Lectures et commentaires (2024)
70 livres
créée il y a 12 mois · modifiée il y a 5 joursLe Monde glorieux (1666)
The Description of a New World, Called The Blazing-World
Sortie : 1999 (France). Roman
livre de Margaret Cavendish
Elouan a mis 3/10.
Annotation :
12 décembre
16 décembre
(traduit de l'anglais par Line Cottegnies)
Je pensais que Le Monde Glorieux était, avant toute choses, une utopie. En fait d’utopie, il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent (que des « absence de guerre, absence de maladie, absence de division, de sédition etc…) Ce n’est pas grave ! Margaret Cavendish s’intéresse beaucoup, en revanche, à l’étude des effets et des causes, à la science en général et à l’explication des phénomènes premiers ― avec bien entendu les connaissances qui étaient celles de son époque, Newton est encore un jeune scientifique prometteur, c’est plutôt Francis Bacon qui est ici à l’honneur. Elle mêle à ces théories quelques inventions techniques sorties de son imagination, des hommes-ours-oiseaux-poissons-spectres ou araignées au milieu d’évocations de sa propre vie. L’énorme problème est que ce dialogue indirect quasiment imbuvable (une litanie de thèses et d’antithèses ; elle dit que, ils répondirent que…) est une manière de tout aborder sans aboutir à rien ― et surtout à rien qui ne soit lié au récit d’aventure proposé initialement. Intégrer l’essai au récit sans perdre la fluidité de celui-ci ― ou même la justification de son existence* ― est un écueil que j’ai pris l’habitude d’associer au genre de l’utopie ; seulement là il ne s’agit pas d’un simple problème d’équilibre : il y a un désastre à tous les niveaux. Au sein de ce fourre-tout brouillon, d’idées assemblées à la va-comme-je-te-pousse et sans perspective, la seule tentative d’histoire est dépourvue de toute consistance ou de la moindre intuition de dramaturgie, elle surgie au milieu de rien sinon de ma lassitude ; elle se solde par la destruction d’un ennemi en deux temps trois mouvements.
168 pages - Corti
Rivière d'automne
Sortie : mars 2005 (France). Recueil de nouvelles
livre de Yu Dafu
Elouan a mis 8/10.
Annotation :
27 novembre
10 décembre
(traduit du chinois par Stéphane Lévêque)
C’est un petit roman qui est contenu dans ce recueil, Une femme sans volonté, accompagné de deux nouvelles. Que ce soit dans la forme longue ou courte, ce qui distingue Yu Dafu est d’abord sa manière très libre (que d’aucuns ont considéré comme provocatrice pour l’époque) de parler de sexualité. Mais là où Yu Dafu touche juste, là où il est le plus parlant, c’est dans la manière que tous ses personnages ont de vivre leurs sentiments, de nous montrer ce qu’ils en font. Pour ce premier récit, le titre pose problème, car ce n’est pas tout à fait le cas du personnage que l’on nous présente ici, disons plutôt une femme qui « emprunte » la personnalité des personnes dont elle s’entiche (il y en a trois) ― une femme sans personnalité propre. Dans cette très longue nouvelle (si ce n’est un roman, donc) Yu Dafu développe son récit sur plusieurs axes, on ne saisit pas forcément le sens de tous les détours narratifs que prend Yu Dafu ; je trouve qu’il nous égare un peu, mais c’est parfois pour nous montrer comme il sait peindre la Chine telle qu’il l’a comprise, une Chine à l’image de ces caractères, peut-être, même (surtout, en fait) lorsqu’ils ne sont ni bavards ni éloquents ― une Chine morose, mélancolique ― avec des portraits esquissé en peu de mots, qui se fondent plutôt bien dans cet arrière-plan nocturne, orné de quelques descriptions ciselées, captant d’un détail l’attention du lecteur. La dernière nouvelle, Rivière d’automne, sinon la deuxième (sauvée seulement par ces deux dernières pages), nous montre qu’il est capable de plus d’efficacité narrative tout en étant aussi enchanteur.
243 pages - Picquier
Nedjma
Sortie : 1956 (France). Roman
livre de Kateb Yacine
Elouan a mis 7/10.
Annotation :
23 novembre
5 décembre
Même si elle s'exprime très peu, qu'elle est un personnage plutôt passif, Nedjma est la figure centrale du roman de Kateb Yacine. Elle est l'image de la femme aimée, mais abandonnée, qui fait agir les protagonistes, qui sont principalement quatre (Lakhdar, Moustapha, Rachid et Mourad) ; mais au-delà de ce petit groupe, c'est un enchevêtrement de relations qui se tissent autour de Nedjma comme de multiples fils de toiles d'araignée. On s'y perd un peu, il faut défricher tout cela ; l'histoire semble figée sous tant de branches et de ramifications qui se recourbent sur elles-mêmes. Des scènes isolées, coupées, perdues dans cette structure où le motif, le symbole passe avant le narratif. Ici et là, des éclats qui expriment le désarroi des personnages ou leur envie de reprendre un fil ancestral, brisé par la dépossession de leur pays. Je me disais peut-être que l'intérêt est ailleurs que dans l'histoire : de nombreux passages du roman dégagent un lyrisme, une sorte de musique concertée par ces différentes voix, voix qui s'ajustent et se répondent à différents épisodes de cette narration non-linéaire, à différentes époques. Il est peut-être dommage que Nedjma n'est pas plus d'importance ― non, de présence ― pour coordonner tout cela. Le manque d'homogénéité stylistique devient un problème, puisque le centre (Nedjma) n'est pas suffisamment relié au reste (trajectoires croisées des personnages) ; la structure, se construit un peu au détriment du propos.
