Il tâta du pied la tourbe qu'il voyait devant lui et elle se mit à monter, formant une grumeleuse boursouflure vulvaire qui vous aspirait. Il recula. Un vent fade s'exhalait de cette désolation et les roseaux du marais et les noires fougères au milieu desquels il se trouvait s'entrechoquaient doucement comme des créatures enchaînées. Il se demandait pourquoi une route devait finir ainsi. »
(Août 2020)
Histoires extraordinaires (1845)
Sortie : 1856 (France). Recueil de nouvelles
livre de Edgar Allan Poe
Adagio a mis 9/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.
Annotation :
Histoires Extraordinaires est un ensemble de nouvelles écrites par Edgar Allan Poe et publiées en 1840. Les textes furent rassemblés dans un recueil traduit par Baudelaire en 1856. Ces contes de nature fantastique ont, de prime abord, quelque peu vieilli. Des chapitres se répètent au fil des histoire, et certains passages manquent cruellement de rythme. Mais avec le recul, quelle plume riche et créative chez ce poète américain, quel esprit ingénieux débordant d'idées, d'audace et de style. Surtout on réalise, à la lecture de ces nouvelles, l'influence immense qu'a eu l'auteur sur de grands noms de la littérature. Poe a donné son souffle à Jules Verne pour certains de ses voyages, comme les aventures en ballon et son rêve d'approcher la lune. Il a inspiré Arthur Conan Doyle et le mythique Sherlock Holmes à travers la malice du personnage de Dupin, un héros solitaire d'une rare intelligence qui « aimait la nuit pour l'amour de la nuit ». Poe a également influencé le style de Lovecraft, dont on devine les contours dans ces paysages crépusculaires aux géographies impossibles. L'écrivain a irrigué le travail de nombreux artistes, peintres et écrivains, les ramifications qu'on peut trouver sont innombrables. En parcourant son oeuvre, j'ai même eu le sentiment de reconnaître des filaments de la fameuse Recherche de Proust, oui, encore lui. Proust me hante je crois. J'ignore si ce dernier était un lecteur averti de Poe, mais voici un passage qui peut éveiller votre curiosité :
« Il n’y a pas de cas parmi les nombreuses et incompréhensibles anomalies de la science psychologique, qui soit plus excitant que celui où, dans nos efforts pour ramener dans notre mémoire une chose oubliée depuis longtemps, nous nous trouvons sur le bord même du souvenir, sans pouvoir toutefois nous souvenir. [...] Après l’époque où la beauté de Ligeia passa dans mon esprit et s’y installa comme dans un reliquaire, je puisai dans plusieurs êtres du monde matériel une sensation analogue à celle qui se répandait sur moi, en moi, sous l’influence de ses larges et lumineuses prunelles. Cependant, je n’en suis pas moins incapable de définir ce sentiment, de l’analyser, ou même d’en avoir une perception nette. Je l’ai reconnu quelquefois, je le répète, à l’aspect d’une vigne rapidement grandie, dans la contemplation d’une phalène, d’un papillon, d’une chrysalide, d’un courant d’eau précipité. Je l’ai trouvé dans l’Océan, dans la chute d’un météore. »
(Juillet 2020)
Sur la route (1957)
On The Road
Sortie : 1960 (France). Roman
livre de Jack Kerouac
Adagio a mis 6/10.
