Cover Lectures et commentaires (2020)

Lectures et commentaires (2020)

Illustration : Tableau d'Isaac Levitan, que Tchekhov considérait (à tort ou à raison, mais sûrement à tort) comme supérieur à tous les impressionnistes français.

Liste de

128 livres

créée il y a presque 5 ans · modifiée il y a plus de 2 ans
Orlando
7.5

Orlando (1928)

Sortie : 1948 (France). Roman

livre de Virginia Woolf

Elouan a mis 9/10.

Annotation :

14 décembre
22 décembre

(traduit de l'anglais par Jacques Aubert)

Avec cette identité changeante, instable d'Orlando ― et non seulement parce qu'il ou elle change de sexe ― avec tous ces éléments extérieurs (personnages et circonstances) qui, au lieu de passer pour réels ou objectifs, n'existent que sous forme de perceptions subjectives, le roman de Woolf s'impose comme l'étrange biographie d'une conscience. Conscience fragmentée ni plus ni moins de tous les éléments du livre, vie simultanément vécue de l'intérieur et écrite par un tiers. On peut considérer que tout ce qui est raconté dans le roman n'est pas uniquement une fantaisie de Woolf mais soit une invention du biographe d'Orlando, lequel avoue son ignorance et conçoit sa liberté de broder ; soit comme un fantasme d'Orlando lui ou elle-même. Et Woolf ? elle est une créatrice à la fois distante et fusionnelle, à la fois tendre et très ironique ; se fichant pas mal de la fameuse distinction entre auteur ― narrateur (le biographe) ― personnage (Orlando), elle s'implique toutefois sur un point essentiel du livre, le rapport d'Orlando à l'écriture et à la littérature.

Malgré toute ses métamorphoses Orlando reste fondamentalement le ou la même. Toujours de son époque et cependant à part des autres. Il et elle mûrit sur quatre siècles, pendant que la littérature, de même, évolue. Woolf fait pour cette dernière la somme de ces réinventions successives pour mieux s'en détacher, au lieu d'être parti prenante de l'une d'entre elles. L'originalité, le nouveau en littérature est un champs que Woolf explore avec un lyrisme dont l'intensité (et l'amour qu'il suppose) ne faiblit qu'à de rares périodes.

328 pages – Folio (Gallimard)

La Bible
5.3

La Bible (1967)

A Biblia

Sortie : 3 octobre 2019 (France). Roman

livre de Péter Nádas

Elouan a mis 7/10.

Annotation :

9 décembre
15 décembre

(traduit du hongrois par Marc Martin)

Péter Nádas raconte son histoire très simplement, égrenant une multitude de détails sur la vie de cette famille au cours d'un épisode, presque anecdotique dans son enchaînement et sa durée, mais pas dans les conséquences émotives qu'il implique. Il faut peu de choses pour provoquer beaucoup de remous : dans ce petit monde, celui d'un enfant, l'écrivain brasse une quantité de sentiments qui s'entrechoquent dans la timidité ou la torpeur ; car on est aussi dans un contexte particulier, celui de la Hongrie d'après guerre, où, encore attaché au vieux modèle qui structurait la société, on vivait désormais dans un autre régime et sous surveillance. Mais tout ceci est vécu à petite échelle, sous les yeux d'un enfant isolé et colérique, à travers ses curiosités et ses caprices de courtes durée... tandis que le monde des adultes, figures distantes, est en train de s'écrouler. Roman plutôt intimiste, évocation d'un régime totalitaire sous forme de réminiscence-éclair.

123 pages – Phébus

Andreas
7.4

Andreas

Sortie : octobre 1992 (France).

livre de Hugo von Hofmannsthal

Elouan a mis 7/10.

Annotation :

8 décembre
14 décembre

(traduit de l'allemand par Eugène Badoux et Magda Michel)

'
Neuf récits "dans l'atelier" de l'écrivain : Hugo von Hofmannsthal ébauche des nouvelles qui serviront de base à d'autres textes, plus tardifs. Mais pour l'essentiel ce recueil reconstitue un travail de réécriture, dans lequel l'autrichien reprend aventures et contes à son... conte si je puis me permettre. Hofmannsthal a le goût du suranné et je ne peux pas dire que la veine orientale ne le réussisse tout à fait. Andréas, Lucidor et le Conte de la femme voilée sortent du lot. Là où Hofmannsthal m'impressionne le plus, c'est lorsqu'il décompose la narration en plusieurs strates de consciences. Passant du rêve à la réalité, d'un personnage à un autre, d'une métamorphose à une autre, sans coupure nette. Dernier bémol, le français est souvent un peu lourd dans cette traduction.

"Andréas, un peu plus tard, se trouvait seul dans sa chambre. Debout devant la table il serrait les attaches de son portemanteau. Il y avait un briquet devant lui mais il n'avait que faire de la lueur d'une bougie ; la lune, par la fenêtre, donnait en plein dans la pièce et chaque chose se trouvait partie en noir et blanc. Il avait retiré ses bottes ; il écoutait les bruits de la maison. Il ne savait pas ce qu'il attendait. Il le savait pourtant et soudainement il se trouva dans le couloir, devant une porte. Il retint son souffle : deux êtres couchés côte à côte parlaient entre eux d'une voix étouffée et affectueuse. Ses sens étaient aiguisés, il pouvait entendre que la fermière, tout en parlant, nattait ses cheveux et, en même temps, qu'en bas dans la cour le chien se déplaçait et mangeait quelque chose. « Qui peut donner à manger au chien, maintenant, en pleine nuit ? »"

253 pages – L'Imaginaire (Gallimard)

Le Paresseux

Le Paresseux (1760)

Sortie : 1760.

livre de Samuel Johnson

Elouan a mis 6/10.

Annotation :

3 décembre
8 décembre

(traduit de l'anglais par M. Varley)

Samuel Johnson a écrit de nombreux textes, de genres divers, dont les articles pour le compte du Universal Chronicle dans lesquels l'écrivain balance entre le sérieux et la grosse blague, entre inventions et doctrine morale. Des ignorants bibliomanes, des hommes disposant de tout sauf de temps, de femmes oisives ou ne sachant où se placer peuplent ce qu'on pourrait appeler ses billets d'humeur. Samuel Johnson invente des lecteurs qui lui écrivent pour rompre avec la solitude de ses réflexions. Mais on ne sort pas souvent de cette monotonie de la pensée, rarement nouvelle, ou seulement par des petites choses touchantes par ce qu'elles révèlent de la société, ou d'autres, tellement saugrenues qu'elles ont l'air d'être réelles.