275 pages - Seuil (Points)
Araignée noire
suivi de : le Déluge en Emmental
Sortie : 18 février 2011 (France).
livre de Jérémias Gotthelf
Elouan a mis 5/10.
Annotation :
20 novembre
27 novembre
(traduit de l'allemand par Blaise Briod et Claude Haenggli)
Robert Walser disait de Gotthelf qu’il subsisterait longtemps dans la mémoire des suisses « tout tranquillement, aussi longtemps qu’il y aura un canton de Berne… ». L’auteur de L’Araignée noire (1842) et de Déluge en Emmental (1837) est au début de sa carrière lorsqu’il écrit ces deux nouvelles. Deux nouvelles dont l’une pourrait être qualifiée de conte, l’autre de témoignage ― ou de poème. Mais même lorsque le narratif a normalement une place de choix (comme dans le conte) Gotthelf l’écarte souvent au profit de tableaux riants ou désolants des vallées et alpages suisses, ainsi que de la nature humaine. Le contraste en cette façon de peindre l’arrière-plan (la langue est plutôt riche et limpide) et l’expression ― brute, patoise ― de ses personnages est plutôt bien amenée. L’histoire, elle, avance à son rythme, structurée par la mise en lumière de l’attitude de ses personnages ― poltrons, opportunistes, hypocrites et quelques rares actes d’héroïsme sacrificiel ― face aux malédictions qu’ils affrontent. Dans Le Déluge en Emmental, il n’y a plus (ou quasiment) de personnages, puisque le curseur est mis, de façon plus radicale, sur le descriptif plutôt Hugolien d’un déluge et de l’ampleur des dégâts qu’il a causé, en un mot, un poème. Gotthelf le styliste vaut le détour, même s’il travaille un contenu plutôt rustique, et qu’il n’en dégage pas de véritable profondeur ; par surcroît, et ce qui gâche tout, Gotthelf se vautre dans la tentation de faire une leçon de morale, et même un sermon, ce qui alourdit considérablement sa prose, la rend par moments méconnaissable, voire, insupportable.
208 pages - Florides Helvètes
Inventaire de choses perdues (2018)
Verzeichnis einiger Verluste
Sortie : 2023 (France).
livre de Judith Schalansky
Elouan a mis 4/10.
Annotation :
9 novembre
21 novembre
(traduit de l'allemand par Lucie Lamy)
Quand on lit l’avant-propos de Judith Schalansky sur son propre livre, on se dit qu’elle sait parfaitement où elle va. Les textes qui suivent produisent l’impression inverse. Ou c’est nous-mêmes qui sommes perdus, désagréablement confus de n’avoir rien, ou presque, à retirer de ces sentiers nus ou battus. Qu’est-ce qu’elle nous dit ? Je ne sais pas. Mais parfois elle le dit bien ; son style est séduisant, caressant chaque détail d’une précision descriptive, avec ce savoir-faire pour que les mots s’entrechoquent harmonieusement. Mais ce « recueil d’exercice de style » ― avait-il vocation à être qualifié de la sorte ? ― est aussi inégal qu’hétérogène : nouvelle, analyse, digression ou divagation lunaire, autobiographie, et au milieu l’amertume vagabonde de Greta Garbo dont on ne sait que faire. Après tout, pourquoi pas, Judith Schalansky vogue au gré de son inspiration ; elle esquisse ― presque ― un substrat romantique en entremêlant souvenirs, ruines, mort, mais en fin de compte son Inventaire de choses perdues est surtout sous-tendu par le vide.
"Les maisons, les granges, les étables et les garages se relayaient. Dans les interstices, des couloirs sombres et des escaliers de pierre, larges tout au plus d'une demi-coudée et si sombres qu'ils semblaient conduire directement aux entrailles des montagnes, au cœur de strates temporelles enfouies."
242 pages - Ypsilon (fragile)
Djibril ou Les ombres portées (2017)
Sortie : 2 mars 2017. Roman
livre de Mahamat Saleh Haroun
Elouan a mis 6/10.
Annotation :
11 novembre
19 novembre
On doit accepter d’entrée de jeu les « lacunes » d’un récit qui a tout l’air d’être improvisé, non construit : Djibril tient à raconter son histoire avec une mémoire qui flanche. Ce qui en revanche semble un peu fabriqué, c’est l’oralité du texte, peu naturelle, ponctuée tout simplement de « quoi » et de « mon frère ». Mais il y a malgré tout un côté fluide et direct dans ce langage : tout l’opposé de la narration qui tourne autour du pot, refuse de s’engager dans le vif du sujet. Sans doute, il y a là une adéquation avec les tergiversations de Djibril face à sa situation, qui se fond dans celle de ces compatriotes, surveillés et opprimés par la police politique (CDS). C’est sans doute ce que j’ai trouvé de mieux, dans le roman de Mahamat-Saleh Haroun. Ce qui est dommage, c’est l’enchaînement des événements qui paraît si peu crédible, gratuit : on a l’impression d’un ensemble composé à la va-comme-je-te-pousse. On est loin de Baraka Sakin et de son Messie du Darfour. J’ai mis à vrai dire du temps à comprendre que c’est parce que cette fantaisie repose sur une alternance d’extrême noirceur et de rigolade. Ça ne fonctionne pas très bien, parce que comique est un peu usé, vague potache distillé dans mon indifférence ― à cause d’un déséquilibre puisque d’un autre côté, impossible de rester de marbre face à la gravité du propos, et l’angle ― chargé d’une tension latente ― sous lequel il le pose, celui, précisément, de l’engagement.
191 pages - Gallimard (Continents noirs)
Les Buddenbrook (1901)
Buddenbrooks : Verfall einer Familie
Sortie : 1901.
livre de Thomas Mann
Elouan a mis 7/10.