Annotation :
Sur la Route, roman de Kerouac publié en 1957, nous embarque dans un road trip sur les sentiers des Etats-Unis fin des années 50. A travers les yeux de Sal Paradise, l'auteur va nous conter les folles aventures d'un groupe de jeunes en mal de vivre. Le style endiablé de l'écrivain est souvent comparé aux fulgurances du jazz bebop (dont Kerouac était un adepte), un style imprévisible et un peu fou. Le livre va introduire un compagnon indissociable de Sal, le fameux Dean Moriarty. Un duo qui va porter à lui seul le corps du roman, à savoir l'errance d'une jeunesse débridée en période d'après guerre. Si l'histoire semble partir dans tous les sens, la débauche et la misère campent un décor récurrent. Ici, une rumeur suffit à justifier une ballade aux quatre coins du pays, les romances naissent aussi vite qu'elles se consument, et l'appel au voyage se fait sans un sou en poche. L'argent d'ailleurs s'échange plus vite en drogue et en alcool qu'en carburant de voiture ou en location d'hôtel. Une teinte plus profonde vient parfois envahir le récit par ces instants d'oubli, lorsque le groupe se lance dans l'inconnu sur l'asphalte des routes américaines avec la plaine pour seul horizon. Seulement alors, ces jeunes, si avides de liberté, se sentent capables de l'impossible. Ils élaborent des plans farouches avec une naïveté presque touchante. Et au détours des sentiers, ils finissent pas trouver un peu de poésie et de clarté, ce qu'il manquait sans doute à leur existence. Un bon bouquin dont le seul défaut est de tourner en rond. A vouloir partir n'importe où et n'importe comment, on finit par arriver nulle part, forcément.
« They rushed down the street together, digging everything in the early way they had, which later became so much sadder and perceptive and blank. But then they danced down the streets like dingledodies, and I shambled after as I’ve been doing all my life after people who interest me, because the only people for me are the mad ones, the ones who are mad to live, mad to talk, mad to be saved, desirous of everything at the same time, the ones who never yawn or say a commonplace thing, but burn, burn, burn like fabulous yellow roman candles exploding like spiders across the stars and in the middle you see the blue centerlight pop and everybody goes ‘Awww!’ »
(Juillet 2020)
Journal du voleur (1949)
Sortie : 1949 (France). Roman
livre de Jean Genet
Adagio a mis 7/10.
Annotation :
Le journal du Voleur, premier texte de Genet auquel je m'intéresse, nous plonge dans une Europe d'entre-deux-guerres. Publié en 1949, le livre nous dévoile une part trouble de l'auteur, notamment sa vie de voleur, de mendiant et d'inverti. Tout au long du roman, l'écrivain va jouer sur une corde autobiographique et intimiste, empruntant pour son récit aux thèmes de l'errance, du crime, et de la trahison. On suit l'éclosion de Jeannot, jeune homosexuel tiraillé dans un monde de misère et de mendicité, de prostitution et de trafics en tout genre. La chronologie sera difficile à établir, l'histoire se permettant des bons incessants dans le temps. Le narrateur, lui, nous offre un regard plein de sagesse sur les déboires de celui qu'il fut en cette période, déployant une atmosphère en clair-obscur où les pires crapules, dans un reflet, dévoilent des qualités et des reliefs inattendus. Le verbe qui anime les pages est tout aussi intrigant, comme si Genet hésitait sur ses facéties, travestissant parfois la poésie la plus pure pour un argot presque vulgaire. Cette ambivalence provient peut-être de l'écart entre la démarche de Jeannot, brutale et instinctive, et la posture réfléchie de l'écrivain qui analyse les faits à tête reposée. On notera également des passages intéressants sur le processus de création et d'écriture. Un bon bouquin en somme, probablement romancé sur quelques chapitres, auquel il faut tout de même pardonner certaines longueurs. Je garde finalement peu de souvenirs du cadre du roman, des lieux ou des personnages rencontrés, si ce n'est le sentiment d'errance. Le style de Genet en revanche m'a bien marqué. Sa manière d'écrire témoigne d'une rare sensibilité, une poésie qui se marie étrangement avec le ton débridé, presque subversif, qui envahit les pages. Un auteur qu'il faut que je lise davantage pour ma part, au détour de Notre-Dame-Des-Fleurs peut-être.
« Nous savons que notre langage est incapable de rappeler même le reflet de ces états défunts, étrangers. Il en serait de même pour tout ce journal s'il devait être la notation de qui je fus. Je préciserai donc qu'il doit renseigner sur qui je suis, aujourd'hui que je l'écris. Il n'est pas une recherche du temps passé, mais une œuvre d'art dont la matière-prétexte est ma vie d'autrefois. Il sera un présent fixé à l'aide du passé, non l'inverse. Qu'on sache donc que les faits furent ce que je les dis, mais l'interprétation que j'en tire c'est ce que je suis — devenu. »
(Juin 2020)
Les Chants de Maldoror (1869)
Sortie : 1869 (France). Poésie
livre de Comte de Lautréamont (Isidore Ducasse)
Adagio a mis 9/10.