"Mais on a justement objecté à ces solitaires spéculatistes que s'ils sont heureux, c'est uniquement par leur inutilité; que le monde est une vaste république dans laquelle tous les individus sont obligés de s'entraider par leur travail respectif; qu'attendu que tous les efforts réunis ne sont pas capables de garantir de la misère, personne n'a le droit d'être inutile et se livrer à une philosophie oisive ou à des plaisirs solitaires."

125 pages – Allia

Le Coupeur de roseaux
7.1

Le Coupeur de roseaux (1932)

Ashikari

Sortie : 1932. Roman

livre de Junichirō Tanizaki

Elouan a mis 7/10.

Annotation :

5 décembre
7 décembre

(traduit du japonais par Daniel Struve)

Tout l'intérêt de cette nouvelle se trouve dans un effet de basculement, entre un Japon contemporain et le Japon ancien. Le coupeur de roseaux ressemble à un conte lunaire et doit évoquer en particulier celui de la Princesse Kaguya. L'intrigue, si elle prend une bonne moitié du récit, est noyée dans une brume faite d'impressions fugitives sur deux temps qui se superposent : un temps ancien qui découle des nombreuses références dans le texte, et un autre temps malgré tout ancré dans le présent, au moins dans les premières pages de la nouvelle. Cette intrigue un peu compliquée est racontée par le fils de celui que se partage deux sœurs vraiment très proches l'une de l'autre. La perversité, chez Tanizaki, plus fascinante que lucidement analysée, fait ici l'objet d'un moulage : elle fait corps pour s'embellir avec cette dimension irréelle, hors du temps. Mais l'idée ― passéiste, un rien réactionnaire ― n'est peut-être pas tout à fait à la hauteur de son art. Tout est dit dans Éloge de l'ombre.

120 pages - Folio (Gallimard)

La Mezzanine
7.7

La Mezzanine (1988)

The Mezzanine

Sortie : 1990 (France). Roman

livre de Nicholson Baker

Elouan a mis 9/10.

Annotation :

28 novembre
2 décembre

(traduit de l'anglais par Arlette Stroumza)

Trouvant de très sympathiques qualités à Mezzanine je jugeais cependant que Nicholson Baker en faisait un peu trop avec ses notes de bas de pages. Mais Baker explique la raison d'être de ces multiples "ajouts" d'une façon désopilante et avec des mots qui m'ont fait penser à ce que disait Marcel Schwob dans l'introduction de ses Vies imaginaires, quoique le dada de ce curieux personnage de Mezzanine soit un peu moins artiste, ou plus solipsiste que celui de l'écrivain français.

"L'art est à l'opposé des idées générales, ne décrit que l'individuel, ne désire que l'unique. [...] Les idées des grands hommes sont le patrimoine commun de l'humanité : chacun d'eux ne posséda réellement que ses bizarreries. Le livre qui décrirait un homme en toutes ses anomalies serait une œuvre d'art comme une estampe japonaise où on voit éternellement l'image d'une petite chenille aperçue une fois à une heure particulière du jour."

Dans Mezzanine, il s'agit principalement d'objets, des interactions les plus anodines, de détails triviaux en somme : toutes ces choses sont insignifiantes prises une à une mais ne le sont pas dans l'ensemble qu'elles constituent. Chez ce personnage excentrique, la conscience méticuleuse des objets et de l'espace suit la plus ou moins heureuse formation de son être, de son identité. Nicholson Baker a beaucoup de tendresse pour son personnage et ne cache pas que de l'inquiétude se niche dans toutes les observations de cet employé de bureau ayant usé ses lacets. Autre différence notable avec l'esthétique Schwobienne et le monde des Vies imaginaires, est l'idée sous-jacente chez l'écrivain américain que toutes les choses avec lesquels son personnage entretien un rapport qui frise l'affection, toutes ces choses sont reproduites sans lassitude, du moins jusqu'à obsolescence.

244 pages – Pavillons poche (Robert Laffont)

Poèmes de l'infortune
7.8

Poèmes de l'infortune (1265)

et autres poèmes

Sortie : 11 septembre 1986 (France). Poésie

livre de Rutebeuf

Elouan a mis 6/10.

Annotation :

21 novembre
1er décembre

(traduit en français moderne par Jean Dufournet)

Humilité, Bonne Foi et Loyauté sont les ami(e?)s de Rutebeuf ; Vaine gloire, Hypocrisie, Avarice, Convoitise ses ennemis. On ne sait pas grand-chose sur celui qui témoigne, avec ses vers et ses fabliaux, de son époque, le treizième siècle. Un clerc sans-le-sou probablement, jongleur de balles et de mots : le poète joue sur la sonorité et sur la répétition, de sorte que ses poèmes semblent dessiner des cercles dans l’air.

"Ils s’encordent le corps d’une corde à trois cordons, s’accordant en un accord dont nous sommes écartés, accordant la discorde des vices que nous avouons. Sur leur lit, ils se tordent de douleur pour nos distorsions morales."

J’ai trouvé le poète beaucoup moins convaincant dans ses complaintes et ses poèmes aux croisades (je ne serais guère étonné d’apprendre que ces derniers fussent de commande).

"C’est peu d’esprit et peu de mémoire
que m’a donné Dieu, le roi de gloire
peu de bien aussi,
et froid au cul quand souffle la bise :
le vent me vente au visage, le vent m’évente,
et c’est trop souvent
que je sens les rafales du vent."

Tel se présente le poète qui avec des images abstraites ou très concrètes, parle des vicissitudes de la pauvreté et du jeu, comme dans ce poème qui est sans doute mon préféré :

"Le lendemain, les voilà sur la paille ;
la paire de dés poursuit ses ravages.
Maintenant fini le carême,
qui ne leur a pas épargné ses terribles rigueurs :
ils ont eu autant de poisson
que de crème.
Ils ont tout joué, ils ont tout bu ;
l’un a trompé l’autre,
Rutebeuf le dit
à cause de leur manteau bien usé
qu’ils ont cédé pour presque rien.
Quand revient avril,
ils n’ont plus que la peau.
Mais s’ils ont de quoi miser,
alors ils se pressent, se hâtent, se précipitent ;
alors vous les verriez s’affairer
à prendre les dés et à les jeter.
À vous le plaisir !
Les plus pauvres se réjouissent ;
ils sont plus à leur aise que des rats sur une meule de blé
tant que dure l’été."

275 pages – nrf poésie (Gallimard)

Le Maître de Milan

Le Maître de Milan

Sortie : 1950 (France). Roman

livre de Jacques Audiberti

Elouan a mis 7/10.