Annotation :
9 octobre
17 novembre
(traduit de l'allemand par Geneviève Blanquis)
Nous y voilà, le fameux morceau, une construction romanesque signée Thomas Mann, plus de vingt ans avant La Montagne Magique ― cela faisait longtemps que je voulais lire Les Buddenbrook. La machine se met en branle avec la description empesée d’un repas, d’une réception fastueuse. Mais cela n’est qu’un point de départ. Les personnages de cette famille entrent successivement en scène avec un épisode de leur existence, de ce chef l’histoire avance, s’étale sur quarante ans. Elle avance tranquillement sinon de manière un peu elliptique ― peut-être un peu trop, comme si Thomas Mann résumait certaines parties. Je dis tranquillement car la vie qu’on mène nage dans une espèce de mousse inconsistante, de détails superflus pour la narration, mais formant un tableau plutôt fouillé de cette famille.
D’ailleurs, la narration et ses motifs se noient dans ce tableau en mouvement lent, presque léthargique. Les événements sont presque tous prévisibles ; on se demande pourquoi l’on nous raconte tout cela, et comment le déclin de cette famille saurait s’amorcer ― il n’y a que des faits isolés qui, en soit, n’aident pas à saisir pleinement l’idée d’un naufrage. Thomas Mann en est lui-même conscient et suggère que ce naufrage est davantage dans l’esprit qu’attesté par des faits matériels. L’auteur n’a de cesse de dépeindre son arrière-plan, et même des à-côtés ; il travaille l’ambiance sous différentes lumières (de plus en plus sombres), il creuse les pensées des personnages pour nous les laisser voir évoluer ou se perdre dans le temps. Si cette composition n’en finit pas de développer, elle n’en conserve pas moins un attrait étrange ; les personnages ― tous différents ― y sont sans doute pour quelque chose. Par-delà une stupidité latente, ils arrivent à susciter une empathie en rapport avec le fatum ― un point d’orgue dans le roman, qui malgré tout finit par sonner.
758 pages - Livre de poche (Fayard)
Syngué Sabour (2008)
Pierre de patience
Sortie : 25 août 2008. Roman
livre de Atiq Rahimi
Elouan a mis 7/10.
Annotation :
26 octobre
7 novembre
C’est encore la guerre, dans ce premier roman écrit en français par Atiq Rahimi ; seulement, celle-ci ne pénètre le huis clos de ce récit que sous forme de sons. Au-delà de ces quatre murs, beaucoup d’autres détails affleurent et se mêlent aux mots de la narratrice, aux faits d’une narration très ténue, dépouillée. Il ne se passe rien, pour ainsi dire, ou si peu de choses dans l’appartement de cette femme et de son mari paralysé par une balle reçu dans la nuque. Elle évoque des souvenirs, mais son fil est comme décousu et estompé ; les notations de l’extérieur nous ramènent constamment au moment présent. On dirait que Syngué Sabour est davantage composé comme un poème que comme un roman. Ces phrases descriptives semblent tomber dans un bruit sourd, elles captent des fragments d’une réalité faite de douceur ou de fumée, de charbons ardents ; la personne de cette narratrice se confond avec ces bruits et cette lumière jaune et bleue. Même s’il se produit si peu d’événements, ou des faits qui ne contiennent qu’eux-mêmes, le vécu est transmis avec une sorte d’intensité, qui fait que l’on accroche immédiatement au texte. Mais il faut sur ce fil ténu maintenir un équilibre parfait, ce qui est plus ou moins réussi ici : parfois, Atiq Rahimi surcharge la confession de cette femme, par des anecdotes qui n’apportent pas grand-chose et sur lesquelles, pourtant, on s’appesantit.
154 pages - P. O. L.
L'Anglais décrit dans le château fermé
Sortie : 1979 (France). Roman
livre de André Pieyre de Mandiargues
Elouan a mis 4/10.
Annotation :
20 octobre
26 octobre
Il est des livres qui ont l’air d’être des promesses, mais ― c’est un grand mais ― cela ne tient pas forcément à grand-chose : un auteur, déjà vaguement connu (Mandiargues m’intrigue et continue de le faire), un titre amusant, une aura provocatrice lié au contenu supposé de L’Anglais décrit dans le château fermé. Au total, cela fait deux ou trois pages où l’union de la cruauté et du grotesque décontenance ; la situation paraît incroyable, et autant la nonchalance de cet anglais devant l’étalage de ces exactions et fornications. La ressemblance trop criante entre Les 120 journées de Sodome* et ce que nous montre le personnage fait qu’on en devient peut-être encore plus désenchanté que lui. Justement, il y avait quelque chose à creuser avec cette figure de l’ombre, indiscernable, secrète ; mais il commençait tout juste à m’intriguer quand c’était trop tard, toutes ces démonstrations scabreuses lassent bien trop vite.
*: Une différence de taille tout de même, le livre de Sade est encyclopédique, celui de Mandiargues, un petit bréviaire.
151 pages - Gallimard (L'Imaginaire)
Nouvelles orientales (1938)
Sortie : 1938 (France). Recueil de nouvelles
livre de Marguerite Yourcenar
Elouan a mis 6/10.
Annotation :
15 octobre
24 octobre
Peut-être s’agit-il davantage de contes que de nouvelles, comme le suggère Yourcenar dans un post-scriptum dans la réédition de son livre. Ces « contes » sont moins étoffés que ceux de Karen Blixen ― Les Contes Gothiques ― ; leur développement s’arrête à peine le thème amorcé. Yourcenar ne se prive pas d’épancher un lyrisme de dentelle, mais sans renouveler le genre, se contentant de réécrire des histoires déjà existantes ; ainsi, elles sont dépourvues de toute espèce d'intensité et de suspens, il n’y a que le sous-texte qui compte, tout le reste est illustration. C’est mignon, mais vite oublié, à cette façon qu’a le premier personnage de fuir « dans son art » près, à cette manière près, de nouer les contes les uns aux autres par un enchaînement thématique, qui font du livre un recueil bien composé.