Annotation :
Difficile de s'approprier une oeuvre qui dans la forme comme dans le fond témoigne d'une nature si instable. Ces Chants de Maldoror, écrits par Lautréamont en 1869, tiennent lieu de mystère pour moi. Le livre est un labyrinthe où les murs se meuvent au rythme de la pensée de l'auteur. Divisés en 6 chapitres, les évènements se succèdent sans plus de lien que le personnage de Maldoror, avatar maudit de l'écrivain. Ce dernier ne s'impose aucune limite morale, et au fil des histoires improbables, la pensée s'exprime avec une liberté totale. On découvre le meurtre et le viol sordide d'une gamine, une prière émue adressée à l'océan, le discours d'un dieu qui confesse ses penchants lubriques, le survol de la Terre par des cavaliers jusqu'au firmament. On passe de la beauté à l'horreur, du rêve à la réalité, du sérieux au cynisme profond, le tout en multipliant les symboles et les détournements religieux. Ces Chants s'apparentent finalement à une satire de la moralité dans un effet de poupée russe où le thème, le ton et le style se réincarnent à chaque ligne. Je ne connais pas bien les courants mais j'ai cru déceler certains filaments entre ces "émanations mortelles" et les écrits d'Aragon lors de sa période surréaliste, notamment en ce qui concerne La Défense de l'Infini, un roman en partie disparu. La comparaison la plus évidente reste toutefois avec la Comédie de Dante, de multiples passages y renvoient plus ou moins directement. De fait, les Chants de Maldoror est une oeuvre qui méritera que je m'y replonge, je pense n'avoir pas encore bien saisi jusqu'où ce jeune poète, en avance sur son temps, voulait nous emmener. Dommage que Lautréamont soit parti si tôt, mort à 24 ans, ses écrits ont la fulgurance d'un météore, qui sait ce que la suite aurait pu donner.
« Plût au ciel que le lecteur, enhardi et devenu momentanément féroce comme ce qu’il lit, trouve, sans se désorienter, son chemin abrupt et sauvage, à travers les marécages désolés de ces pages sombres et pleines de poison ; car, à moins qu’il n’apporte dans sa lecture une logique rigoureuse et une tension d’esprit égale au moins à sa défiance, les émanations mortelles de ce livre imbiberont son âme comme l’eau le sucre. Il n’est pas bon que tout le monde lise les pages qui vont suivre ; quelques-uns seuls savoureront ce fruit amer sans danger. Par conséquent, âme timide, avant de pénétrer plus loin dans de pareilles landes inexplorées, dirige tes talons en arrière et non en avant. »
(Mai 2020)
Le Paradis perdu (1667)
Paradise Lost
Sortie : août 1991 (France). Poésie
livre de John Milton
Adagio a mis 10/10.
Annotation :
Le Paradis Perdu, écrit par John Milton en 1667, a de quoi intriguer. L'histoire débute après la chute des anges menés par Lucifer. On découvre ces derniers abattus, abandonnés près d'un lac incandescent. L'armée en déroute a quelque chose d'irréel, tel un groupe d'immortels condamnés à l'exil aux tréfonds de l'univers. Malgré la défaite, les anges rassemblent leurs forces et, sous leurs bannières, la revanche déjà s'organise. Imaginez ces anges guerriers, meurtris, hésitant entre se lancer dans un nouvel affrontement ou bâtir un autre fief depuis la terre brûlée des enfers. Imaginez Satan, déchiré entre ce qu'il a de plus vil et de plus pur, se rappelant la lumière de l'Empyrée désormais inaccessible pour lui et les siens. Difficile de restituer un tel récit, mais à l'instar de Dante et de la Comédie, Milton trouve les mots justes. Il dépeint alors une nouvelle tragédie, Satan traversant le gouffre du néant pour aller pervertir le jardin d'Eden, décrivant par son voyage la géographie des enfers et le vide qui l'entoure, les entrelacs tortueux et les montagnes arides, les portes démesurées à ces frontières. Jusque dans le détail des héros de chaque clan, rarement un conflit aura paru si épique. Après une nouvelle victoire, l'armée de Dieu laisse fuir l'ennemi et campe, implacable, sur un terrain investi par la nuit, où seule la flamme des chérubins illumine les décombres. Au delà des affrontements et de l'humanisation de Satan, Milton s'attarde sur le mythe de la création ainsi que sur celui de la chute de l'homme. Il règne, dans tout ce long poème en prose, une profonde mélancolie qui se marie à merveille avec le cadre épique et divin. Un livre passionnant, rehaussé par le style de Chateaubriand à la traduction.