Annotation :

26 novembre
1er décembre

Il se peut que celui qui lit des romans pour l’histoire, et pour l’histoire seulement, ne soit pas particulièrement emballé par les personnages et les amours du Maître de Milan. À moins que l’étrangeté du vocabulaire Audibertien produise un déclic et excite son imagination. C’est avec ce même déclic que ce petit monde, où s’est insinué une vague désillusion, s’enflamme. Génio est promis à des responsabilités politiques, il séduit, il est juste couard et paumé en amour. Les femmes sont dans l’expectative, laissent bouillonner leur ressentiment ou leur jalousie. Le choix des mots ― cocasse, légèrement exotique ― d’Audiberti, un abyme, laissent ces personnages devenir un peu plus complexes dans leur cœur et leur corps. Même si ces derniers, caractérisés d’entrée de jeu comme nuls ou décevant, risquent à tout moment de l’être vraiment (il y a un ou deux personnages vraiment ratés, mais ce sont ceux du roman, « Omertà » écrit par l’un des personnages !). Le Maître de Milan est sous-tendu par plusieurs tensions, et Audiberti en joue avec autant d’humour que de tact : sa langue explore ces personnages dans leurs rapports intimes, la sensualité, oui, non sans énigme et non sans distance voire haine.

256 pages – Livre de poche

L'Immeuble Yacoubian
7.3

L'Immeuble Yacoubian

Imarat Ya'qubyan

Sortie : février 2009 (France). Roman

livre de Alaa El Aswany

Elouan a mis 5/10.

Annotation :

19 novembre
27 novembre

D'un roman à l'autre, la méthode Alaa al-Aswany ne semble pas beaucoup changer. L'Immeuble Yacoubian est conçu comme un feuilleton, où l'écrivain met en évidence les problèmes politiques de l'Égypte contemporaine. Parfois, on dirait que c'est l'auteur lui-même qui, à travers les paroles de ses personnages, exprime ses vérités. Les destins tragiques de ceux-ci s'entremêlent et se succèdent dans ce qui évoque un terrible engrenage. La corruption paraît inéluctable et surpuissante, le profond inégalitarisme de cette société gâche toutes les relations humaines. Alaa al-Aswany distribue les mauvais rôles, les bons, c'est moins sûrs. Il y a des prédateurs et des proies. Les proies, le sont aussi par leur faiblesse intellectuelle ou affective. La sexualité est une donnée primordiale et d'ailleurs un peu récurrente : les rapports se répètent et assujettissent d'autant mieux que dans la société décrite par Alaa al-Aswnay, il n'y a pas de vie privée, tout est codé, écrit ou arrangé d'avance ; tout finit par se savoir.

325 pages – Actes Sud

Sur les bords de l'Issa
7.9

Sur les bords de l'Issa (1955)

Dolina Issy

Sortie : 1956 (France). Roman

livre de Czesław Miłosz

Elouan a mis 8/10.

Annotation :

18 novembre
25 novembre

(traduit du polonais par Jeanne Hersch)

Thomas vient de l'enfance que Czesław Miłosz a passé en Lituanie, très loin de la ville, près d'une rivière, Sur les bords de l'Issa. Dans cette région, les diables et les fantômes se mêlent aux oiseaux, aux plantes, à la terre que Thomas étudie, explore, dans cette croûte épaisse que sont les superstitions de son entourage. L'enfant est lié à son milieu et Czesław Miłosz décrit, raconte tour à tour chacun de ces villageois. Si le personnage principal de ce roman fait son trou, ce n'est de manière discrète, presque trop en marge de cette narration se développant sous forme de chroniques étranges ou tragi-comiques. C'est aussi sous cette forme que l'Histoire avec un grand H s'insinue Sur les bords de l'Issa, avec toutes les énigmes propres à celle de la famille de Thomas, ces catholiques polonais installés en pays baltes. Plus émouvant est le récit intérieur, au cœur des affects et de la sensibilité de Thomas, où tous les antagonismes d'une culture ambivalente se dissolvent ou se transforment en doutes ou questions restées sans réponses, en un panthéisme pétri d'une connaissance précise et subtile de la nature.

330 pages – L'Imaginaire (Gallimard)

Album Dostoïevski

Album Dostoïevski

Sortie : 1975 (France). Album

livre de Gustave Aucouturier et Claude Menuet

Annotation :

21 novembre

En tant qu'album, l'ouvrage remplit toutes ses promesses, beaucoup d'images, peut-être trop : elles envahissent un peu le texte et auraient pu être mieux agencées. Ce que j'ai appris sur sa vie ? Pas grand-chose, mais pour le situer dans un contexte, parmi d'autres intellectuels de l'époque, il y a aussi des éléments. J'aurais aimé plus de détails sur la polémique entre Gogol et Bielinski, toutefois. Mais ce n'est pas un essai.

La Religieuse
7.5

La Religieuse (1796)

Sortie : 1796 (France). Roman

livre de Denis Diderot

Elouan a mis 7/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.

Annotation :

12 novembre
18 novembre

Ce qui est étonnant avec La Religieuse c’est que si Diderot s’attaque à la religion catholique et son pouvoir sur les consciences ce n’est que de façon tout à fait discrète ou secondaire dans ce roman qu’il ne fera jamais publier (cette publication se fera après la mort de Diderot). Si encore sa cible est le couvent en tant qu’institution, la critique du Philosophe s’avère très peu convaincante. Dans les deux couvents où elle a été envoyé contre son gré, cette Suzanne Simonin en voit de toutes les couleurs. Si elle cède à la force et au chantage, on admire la pugnacité et la sagesse avec lesquelles elle requiert sa liberté. C’est également là où elle déçoit dans la seconde partie du roman, vu que son « innocence » n’est rien d’autre que de l’ignorance. Contre toute attente Diderot explore la thématique de l’enfermement d’une manière qui évoque le roman gothique ; ni goules ni fantômes, mais des sévices corporelles, des cris, une démence qui monte sous une pression psychologique décrite par l’auteur avec une justesse admirable, d’où mon plaisir à lire ce roman qui est si peu ce que j’attendais de Diderot. Si l’on excepte l’idée même de la contrainte, les arguments soulevés par Diderot ne sauraient faire abattre les quatre murs entre lesquels d’autres ont pu entrer en toute liberté et n’y ont pas connus les horreurs décrites ici. Il y a aussi la force des rites et des superstitions, mais Diderot ne s’attarde pas trop là-dessus, ou de façon trop succincte.

267 pages – Folio (Gallimard)

Le Tristement Célèbre Johnny Lim
6.9

Le Tristement Célèbre Johnny Lim

Sortie : août 2006 (France). Roman

livre de Tash Aw

Elouan a mis 7/10.