"On imagine la scène : les trouées de soleil dans l’ombre des figuiers, qui n’est pas une ombre, mais une forme plus verte et plus douce de la lumière ; le jeune villageois alerté par des rires et des cris de femmes comme un chasseur par des bruits de coups d’ailes ; les divines jeunes filles levant leurs bras blancs où des poils blonds interceptent le soleil ; l’ombre d’une feuille se déplaçant sur un ventre nu ; un sein clair, dont la pointe se révèle rose et non pas violette ; les baisers de Panégyotis dévorant ces chevelures qui lui donne l’impression de mâchonner du miel ; son désir se perdant entre ces jambes blondes."
149 pages - Gallimard (L'Imaginaire)
Quincas Borba (1891)
Le philosophe ou le chien
Sortie : 1991 (France). Roman
livre de Joaquim Maria Machado de Assis
Elouan a mis 9/10 et a écrit une critique.
Le Saignement de la pierre (1999)
Sortie : 1999. Roman
livre de Ibrahim Al-Koni
Elouan a mis 6/10.
Annotation :
4 octobre
9 octobre
(traduit de l'arabe par Pierre Bataillon et François Zabbal)
Je suis assez déçu car les premiers chapitres me faisaient entrevoir quelque chose de très fort au niveau de l’écriture. Quelque chose qui me faisait presque préférer la plume d’Ibrahim Al-Koni à celle d’André de Richaud ― l’acuité d’une observation harmonieusement intégré dans la mélodie des phrases ; une ambiance de solitude, là aussi, et de désert. Des images qui sentent la sécheresse, la déréliction ― et à la fois le narrateur nous dit calmement qu’il la recherche. On se demande si Ibrahim Al-Koni compose et se joue discrètement de sentiments contradictoires, mais ceux-ci sont à peine esquissés. Ces éclats dans le style sont en fait quelques morceaux de bravoure dans le roman. De quoi est-il l’histoire, d’ailleurs ? On peut se le demander puisque longtemps puisque plusieurs pistes sont lancées, avec ce vieil homme qui nous balade dans plusieurs épisodes de son existence ; le truc c’est d’abord que toutes ces pistes sont délaissées sans avoir eu le temps de faire véritablement un chemin. Tout s’appauvrit, tout devient beaucoup trop simple et d’un seul tenant ; un message que l’auteur a envie de faire passer avec l’éreintante insistance d’un prêcheur.
150 pages - Cambourakis
La Fontaine des lunatiques (1932)
Sortie : 1932 (France). Roman
livre de André de Richaud
Elouan a mis 8/10.
Annotation :
2 octobre
7 octobre
C’est drôle comme dans ce roman, les personnages semblent les spectateurs de leur propre existence ; spectateurs de l’environnement où elle se déroule (dans un hameau isolé de la campagne), spectateurs des moindres changements comme des plus radicaux, spectateurs des quelques événements qui se produisent ici, et même, en quelques sortes, spectateurs des actions qu’ils commettent ― Hugues, surtout. Tout est fait, semble-t-il, pour que toute l’attention soit portée sur le style, qui plonge le récit dans une sorte de clair-obscur, un silence, et une ambiance de plus en plus étrange, décalée. Les sons et les formes se confondent dans le murmure du quant-à-soi, les personnages s’observent, ils ont l’air d’être des ombres. Quelque chose de sombre se mêle à la douceur des images, la lumière, les couleurs du ciel ; à l’intérieur, les meubles ont autant de présence que les personnages. On dirait du Julien Green à certains moments.
Mais La Fontaine des Lunatiques a beau paraître « classique » de conception au premier abord, au final il me semble n’avoir jamais lu de livre avec une pareille façon de voir ― je parle du traitement des personnages, en « spectateurs » ― ou du moins, pas exploitée de manière si entière, si absolue. Pourtant, les tensions qui montent, le tour, très critique (pas seulement étrange), que prend le roman empêche résolument de considérer celui-ci comme contemplatif. Progressivement, alors que tout semblait ordonnée et morne dans cette existence, s’opère dans le roman une légère bascule, et qui s’effectue à plusieurs reprises, jusqu’à la conclusion qui est merveilleuse, et qui donne tout son sens au roman.
174 pages - Grasset (cahiers rouges)
Les Wagons rouges (1983)
De röda vagnarna
Sortie : 1987 (France). Recueil de nouvelles
livre de Stig Dagerman
Elouan a mis 8/10.
Annotation :
24 septembre
3 octobre
(traduit du suédois par Carl Gustav Bjurström et Lucie Albertini)
Il est difficile de comprendre où Stig Dagerman veut nous emmener, avec ces neuf nouvelles (qu’il n’a jamais publié, soit dit en passant, vu qu’il était mort) où, sinon dans un cauchemar. Non pas exclusivement à cause des thèmes, mais de la forme, très réussie, mais indissociable de la confusion qu’elle suscite. Non content de briser la linéarité du récit, Stig Dagerman détourne sans arrêt l’attention du lecteur, ou plutôt, il développe l’obsession de ses personnages : illusions, angoisses ; des visions stylisées et étranges prenant le pas sur la marche du récit fantastique. On s’enfonce dans histoires sombres, de thrillers, de suicide ― je retiens ces ruelles étroites qui se tordent autour d’un cou ― ou bien des histoires de dictatures où le burlesque se dispute à la caricature. Mais comme ces nouvelles s’organisent beaucoup moins autour d’un schéma narratif qu’autour d’images, de sensations, de détails chaotiques ; peut-être qu’ainsi le souvenir qu’on en garde est aussi fragile que celui d’un rêve.