« L’horreur et le doute déchirent les pensées troublées de Satan, et jusqu’au fond soulèvent l’enfer au dedans de lui ; car il porte l’enfer en lui et autour de lui ; il ne peut pas plus fuir l'enfer d'un pas qu'il ne peut se fuir lui-même en changeant de place. La conscience éveille le désespoir qui sommeillait, éveille dans l’archange le souvenir amer de ce qu’il fut, de ce qu’il est, et de ce qu’il doit être : de pires actions doivent amener de plus grands supplices. Quelquefois sur Éden, qui maintenant se déploie agréable à sa vue, il attache tristement son regard malheureux ; quelquefois il le fixe sur le ciel et le soleil, resplendissant alors dans sa haute tour du midi. »
(Mai 2020)
Les Démons (1871)
(traduction André Markowicz)
Bésy
Sortie : 1995 (France). Roman
livre de Fiodor Dostoïevski
Adagio a mis 10/10.
Annotation :
Les Démons, paru en 1871, est mon second livre de Dostoïevski. Après Crime et Châtiment, je retrouve des éléments qui semblent établir une signature chez l'écrivain. L'histoire se construit à nouveau autour d'un drame, un coup d'état sanglant qui va impacter une province russe contemporaine des années 1870. On décèle ici les motifs de la satire sociale, avec entre autres la bourgeoisie locale qui s'invente des airs de noblesse. Sous l'angle de la caricature, le putsch prend même des allures de grande tartufferie. On retrouve les accents de la comédie avec des personnages dans une complète emphase, leurs postures et leurs dialogues entrant plutôt dans le registre théâtral. Puis la richesse du roman dévoile une toute autre profondeur, plus sombre que celle que l'on imagine politique, philosophique ou religieuse. Les multiples personnages, derrière leurs masques, révèlent peu à peu leur vraie nature. Là où les portraits psychologiques de Crime et Châtiment étaient évidents, ceux des Démons sont voilés, ils se dérobent au lecteur qui cherche en vain à entrevoir une structure, un fil conducteur. Les figures ici sont possédées par une idée, une ambition, une honte, un amour dévorant. Et les démons qui les hantent ne surgissent que tardivement, entretenant le suspens jusqu'à la fin. La narration est encore une fois maitrisée de main de maître, les ellipses placées judicieusement, le rythme emporté comme la course précipitée du dangereux Piotr. Le narrateur est lui-même difficile à cerner suivant les chapitres, ce qui participe à cet effet de flou. D'autres l'ont dit, on sort du roman comme ensorcelé, à l'instar des personnages et de leurs folies. Un livre difficile d'accès au final, mais gratifiant.
« - Vous avez déjà vu des gens comme moi, avec les mêmes visions ?
- Oui, mais très rarement. Je ne me souviens que d'un seul homme dans ma vie, un officier de carrière, après la perte de son épouse, l'irremplaçable compagne de sa vie. J'ai seulement entendu parler d'un autre cas. Ces deux hommes ont été guéris à l'étranger... Vous souffrez de cela depuis longtemps ?
- Depuis près d'un an, mais ce sont des bêtises. Je vais aller trouver le docteur. Et tout ça, c'est des bêtises, des bêtises monstrueuses. C'est moi-même, sous différents aspects, rien d'autre. Comme je viens d'ajouter cette... phrase, vous pensez, je parie, que je doute toujours, et que je ne suis pas sûr que ce soit moi, et pas, réellement, un démon ? »
(Avril 2020)