Annotation :

6 novembre
16 novembre

(traduit de l'anglais par Marianne Guenot-Hovnanian)

Même s'il s'exprimait sur un autre livre (La carte du monde invisible) Tash Aw affirmant que "Les asiatiques ont tendance à effacer le passé" l'aurait affirmer avec autant d'à-propos si cela avait été son premier roman, Le tristement célèbre Johnny Lim. Le personnage autour duquel trois narrateurs successifs tissent une trame a eu un rôle dans les bouleversements politiques qu'a connu la Malaisie dans les années 1930-40. Mais ce rôle est un mystère qui au lieu de s'éclairer au fil des pages, s'épaissit. On assiste plutôt à un chassé-croisé où la haine ou des rancœurs plutôt mesquines s'enveniment dans le silence. Aucun personnage ne se parle franchement, et encore moins le taiseux Johnny qui n'existe qu'à travers ce qu'on dit de lui. Dans le roman de Tash Aw, où les trois narrateurs ont des personnalités et des styles qui diffèrent les uns des autres, le plus beau est ce voyage de noces dans la jungle. Mais avec ce personnage énigmatique et son passé, où l'on soupçonne crimes crapuleux et idéaux opportunistes, Tash Aw révèle un climat politique tendu et empêtré dans de faux débats, ainsi que dans une violence muette.

413 pages – Robert Laffont

Homer & Langley
7.6

Homer & Langley (2009)

Sortie : 11 avril 2012 (France). Roman

livre de E.L. Doctorow

Elouan a mis 6/10.

Annotation :

6 novembre
10 novembre

(traduit de l'anglais par Christine Le Bœuf)

Au cœur cet étrange fait divers, c'est toute une affaire de perception qui intéresse E. L. Doctorow. Celle de Homer et de son frère Langley, nés à la fin du dix-neuvième siècle, ayant vécu dans une autarcie progressive (électricité, gaz et eau coupés) et dans un entassement compulsif de déchets jusqu'en 1941 ― jusqu'aux années 70 dans le roman de Doctorow. Perception de ce qu'ils sont en train de vivre ainsi que celle du monde extérieur et de son évolution politique. Le monde en vase clos des frères Collyer s'émiette peu à peu sous la force du premier, dont Homer, narrateur aveugle, n'a d'échos qu'à travers ce qu'en dit son frère, et c'est peu dire que Langley voit le monde extérieur à travers des ornières. Au passage leur confinement repose sur l'idée de Langley qu'ils peuvent ignorer la société, que n'ont-ils vécu jusqu'aux temps de notre chère covid-19 !

"On peut présumer que c'était à mon intention qu'il créait une œuvre aussi tactile que possible, mais en réalité, c'était parce que la dimensionnalité lui plaisait. Enfreindre des règles lui plaisait. Pourquoi, après tout, un tableau devrait-il être plat ? Il plantait une toile devant moi et me la faisait toucher. Quel est le sujet ? demandais-je, et il répondait : Il n'y a pas de sujet, ce tableau ne représente rien. Il est lui-même et ça suffit."

Doctorow se montre juste et parfois tout à fait pertinent dans sa manière de décrire la psychologie de Langley et son emprise sur son frère. Mais Langley reste relativement en retrait quand l'extérieur fait irruption dans leur déréliction de façon assez comique et impromptue (à travers l'arrivée d'un gangster et ses acolytes dans le domaine, ou celle de hippies). Lorsque leur solitude est rompue, leur quotidien bascule dans l'irréalité, faute de crédibilité des événements. Le mélange est détonnant. On dirait presque qu'à force de grignoter le domaine Collyer, le monde extérieur a perdu toute nécessité d'être justifié ou expliqué.

240 pages – Actes Sud

Un coeur pur

Un coeur pur (1925)

Sortie : juin 2006 (France). Roman

livre de Hoang Ngoc Phach

Elouan a mis 8/10.

Annotation :

31 octobre
6 novembre

(traduit du vietnamien par Michèle Sullivan et Lê Oc Mach)

Hoàng Ngoc Phách est un écrivain précoce. Âgé d'une vingtaine d'années, il trempe son pinceau afin d'analyser des sentiments dans le contexte, une fois encore, d'un amour impossible. Mais ici le contexte est capital en ce qu'il illustre une époque de changements décisif pour le Viêt-Nam, des changements de nature politique et littéraire. Depuis le début de la colonisation française, les vietnamiens créent une nouvelle langue (le quốc ngữ) pour s'émanciper du chinois. La culture française prend le relais, et notamment par la littérature dont l'influence est mise en évidence dans Un cœur pur, ne serait-ce que par les lectures des personnages, échangeant entre eux sur ce renouveau intellectuel (à noter que les colons français sont par contre les grands absents du roman).

Un cœur pur est un roman en partie autobiographique, et la littérature française (Manon Lescaut et La Dame aux Camélias sont cités) a donné à son auteur l'impulsion pour se scruter de l'intérieur. Dans sa propre langue et avec ses propres moyens, en particulier dans le troisième chapitre (sur les cinq du roman, le plus beau et le plus long) avec une manière délicieuse de dépeindre la pluie, les rizières et les sentiments des deux personnages d'un seul tracé.

Tout cela qui distingue, largement en sa faveur en ce qui me concerne, Hoàng Ngoc Phách de Dumas fils. En tout cas, pour un roman de 1925 Un cœur pur ne me semble pas désuet. Ce qui rend impossible l'amour de ces deux personnages c'est les traditions, héritage d'une domination chinoise qui, sur le plan culturel, est en train de s'affaiblir à l'époque de la publication de Un cœur pur. Peu de temps après sa publication, le roman aura un impact grandissant sur la littérature de ce pays, mais en marge des déboires qu'il connaîtra également du fait qu'une autre ère enterrera à son tour le renouveau auquel Hoàng Ngoc Phách avait participé dans sa jeunesse.

107 pages – Gallimard (Connaissance de l'Orient)

De parcourir le monde et d'y rôder
6.8

De parcourir le monde et d'y rôder (2020)

Sortie : 20 août 2020 (France). Roman

livre de Grégory Le Floch

Elouan a mis 7/10.

Annotation :

29 octobre
5 novembre

Un entêtement, une irritabilité continuelle qui, à défaut de donner corps à ce personnage sans identité dont on lit ici le parcours, caractérise la narration et le style de Grégory Le Floch de façon beaucoup plus équivoque. Personne n'écoute ce personnage (a-t-il d'ailleurs quelque chose à dire ?) qui cherche la signification d'un objet (puis deux, puis trois...) trouvé(s) par lui : tout comme ces objets, il est vide, et donc ouvert, réceptacle. Il écoute à défaut de parler, reçoit et catalyse toutes les idées et les tensions de ce monde bizarre et violent, un monde qui est de manière assez ou trop évidente le reflet du nôtre.