"Alors dans la niche le lit craque, il entend qu'elle arrive elle vient du fond du couloir. Il compte le nombre de pas la séparant de sa porte, oh, comme il connait chacun des sillons de ce tapis bleu, il sent que chacun de ses pas est enseveli là, comme dans un disque, un disque qui tourne et toute la pièce se remplit de ce qui avait été enseveli : vingt-huit, vingt-sept, vingt-six, maintenant le trousseau de la concasseuse se tait, vingt-trois, vingt-deux, vingt et un, on dirait qu'un oiseau tape contre la vitre, c'est l'ultime bruit. On n'entend plus maintenant que des pas glacés et le bruit dur d'un trousseau de clefs qui approche impitoyablement."
209 pages - Maurice Nadeau
L'Émigré
Sortie : 1797 (France). Roman
livre de Gabriel Sénac De Meilhan
Elouan a mis 5/10.
Annotation :
9 septembre
30 septembre
La Révolution n’est pas terminée lorsque Sénac de Meilhan se replonge dans les événements de 1793 pour écrire son roman épistolaire, L’Émigré. Son personnage est du nombre de ceux qui, menacés d’exécution, ont fui à l’étranger ; recueilli dans une famille de la noblesse rhénane, le Marquis de Saint-Alban y rencontre la Comtesse de Loewenstein. Le sujet qui occupe principalement les personnages du roman est l’amour, avec tout ce qu’il implique de contraintes, de devoirs et de cérémonies mondaines dûment assimilées par l’écriture ; on en oublie presque un moment le contexte politique de ces échanges de lettres. Cela dit, et y compris par l’analyse de leur sentiments faite par les personnages, quelques réflexions essaimées dans le roman témoignent que les temps ont changé.
Si tous les personnages ― de l’aristocrate au valet ― condamnent la Révolution, ce n’est pas nécessairement en s’appuyant sur un mode de pensée consacrée par la tradition et par l’ancien régime ; ces personnages, pour juger de tout ― de leur époque ou de leur cœur ― s’appuient sur différents auteurs, de La Rochefoucauld à Rousseau en passant par Voltaire et surtout, surtout, par Richardson. Mais si tous les personnages condamnent la Révolution, ils le font en général de façon fort peu réfléchie, avec des émotions, mais sans argument ― tous, excepté le subtil Président de Longueuil, abhorrant la tyrannie (au moins dans sa jeunesse), très nuancé sur l’égalité, décevant au sujet de l’instruction qui est selon lui un malheur pour le peuple.
En fait, le roman de Sénac de Meilhan contient beaucoup de détails intéressants mais son sujet principal n’est vraiment pas à la hauteur. L’auteur évoque à moult reprises les qualités humaines de Saint-Alban sans nous les montrer (hormis son courage, certes) il semble plutôt sot à réagir sans discernement ni distance à ses émotions. Tous les personnages s’occupent du feuilleton extrêmement prévisible de ses amours, et c’est là-dessus que le roman et les réflexions qu’il contient se diluent sans rien y gagner ; chacun campe sur ses vues, commente et re-commente des épisodes similaires ; la diversité des points de vue que le roman nous promettait devient quelque chose de superfétatoire, elle butte en réalité sur une intrigue pauvre, convenue, mal ficelée, inutile.
437 pages - Folio (Gallimard)
À titre provisoire (2017)
Temporary People
Sortie : 6 octobre 2023 (France). Roman
livre de Deepak Unnikrishnan
Elouan a mis 8/10.
Annotation :
13 septembre
27 septembre
(traduit de l'anglais par Pascal Siegler)
De nouveau, je m'interroge sur la forme que prend un livre, ici, un ensemble disparate de récits censés être autant de chapitres... d'un roman ? Si unité romanesque il y a, elle n'apparaît que par intermittences, par bribes, avec chaque fois ― ou presque ― une histoire différente et un narrateur différent. Deepak Unnikrishnan semble tourner autour d'un socle étrange ― miroir déformant et sardonique de ce qui se passe aux Émirats ― sans jamais vraiment plonger carrément dedans ; sauf, à la rigueur, lorsqu'il évoque cette histoire de zone secrète où l'on cultive des ouvriers malayâlis ― des fruits. On est comme en orbite autour d'un centre insaisissable, cela rappelle Bolaño un peu. On se perd dans des histoires de cafards civilisés, de valises mangeant tout un aéroport, mais je ne peux pas dire que la sensation soit forcément déplaisante. On croit tenir quelque chose, des personnages (ou des noms) reviennent, l'ambiance, sous forme d'allusions peu rassurantes, s'imprègne dans tout ces chapitres. Deepak Unnikrishnan joue avec les différentes manières de raconter des personnages ― leur mémoire où je ne sais fichtre quoi a tendance à bousculer la linéarité du récit ―, leurs différents langages... Mais si le mélange est parfois détonnant et virtuose, l'ensemble souffre aussi d'une irrégularité moins heureuse. D'autres chapitres semblent superflus ou s'intègrent beaucoup moins bien à cet ensemble, qu'on ne voudrait pas fait de bric et de broc non plus, ayant seulement l'apparence de la modernité sous forme de d'artifices et de clichés ; non, il y a quelque chose d'autre dans ce À titre provisoire, quelque chose de plus troublant, de plus profond, que Deepak Unnikrishnan ne fait (veut) qu'effleurer.
312 pages - Othello
Portrait de Monsieur Podjabrine (1848)
Sortie : novembre 2021 (France). Roman
livre de Ivan Gontcharov
Elouan a mis 4/10.