Tout arrive (ou tout peut arriver) quelquefois avec un sans-gêne désopilant, la plupart du temps avec une forme de gratuité que les références à l'actualité disculpent en partie. C'est aussi pour que le roman implose, avec toutes les interprétations, sur les évènements comme sur les mystérieux objets du personnage, des hypothèses et des idées provenant uniquement de ceux que le personnage croise sur sa route. Avec tout son appareillage de notes, cet épisode du personnage consultant un site web interactif, l'analogie entre le roman et internet serait toutefois un peu facile. Peu à peu, le personnage prend forme avec ses impressions et ses émotions : son ras-le-bol, son dégoût, sa tristesse et sa nostalgie prennent le dessus. Ces petites choses restées trop longtemps dans ses mains ou dans ses poches deviennent attachantes. La langue s'en ressent, dans un souffle poétique parfois hésitant, mais en tout cas très prometteur.

249 pages – Christian Bourgois

Elias Portolu
7.6

Elias Portolu (1903)

(traduction Léa Fazer)

Sortie : 1997 (France). Roman

livre de Grazia Deledda

Elouan a mis 7/10.

Annotation :

26 octobre
31 octobre

(traduit de l'italien par Léa Fazer)

Ce qu'il y a de plus convainquant chez Grazia Deledda, c'est sa manière de saisir les couleurs, les sons, les odeurs, pour composer un tableau des mœurs d'une localité sardes (Nuoro). Par-delà les sentes et dans les foyers, crépitent les cris et les paroles bourrues d'une communauté où l'on divise les gens en deux catégories : les hommes et ceux qui ont du fromage de chèvre à la place du sang.

De la même manière, Elias Portolu n'envisage que deux choix (im)possibles : fuir la femme avec laquelle il nourrit des sentiments réciproques, la femme de son frère, ce qui revient pour lui à quitter le monde (ou entrer en religion) ; ou agir, c'est-à-dire bouleverser l'équilibre sur lequel sa famille repose. Cette sorte d'entité supérieure qu'est l'amour n'est pas plus remis en question que la famille et ses lois : dans ce contexte, ni la réflexion ni la liberté n'ont d'amplitude, mais Grazia Deledda mêle parfois superbement les états d'âme de cet imbécile au tableau qu'elle a créé. La beauté de la nature agit ici comme une graisse autour du cœur, fruit aussi amer que L'Été d'Edith Wharton.

192 pages – Cambourakis

Narayama
7.4

Narayama (1956)

Narayama bushikō

Sortie : 1956 (Japon). Roman

livre de Shichirô Fukazawa

Elouan a mis 5/10.

Annotation :

24 octobre
26 octobre

(traduit du japonais par Bernard Frank)

Depuis sa publication en 1957, Narayama est connu pour être LE roman évoquant le mythe nippon d'Obasute, selon lequel quand dans une famille pauvre un parent commence à prendre de l'âge, à devenir une charge, on l'emmène et on l'abandonne dans une montagne. Que cette pratique ait été une réalité du Japon provincial ou ancestral, rien n'est moins sûr. Peu importe, Fukazawa fait comme si, en présentant le plus simplement possible les mœurs des habitants d'un village où cette pratique est une tradition accepté par tout le monde (peut-être encore plus par les plus âgés, d'ailleurs). Ce qui préoccupe ces villageois c'est les chansons, le mariage, pouvoir manger à sa faim ainsi que les quelques superstitions qui ont trait à leurs coutumes et à leur mode de vie.

Avec ce titre complet : "Étude à propos des chansons de Narayama" on dirait que le roman a été écrit dans un esprit ethnographique. Mais Fukazawa ne fait pas seulement parler ses personnages il les fait penser, avec fort peu de mots du reste et moins encore d'idée : on voit comment ils vivent. Le roman prend une tournure autrement dramatique mais bien sûr, assez attendue. Je dois dire que je suis assez déçu pour tout ce qui précède cette ascension fatidique ; je ne peux m'empêcher de penser à ce qu'aurait fait Ichiyô Higuchi d'un tel sujet. Avec aussi peu d’éléments cette dernière parvenait à suggérer des images plus fortes, ainsi qu’une palette d’émotions plus complexes.

152 pages – Folio (Gallimard)

Vathek
7

Vathek

Sortie : 1782 (France). Roman, Conte

livre de William Beckford

Elouan a mis 7/10.

Annotation :

20 octobre
25 octobre

On n'a pas jugé utile, dans cette édition* (Libretto), d'avertir le lecteur que le texte présenté ici est incomplet. Il manque les trois récits que William Beckford avait inséré dans le conte, et qu'il avait composé après coup, pour une seconde mouture de son œuvre. L'histoire de Vathek aurait été écrite d'une seule traite, d'un seul souffle. S'étendant sans pause sur un peu plus de cent pages, on est tenté de penser que c'est vrai. Beckford avait déjà dans ses tripes toute l'ironie qu'on trouve dans Vathek, une verve insolente qu'il a nourri avec les contes orientaux dont il s'était imprégné, jusqu'à l'ivresse.

On se perd facilement dans les méandres ou plutôt les ramifications d'une trame pourtant relativement simple : la chute imagée d'un calife, Vathek, du haut d'une tour au fin fond des enfers. Son délire tyrannique, intéressé par la seule satisfaction des sens (au mépris total de la liberté et de la vie de ses sujets) et ses rodomontades sont plus grosses, plus grotesques que lui. Au fond il est très faible et influençable, un pion aimanté par son avidité. Il est à force assez fatiguant et le récit gagne à s'intéresser à la trajectoire des autres personnages (celles de Fakkreddin, Gulchenrouz et Nouronihar par exemple) ou à la trajectoire tout court vu que le récit progresse vers un périple semi-onirique. Il faut ici rendre hommage à la beauté du français de Beckford (qui était anglais) qui colore ces bains de voluptés, ces rires spectraux et ces montagnes d'une façon parfois assez délicieuse.

* : Allez voir chez José Corti si vous voulez lire le texte intégral.

109 pages – Libretto

Histoires d'insectes

Histoires d'insectes

Sortie : 1907 (France). Sciences

livre de Jean-Henri Fabre

Elouan a mis 6/10.

Annotation :

14 octobre
23 octobre

Extraits des Souvenirs entomologiques où Jean-Henri Fabre décrit longuement ces petits corps complexes qu’en tant que profane on visualise en gros. Des illustrations et des schémas ne seraient pas de trop pour accompagner cette minutie du détail où la langue et le vocabulaire relativement accessible de Fabre s’épanouissent joyeusement. On ressent son enthousiasme communicatif lorsque l’entomologiste parle de la façon de se nourrir ou de se défendre de tel ou tel insecte. À l’imaginaire collectif régulièrement contredit par l’observation rigoureuse, Fabre mêle ses propres impressions, sans s’interdire l’anthropomorphisme. « Certes, il faut de la naïveté en entomologie. Sans une belle dose de cette qualité, travers d’esprit aux yeux des gens pratiques, qui donc s’occuperait de la petite bête ? Oui, soyons naïfs, sans être puérilement crédules. » Dans la passion de l’étude et du partage, on parle aussi de notre rapport avec le monde extrêmement violent des insectes. Un juste milieu doit être trouvé, ni de conclusion hâtive ou de projection aveuglante, ni trop distance par rapport à notre propre regard.

94 pages – Librio

Le Musicien des rues

Le Musicien des rues (1848)

Sortie : 1848. Roman

livre de Franz Grillparzer

Elouan a mis 8/10 et l'a mis dans ses coups de cœur.

Annotation :

19 octobre
23 octobre

(traduit de l'allemand par Jacques Lajarrige)

Jakob se définit par son excentricité, non du fait qu’il est réduit à faire la manche avec son violon, mais du fait qu’il en joue de façon tout à fait singulière (pour ne pas dire fausse) et qu’une conception de la vie le fait tout sacrifier pour sa musique, l’art au sens où on l’entend classiquement, comme le « bon sens » qui aurait dû lui servir pour ordonner correctement son existence. Le livre de Grillparzer est une rencontre, celle d’un anonyme curieux donnant facilement son argent et celle d’un fauché qui a tout dépensé (non seulement de son argent mais de sa personne) pour sa passion. Jakob multiplie les tentatives, les mouvements de façon impulsive, sans plan ni réussite. Les longues descriptions de Grillparzer sur sa manière de jouer sont certainement beaucoup plus belles que le résultat de ces coups d’archet, elles témoignent en tout cas d’une symbiose émouvante, entre l’art parce qu’il est mal exécuté (ou exécuté d’une façon radicalement personnelle) et une vie d’extase et d’oubli dans la création.

Mais la trajectoire sociale de Jakob est de moins en moins précise à mesure qu’on avance dans le texte : « À cette époque, […] il y a tout de même un semblant d’histoire » dit-il au début. J’avais penser à un autre personnage tout aussi singulier, celui de Cheramour de Nikolaï Leskov, mais la comparaison ne tient pas la route parce que ce dernier, si marginales qu’elles soient, a des idées très précises sur la société tandis qu’entre celle-ci et Jakob il n’y a qu’incompréhension, étrangeté totale. Sa narration ne nous laisse pas comprendre plus sur ce qu’il lui arrive que ce qu’il comprend lui-même. Sa trajectoire devient floue et ne fait que subir des hauts et des bas, en fonction de deux autres personnages, une femme dont on devine qu’il est amoureux et son père, commerçant. Tous deux ont un bon fond, mais sont trop simples, trop caricaturaux. Je m’abstiendrai de parler de la fin, symboliquement très belle.

95 pages – Jacqueline Chambon (Actes Sud)

L'Enfant brûlé
8

L'Enfant brûlé

Bränt Barn

Sortie : 1948 (France). Roman

livre de Stig Dagerman

Elouan a mis 8/10.

Annotation :

11 octobre
21 octobre

(traduit du suédois par Élisabeth Backlund)

D'abord il y a le style de Dagerman, fortement marqué par l’oralité, où les petites phrases s’accumulent, où le choc entre ce qui est dit dans une phrase et la nuance ou la négation apportée dans la suivante opère une coupure fréquente. Les phrases ne décrivent pas ensemble l’atmosphère d’une famille, elles luttent les unes contre les autres pour ouvrir une brèche, où doit s’échapper ce qui a été étouffé : le ressentiment, la tromperie. Kafka disait qu’un livre doit être la hache qui brise la mer gelée en nous. Pour les personnages liés ici, il y a du boulot, et les pensées de Bengt sur lui-même et son entourage de nous alerter sur les implications et les conséquences de chaque attitude, sur le sens de ce qui est dit ou de ce qui ne l’est pas.

C’est une technique d’écriture idéale pour mettre au jour les processus de manipulation, générateurs de tensions et d’hypocrisie. Lorsqu’on forme un écheveau de rancunes à partir de quelque chose d’irréparable ― à commencer par la mort de la mère, ici ―, il n’y a plus de bonne attitude possible. Mais le but du roman ne semble pas tant d’analyser ces processus que de brûler aussi bien avec le chaud qu’avec le froid. C’est-à-dire que les relations entre les personnages étant particulièrement instable, il y a une fusion permanente entre le désir et la haine, la suspicion et la complicité, le beau et la laideur, etc… Il se peut que L’Enfant brûlé ait votre peau, non sans avoir ouvert de nouvelles voies à l’expression d’une douleur et à l’écriture, à l’égal d’un Thomas Bernhard.

333 pages – L’Imaginaire (Gallimard)

Égarements

Égarements (1895)

Förvillelser

Sortie : 1 mars 1992 (France). Roman

livre de Hjalmar Söderberg

Elouan a mis 6/10.

Annotation :

13 octobre
19 octobre

(traduit du suédois par Elena Balzamo)

À mi-chemin entre Niels Lyhne de Jacobsen et Les Dernières Cartes de Schnitzler, il y a le profond égarement d’une jeunesse suédoise décrit par Hjalmar Söderberg dès son premier roman, paru en 1895. Un égarement qui atteint même le lecteur tant est puissant le sentiment de vacuité de tout dans ce livre. Sans évoquer les causes de cette morosité urbaine, Hjalmar Söderberg nous montre un Thomas Weber se fondre dans une masse qui reflète par moments son fatalisme et cette tentation de tout oublier et de tout dépenser dans le bruit. S’il y avait un peu d’amour et d’idéalisme chez les artistes de Jacobsen, chez Söderberg ils n’existent plus qu’en demi-teintes, en brèves illusions rendues tout à fait ridicules ou par trop pathétiques par la lâcheté de Thomas. Dans une sorte de danse désenchantée et virtuose, tout tourne autour de ce personnage de plus en plus faible et imbuvable. Le stylo de Söderberg marche mieux lorsqu’il dessine des tourbillons que lorsqu’il trace une ligne droite, à savoir la destinée d’un personnage beaucoup trop creux.

184 pages – Viviane Hamy

Un fils de notre temps
7.6

Un fils de notre temps

Ein Kind unserer Zeit

Sortie : 1937 (France). Roman

livre de Ödön von Horváth

Elouan a mis 7/10.

Annotation :

8 octobre
13 octobre

(traduit de l'allemand par Rémy Lambrechts)

Dieu sait où peut nous mener notre réflexion ! C'est ce qui inquiète ce fils de la guerre ― né en 17 ― et le texte de nous plonger dans la tête de ce fasciné des drapeaux et des armées. Les pensées fusent, vont et viennent et emportent notre personnage comme une feuille morte à la moindre rafale, au temps où même le vent assassine...!