Annotation :
18 septembre
23 septembre
(traduit du russe par Léandre Lucas)
On reconnaît un Gontcharov par cette écriture qui s'approche un peu du théâtre, sans en être. Même Oblomov ― avec son ampleur narrative, le développement du personnage ― aurait pu être conçu comme une pièce. Mais on se demande ce qui distingue ― sauf la disposition typographique ― le Portrait de Monsieur Podjabrine d'une comédie ; non pas d'une comédie porteuse de sens en l'occurrence, mais plutôt d'un vaudeville, une petite œuvre amusante ― on pourrait se croire chez Sasha Guitry. Le dialogue prend le pas sur le scénario et le coud avec des phrases qui sont des gags-leitmotivs ― "je ne peux le savoir", répète invariablement le valet de Podjabrine à toute question de ce dernier. Les aventures se répètent et l'attitude de Podjabrine est toujours la même. Il n'y a aucune surprise dans cette mécanique bien huilée, même si les personnages (types éculés ou bouffons absurdes) peuvent faire sourire. Ce qu'il manque à ce "portrait" ? Un contenu.
118 pages - Sillages
Guignol's band I et II (1944)
Sortie : 1944 (France). Roman
livre de Louis-Ferdinand Céline
Elouan a mis 8/10.
Annotation :
14 août
13 septembre
Céline il aimait pas beaucoup les histoires, trop occupé par les phrases, à concocter son fameux style, son rythme ; les mots qui s’agglutinent sur un même sujet ― une bagarre, une sauterie ou une émotion ― pour la préciser, mettre l’accent sur sa violence, son intensité. Il aimait peut-être pas assez les histoires, car à force, tout ce verbiage, toute cette foire devient un peu mécanique ― on dirait un peu Le roman comique, qui m’assomme à force de bastons et de gaudrioles. Le sens de la formule, du rythme est beaucoup plus aigu chez Céline, certes, et je n’en rajoute pas sur l’oralité qui est une fois de plus une réussite ; ces petites phrases et ses petits points entraînent, se brisent brutalement sur des points d’exclamation, avec l’ironie de Ferdinand par-dessus le marché. On est d’une fois l’autre ébloui par cette énergie et cette inventivité du langage ; reste que les brasses frénétiques dans un océan de 700 pages, quand on veut survivre… Parfois, ça perd son naturel, parfois on entend plus les phrases, comme si Céline s’auto-caricaturait…
Mais ce que je dis là est surtout valable pour la première partie, publiée dix ans avant la seconde. Dans Le pont de Londres, les émotions sont plus contrastées, du lyrisme à la rage, de la jalousie à la pamoison puis à l’angoisse ; Ferdinand balance, tangue, part en vrille, même, dans des situations qui semblent complètement irréelles. On en voit de toutes les couleurs… C’est un amour (tout à fait déplacé, certes) qui calibre tout ça, dans une parade, une course poursuite qui se rallonge, qui se répète toutefois… Parfois, Céline manque un peu de philosophie ― contrairement à ce qu’il avait prouvé d’autres parts. On peut ricaner sans fin par-dessus des démêlés confuses et absurdes, on peut piétiner la boue tant et plus, mais partir dans des subtilités, y tacler juste, froidement, comme dans le Voyage, être porté par une réflexion vivante, tout sauf en douceur ; quand au surplus on est nourri par des images qui se bousculent tant elles sont antithétiques, mais que l’auteur mélange de force : l’horreur et la légèreté, la générosité et l’enfer… voilà qui est jouissif.
721 pages - Folio (Gallimard)
Deux chambres avec séjour (2010)
petit feuilleton domestique
Hugratan wa salah : Mutataliya manziliyya
Sortie : 9 février 2013 (France). Roman
livre de Ibrahim Aslān
Elouan a mis 7/10.
Annotation :
5 septembre
11 septembre
(traduit de l'arabe par Stéphanie Dujols)
L’existence de Khalil ― disons même l’ultime portion de celle-ci ― se décompose dans Deux chambres avec séjour en une série de petites histoires, de deux à cinq pages, pour dire le quotidien du vieil homme, ou pour dire à quelle suite de renoncements et de ruptures il fait face. Les histoires finissent de manière parfois brutale, parfois elles sont laissées en suspens, pour ne pas dire à l’abandon, comme des cigarettes à moitié consumées qu’on jette les unes après les autres. Aslân découpe de minuscules tranches de vie, tant et si bien qu’on a la nette impression de leur inconsistance ; mais c’est le fil des jours en quelques pages, l’inéluctable progrès d’une déréliction, d’une dérive ― ou comment suggérer toute la tristesse d’un naufrage particulier et si banal par un fin découpage.
Cette existence devient une suite d’achoppements qu’on aurait jadis surmonter sans y penser ― Khalil n’y arrive plus, il accepte ― ou comme suggérer que ce qu’on n’admet pas (la perte de contrôle sur sa propre vie) semble étrangement si « facile » à accepter. Il n’y a pas le moindre pathos dans ces récits, Aslân laisse juste le soin à son lecteur de se rendre compte. Je me prends au jeu, me disant que le tout sera supérieur à la somme de ses parties, que si une histoire par elle-même et isolée de l’ensemble ne me dira rien, il n’en ira pas de même par l’effet d’accumulation ; c’est plutôt l’inverse qui s’est produit. J’ai davantage retenu quelques anecdotes, quelques histoires, qui m’ont semblé beaucoup plus intéressantes que le reste. Certaines m’ont fait rire, et j’ai regretté un duo, ainsi qu’une capacité à créer des dialogues si détonants (mais en même temps si naturels) se perde à la suite d’une circonstance malheureuse. Mais c’est la vie.
122 pages - Actes Sud
Sept Contes gothiques (1935)
Seven Gothic Tales
Sortie : 1983 (France). Recueil de contes
livre de Karen Blixen
Elouan a mis 8/10.
Annotation :
22 août
8 septembre
(traduit de l'anglais par France Gleizal et Colette Marie-Huet)
Il y a une amplitude, dans ces Sept contes gothiques. Sept contes qui sont comme des romans, tant le développement narratif nous enveloppe dans ses couches successives, jusqu’à ce qui ne semblait ne pas devoir avoir de fin, saisisse cette fin d’un coup, sur le vif, comme pour compléter le tableau et le charger d’une aura mystérieuse, comique, ou encore pleinement romantique. C’est d’un classicisme absolument évident, cependant, quelque chose m’a plu particulièrement chez Karen Blixen, quelque chose qui la distingue des Monk Lewis et même d’Ann Radcliffe, que j’aime bien. Pour être plus juste que je ne l’ai été au début, il ne s’agit pas pour Karen Blixen d’additionner les péripéties et les tournures scabreuses et de placer l’enjeu là-dessus ― l’intérêt n’est pas de voir comment les personnages vont arriver à leur fin ; l’intérêt réside plutôt en eux-mêmes et dans l’ambiance. Toutes les strates du récit approfondissent l’un et l’autre ; les motifs de l’introspection se mêlant harmonieusement aux images de ce qui est advenu ou est à venir. Le style de Karen Blixen est comme un torrent d’images, maîtrisé, qui permet de saisir à la fois le décor et ces personnages animés par leurs rêves ; l’intensité des émotions prise dans un nœud d’événements inéluctables. Blixen n’additionne pas, elle compose ― peut-être bien dans une manière qui doit quelque chose à Stevenson auquel elle rend hommage dans un de ses contes.
476 pages – Livre de poche (Stock)
Lenz (1835)
(Traduction Jean-Pierre Lefebvre)
Sortie : 12 avril 2007 (France). Récit
livre de Georg Büchner
Elouan a mis 9/10.
Annotation :
4 septembre
relecture
(traduit de l'allemand Jean-Pierre Lefebvre)
J'avais la nostalgie de ce texte, petite œuvre d'un peu plus de trente pages que j'ai sans doute mal jugé à la première lecture. C'est très court, très simple sur le plan narratif, mais ce qui frappe dès les premiers mots c'est l'âpreté de ce petit fragment dans le brouillard, d'une marche sur un chemin escarpé. C'est un célèbre dramaturge allemand que Georg Büchner utilise comme personnage, mais, l'environnement dans lequel celui-ci évolue semble d'abord beaucoup plus important, plus imposant, voire écrasant. Je trouve l'amorce du récit très efficace, je suis tout de suite pris dans l'ambiance, identifié au taiseux Lenz. Il y a dans un premier temps cette beauté silencieuse, celle d'un colosse, le paysage. Puis, Büchner met en place une alternance entre cette progression descriptive et la mise en lumière, très lucide ― assez terrible ― d'un état mental. C'est presque trop. Il y a un souffle ― un murmure violent ― mais il plombe aussi ; les autres personnages sont comme des ombres autour, un peu inutiles. Tout d'un coup ce magnifique texte devient un peu lourd.
Je n'ai toujours pas envie de lire les autres textes qui suivent Lenz dans cette édition (Monsieur L, d'Oberlin et Le Dialogue dans la Montagne de Celan) alors que je pourrais avoir envie de les lire pour eux-mêmes. Plus tard. Lenz prend trop de place pour être intégré dans un recueil. Il se suffit à lui-même.
55 pages - Points (Seuil)
Le Messie du Darfour (2012)
Sortie : 18 août 2016 (France). Roman
livre de Abdelaziz Baraka Sakin
Elouan a mis 7/10.
Annotation :
26 août
2 septembre
(traduit de l'arabe par Xavier Luffin)
Baraka Sakin écrivait ce roman pendant la guerre du Darfour (2003 – 2020 ― précisons que le conflit a de nouveau éclaté en 2023) ; cette guerre qui en est aussi la toile de fond. Le Messie du Darfour paraît être fait pour prendre la mesure de ce qui se passe au sud Soudan. Il y a comme une visée informative, par-delà cette intrigue fluette qui serpente entre les chapitres, et qui a tendance à nous échapper sous ce flot d’atrocités trop réelles. C’est plutôt par le ton et la forme que le roman de Baraka Sakin interpelle. Ce sont quelques histoires traitées et re-traitées sous plusieurs points de vue ― un peu comme dans L’Argent brûlé de Ricardo Piglia ― l’œuvre se construit par recoupements. Il y a en même temps cette efficacité de la narration, presque froide, voire cynique à certains moments.
On dirait que l’histoire n’a pas le temps de s’épanouir ― sinon par petits morceaux ― parce qu’elle est bousculée par la guerre... ou par la forme même du récit. Quel est le rôle de la fiction dans cette surcharge tragique du réel ? N’est-il qu’un prétexte pour parler de la guerre ? Disons plutôt un moyen de contrebalancer cette surcharge, avec une once d’humour burlesque et de magie. Y a-t-il effectivement un vrai contrepoids ? Ce n’est pas si évident que cela. Dans leur enchaînement et leurs retours, le train des événements a quelque chose de brutal, d’assourdissant, sur lequel vient se déposer ― comme une plume ― ce qui donne tout son sens au titre.
165 pages - Zulma
Mémoires du comte de Gramont
Sortie : 1713 (France). Récit
livre de Antoine Hamilton
Elouan a mis 5/10.