"Je ne suis pas une crapule, mon cœur est une mer noire.
Sous un ciel enflammé.
Les nuages, ils avancent si furieusement..."

L'organisation typographique du texte (un retour à la ligne à chaque phrase) soutient le rythme des pensées de ce jeune homme sensible, si vite fanatisé et si vite refroidi. Les rencontres sont brèves, les événements sans suite. Dès le début Ödön von Horváth nous fait comprendre et répète que son héros respire la solitude, et que cette solitude n'a pas le moindre poids. Il n'attend qu'une idée pour se fondre dans la masse ou pour aimer. Si par ailleurs l'auteur est assez transparent dans son propos (le message est clair : on est foutu lorsque la société a décidé de supprimer l'individu) j'ai mis beaucoup de temps à saisir l'importance de ce qui traverse le récit de bout en bout, et de ce fait, ai mis également beaucoup de temps à sympathiser avec notre héros et même à le trouver intéressant. Mais le mouvement du texte est ce qui compte ici.

155 pages – L'Imaginaire (Gallimard)

Contes du chemin de fer

Contes du chemin de fer

Železmaâ doroga

Récit

livre de Hamid Ismaïlov

Elouan a mis 7/10.

Annotation :

2 octobre
9 octobre

(traduit du russe par Luba Jurgenson et Anne Coldefy-Faucard)

Une lecture qui complète la rétrospective historique qui faisait l’objet du roman "Nuit", de Tchûlpan. Ce dernier plaçait sa fiction au cœur des événements de 1916-17 dans la vallée de Ferghana, où les revendications d’indépendance du Turkestan ainsi que celles d’un mouvement en faveur d’une modernisation de l’islam traditionnel institué dans la région, ont été balayées par l’arrivée des soviétiques en Asie centrale. Dans les Contes du chemin de fer, Hamid Ismaïlov prend un segment beaucoup plus large de l’Histoire, mais celle-ci y est éclatée, mise en désordre, et baigne dans un charivari burlesque de violence et de confusion. À noter que le romancier Tchûlpan y fait une courte apparition.

Les situations comiques ou tragi-comiques de ce roman rappellent beaucoup Les aventures singulières du soldat Ivan Tchonkine. Dans le roman de Voïnovitch (écrivain originaire du Tadjikistan) et dans celui d’Ismaïlov il y a cette même tension entre les mécanismes d’un pouvoir lointain, semant la paranoïa, générant parmi ces habitants qui n’y comprennent rien, des situations incongrus, des paradoxes. Il y a surtout la guerre qui fait rage. Sauf que dans les Contes du chemin de fer ces situations sont multipliés par mille et Hamid Ismaïlov s’amuse à perdre son lecteur dans une foule de personnages qui disparaissent et reviennent par intermittence. Par petits épisodes, l’un de ces personnages, clownesques ou désespérés, gagne en profondeur. Mais il est vite dépasse par le train hurlant des péripéties.

264 pages – Sabine Wespieser

Promenades avec Robert Walser
7.9

Promenades avec Robert Walser

Récit

livre de Carl Seelig

Elouan a mis 9/10.

Annotation :

1er octobre
8 octobre

(traduit de l'allemand par Bernard Kreiss)

Ces promenades s'étalent sur vingt ans : deux ou trois fois par années, Carl Seelig rendait visite à Robert Walser à l'hospice cantonal d'Appenzell-Ausserhoden, où celui-ci a été pensionnaire à partir de 1933 jusqu'à sa mort en 1956. À cette époque Robert Walser a définitivement cessé d'écrire, considérant que, pour lui, l'écriture ne pouvait être envisageable qu'en liberté. Les livres qu'il a écrit avant son internement reviennent assez souvent dans la conversation à l'initiative de Carl Seelig, mais Robert Walser n'aime pas beaucoup en parler, ou seulement comme s'il s'agissait de quelques turpitudes de sa jeunesse, ou en tout cas d'un passé révolu, mort. Ainsi, l'une des question mise en relief au cours de ces promenades, est celle de l'écrivain pas toujours pertinent au sujet de sa propre valeur. Un thème qui ne porte pas beaucoup ses fruits, mais qui relève dans le cas de Walser d'une blessure profonde, facilement irritable.

Mais là où le livre de Carl Seelig est très intrigant, voire passionnant, c'est dans la tâche que s'est donné son auteur de raconter des conversations. Au travers de celles-ci, se dessinent lentement les montagnes couvertes de neiges, des chemins que surplombe un ciel terne ou clair et ensoleillé, les cafés où Robert et Carl s'attablent pour déjeuner. C'est de cette manière que Seelig montre qu'il est un écrivain à part entière, et non juste le compagnon discret et admirateur de ce cher Robert. En arrière-plan, de loin en loin, se dessine aussi cet tournant si singulier de l'Histoire dont nos deux marcheurs ne peuvent naturellement que commenter les événements tels qu'ils arrivent. Le nazisme, la guerre, le communisme et ce sensible passage d'une époque à une autre. Walser et Seelig se montrent souvent ironiques à ces sujets. Mais ce dont ils parlent surtout, c'est d'écrivains, entre autres de Gottfried Keller, Jeremias Gotthelf, Kafka, Strindberg, Eduard von Keyserling, Strindberg, Dostoïevski etc... à l'évocation de ces noms la sensibilité de Walser est mise à l'épreuve une nouvelle fois, et des idées très contestables accompagnent des jugements très sûrs que je ne peux qu'appuyer... mais ce qui est essentiel est que ces écrivains, avec Robert et avec Carl, font partie d'un même monde. Que Walser le veuille ou non !

173 pages – Rivages

L'Île de Felsenbourg

L'Île de Felsenbourg (1731)

Sortie : 17 septembre 1997 (France). Roman

livre de J.G. Schnabel

Elouan a mis 1/10.

Annotation :

29 septembre
7 octobre

(traduit de l'allemand par Michel Trémousa)

C'est seulement en lisant les Histoires d'Arno Schmidt que j'ai appris l'existence de ce roman écrit en 1731 par un allemand surnommé "Gisander" (pseudonyme de Johann Gottfried Schnabel). Je doute fortement que j'aurais lu L'Île de Felsenbourg si la référence n'avait pas été mentionnée dans la préface au livre de Schmidt. À l'époque de Swift et de Marivaux, et au moins jusqu'à Goethe, le roman de Schnabel a eu cependant une importance non-négligeable, et on peut envisager plusieurs raisons à cela une fois le livre ouvert. L'une d'entre elles, est que le roman est construit par une succession de narrateur racontant leur histoire, un peu à la manière du Manuscrit trouvé à Saragosse, et par moment c'est ce choix de l'auteur qui rend ce livre un peu vivant. C'est par-là qu'il pèche aussi, puisqu'on nous obsède par la répétition et dans la forme avec la finalité de tous ces personnages : le mariage.

Le rêve d'une société idéale que nous fait miroiter Schnabel dans cette première partie (la suite n'a pas été traduite en français pour autant que j'en sache) ne peut s'envisager qu'au truchement des vertus chrétiennes mais aussi à partir d'un certain nombre de conditions qui tiennent du délire (il y a des délires sympathiques, pas celui-ci), si je puis me permettre une comparaison avec un autre insulaire, Robinson Crusoé avait bien plus les pieds sur terre, et surtout, le récit de Daniel Defoe avait quelque chose d'un peu plus honnête. Les amours d'Albert et Concorde sont, il est vrai, touchantes. La tendresse se mêle à la sexualité dont ses relations sont teintes, mais pour en écarter toute idée de concupiscence, laquelle n'existe bien entendu que chez les monstres. Au reste la pauvreté psychologique des personnages rend L'Île de Felsenbourg très sirupeuse et le style assommant. Je crois qu'en fait il y a tout ce que je n'aime pas dans le roman de Schnabel, mais je ne l'ai pour autant pas détesté. Cette découverte était même fascinante pour moi en ce qu'elle révèle une incompatibilité absolue ! Content d'avoir lu ce livre que, seconde partie ou pas, j'aurais été incapable de continuer.

295 pages – Fayard

Les Âmes mortes
7.8

Les Âmes mortes (1842)

(Traduction Henri Mongault)

Myortvyje dushi

Sortie : 12 juillet 1973 (France). Roman

livre de Nicolas Gogol

Elouan a mis 9/10.

Annotation :

22 septembre
3 octobre

(traduit du russe par Henri Mongault)

Dans La fin de l'homme rouge, Svetlana Alexievitch interviewait des russes dont certains, parlant de leur peuple, confiaient qu'il existe toujours une ressemblance entre eux et les personnages de Dostoïevski ou ceux de Tchekhov, ou encore avec Oblomov, le personnage de Gontcharov. Toute cette Russie de hobereaux et de moujiks est dans Les Âmes mortes : idéalistes, rêveurs, ou dissipant leur désillusion dans la débauche. Mais il y a surtout Tchitchikov qui ne se définit par aucun statut particulier mais par ce caractère aimable, séduisant, et aussi par cette idée qui rend folle toute la Russie tsariste. L'idée d'acheter des âmes qui n'ont plus qu'une existence virtuelle, sur le papier : les moujiks en question sont morts ou partis. Grâce à cette idée saugrenue, Tchitchikov souhaite devenir un riche propriétaire terrien et aimé. Fiction poursuivie jusqu'au bout, entraînant sur son passage les convictions profondes ou les excentricités des autres russes, ceux que Tchitchikov rencontre pendant son expédition.

"J'y trouve aussi mon compte, dit-il ; car, sans parler du profit au point de vue de l'hygiène, voir le monde et ses vicissitudes constitue comme un livre vivant, une science expérimentale." "une science expérimentale" n'allons pas trop loin mais à part cela on dirait que Tchitchikov parle lui-même du roman que nous sommes en train de lire... ! Et Gogol de tracer au fil du voyage les paysages russes sans que ce ne soit jamais une pause dans la narration, mais toujours un réveil dans ce monde où le faux a pris le pouvoir. Derrière son personnage, il y a le narrateur (qui est de toute évidence l'auteur lui-même) qui nous parle, nous confie ses hésitations... tout cela est touchant quand on sait quel a été le sort de la seconde partie du roman, quelque peu inaboutie.

438 pages – Folio (Gallimard)

Le Vicomte pourfendu
7.2

Le Vicomte pourfendu (1952)

Il visconte dimezzato

Sortie : 1955 (France). Roman

livre de Italo Calvino

Elouan a mis 6/10 et a écrit une critique.

Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra pas
8.1

Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra pas (1997)

A Supposedly Fun Thing I'll Never Do Again

Sortie : août 2005 (France). Essai

livre de David Foster Wallace

Elouan a mis 9/10.

Annotation :

17 septembre
27 septembre

(traduit de l'anglais par Julie et Jean-René Etienne)

Ce qui me fascine avec Wallace, ce sont notamment les dialogues entre les personnages sortis de son imagination. Il ne peut en être question ici, ou seulement dans la mesure où c'est Wallace qui parle (de tennis, de David Lynch, de croisière de luxe, de foire agricole, de télévision et de littérature américaine ― puisque ce sont là des chroniques) et qui nous parle puisqu’en sus des descriptions, analyses, compte-rendu, il y a toujours une réflexion, un retour sur soi qui interpelle le lecteur, qui sous-tend ce recueil et l’unifie. D’une manière ou d’une autre, et quel que soit le sujet, David Foster Wallace nous attrape pour recentrer ce dialogue sur le rapport qu’on entretient avec les êtres et les choses, sur la façon d’être nous-même. À vrai dire, il n’a pas même besoin de nous ramener sans cesse à ce point, puisqu’il y a aussi une cohésion thématique : nous-même et le monde moderne, envahissant et parfois dépersonnalisant. David Foster Wallace décrit longuement et avec une minutie souvent exagérée, décelant de cette manière ce qu’il y a de comique dans ce qui nous paraît prosaïque ou nauséabond dans la vie courante.

Bien que je me compte ni comme un amateur de Lynch (ni même comme un réel connaisseur pour l’instant, n’ayant vu que deux ou trois films de lui ainsi que la série Twin Peaks) c’est lorsqu’il parle de ses films que j’ai trouvé DFW vraiment brillant. Il y a deux textes qui parlent de tennis dans le recueil, le premier est le plus autobiographique de tout l’ouvrage (Wallace n’était pas loin* d’être tennisman professionnel) le second parle de Michael Joyce, et malgré le lien thématique qu’il y a entre les deux, cette dernière m’a nettement moins convaincu. Mais Un truc soi-disant super auquel on ne me reprendra pas ne me fait pas aimer l’idée de prendre un texte à part pour le juger. De toute évidence, si on lisait une des nouvelles indépendamment des autres, notre lecture de celle-ci n’aurait rien à voir (mais rien, rien du tout) avec la lecture qu’on en a en lisant l’ouvrage comme un tout.

* : • Wallace aurait probablement nuancé mon affirmation, vu qu'il y a un gouffre entre son niveau et celui d'un vrai professionnel. Mais il y en aurait probablement un aussi entre celui de quelqu'un qui tâterait assez bien de la raquette et le sien.

554 pages – Au diable vauvert

Elouan

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