Annotation :
13 août
25 août
Mémoires d’un français écrites en français par Anthony Hamilton ― dont la famille est originaire d’Écosse et dont l’existence se passe essentiellement à la cour d’Angleterre, comme le récit, du reste ― plus on avance dans ces Mémoires du comte de Gramont, plus ce titre paraît étrange. Hamilton s’intéresse au comte dans le premier quart de son récit, avant de se jeter à bras-le-corps dans d’autres intrigues de cour, dans lesquelles Gramont n’est qu’un minuscule acteur, parmi tant d’autres. C’est une ronde où les personnages se séduisent ou se vengent les uns des autres ; on s’y noie, s’il on a pas depuis longtemps cessé de s’y intéresser. On attend le prochain tour vicieux pour être réveillé (car en fait de méchancetés ces « honnêtes gens » ne sont vraiment pas en reste, ça m’a amusé de les comparer à ceux de Céline*). Mais quel regard porte ces Mémoires ? Quelle originalité, quelle profondeur ? Le portraitiste a une plume élégante mais le moraliste est pauvre, il sait faire de l’esprit de temps à autres. On oublie souvent qu’il y a un auteur derrière ces anecdotes qui se succèdent et s’entrelacent pour s’affadir et ne plus tellement se différencier les unes des autres. Dans ces Mémoires d’un aristocrate quel qu’il soit, Hamilton brille pas plus, pas moins, que son beau-frère Gramont.
"En vain s’était-elle cent fois dit que, si le duc avait eu la bonté de lui rendre justice en l’aimant, il lui avait trop fait d’honneur en l’épousant; que, dans les inconstances qui l’entraînaient, c’était à elle à prendre patience, en attendant qu’il plût au ciel qu’il s’en corrigeât; que nul exemple n’était à suivre pour elle à l’égard des faiblesses qui semblaient l’outrager; mais que, les ressentiments étant encore moins permis, il fallait le ramener à une conduite toute différente de celle qu’il avait; en vain, dis-je, s’était-elle soutenue si longtemps par le secours de ces maximes; quelque solide que soit la raison et quelque opiniâtre que soit la sagesse, il est de certaines épreuves que leur longueur rend fatigantes, et dont la sagesse et la raison s’ennuient à la fin."
*: Lisant Guignol's band à côté
186 pages - Julliard
Le Samovar (1936)
Semaver
Sortie : 10 septembre 2011 (France). Recueil de nouvelles
livre de Sait Faik Abasïyanïk
Elouan a mis 8/10.
Annotation :
10 août
21 août
(traduit du turc par Alain Mascarou)
Tout a l'air d'une déroutante limpidité chez Sait Faik Abasıyanık ; on cherche une ombre, une anicroche, autour de laquelle le récit se structure... Sait Faik n'en a que faire. Si l'on devine des drames, ceux-ci sont délayés dans une prose qui, pourtant, ne donne pas précisément dans la longueur : de deux à dix pages, pour la plupart des nouvelles, pages que l'on parcourt avec la légère inquiétude d'aimer sans comprendre. Qu'est-ce qu'il raconte ce Sait Faik ? Des scènes toutes simples, des rencontres dites comme dans une série d'aquarelles, où l'auteur cherche la phrase qui fait que lieu et personnage se confondent, dans la mer, ou dans le train, que sais-je... On suit Sait Faik dans cette recherche, ses associations d'idées ; parfois il s'emballe un peu, il dérive ― certains récits sont aussi cohérents que le sont les rêves ― tout en restant ancré dans le sujet, le cœur d'un homme, plus ou moins conscient d'une soif de beauté humaine. C'est ici moins le dénouement en soit, que l'expression ou la métaphore juste, qui achève la nouvelle.
"Quand les arbres sont de connivence avec ceux qui les taillent, il n'en sort rien de bon. Le vieil étudiant en avait surtout après les horloges. Avec leurs bras mécaniques, pourquoi se mettaient-elles à ralentir, à se calmer et à s'arrêter, comme habitée par une âme née de cette fine pluie d'été ? le vieil étudiant ne pensait plus à rien d'autre qu'à cette indolence. Ni à son camarade turc voûté, ni à la voiture caméléon de son amante caméléon. Les horloges des places et des églises l'avaient enlevé dans les airs, entraîné dans un temps spirituel. Il se trouvait devant la poste. La pluie ruisselait de sa tête nue ; elle passait dans ses cheveux clairsemés comme une pensée tiède, un rêve éveillé."
190 pages - Bleu autour
La Terre (1887)
Sortie : 1887 (France). Roman
livre de Émile Zola
Elouan a mis 7/10.
Annotation :
9 juillet
10 août
Une centaine de pages durant, les personnages de Zola n’existent pas vraiment. Leur histoire est plutôt longue à prendre forme ― du pur naturalisme bien entendu, il s’agit d’abord de décrire l’existence et surtout le travail de ces gens de La Terre. Les rapports entre eux, aussi sur lesquels les notes témoignent qu’il y a eu parfois un peu d’exagération de la part de Zola, ou disons une complaisance dans la noirceur, un air de dire « Regardez un peu la vermine que je vous montre ». Moi j’ai commencé par trouver cela drôle ― l’idée de deux accouchements simultané, celui d’une vache et celui de la Lise ― puis sordide. On s’habitue aux Fouan, un peu moins autres personnages dont on raconte de ci de là les vicissitudes. Ce qui soutient l’intérêt du roman jusque là, ce sont les descriptions : ils travaillent la terre, Zola la redessine sous toutes ces formes et ses métaphores ; il se dégage d’elle quelque chose de tranquille et de permanent, en totale contraste avec la violence qui se trame sur elle. On s’habitue aux Fouan, et quelque chose tourne mal, un semblant d’intrigue s’amorce et s’insinue au milieu de plusieurs polémiques (dissentiments familiaux ou commerciaux, ou encore des controverses politiques). Zola joue sur plusieurs fronts, les échanges vifs et francs du collier se croisent s’entrecroisent, et l’angoisse de l’un ou de l’autre s’intensifie en marge ; c’est plutôt bien fait et à certaines occasions, le style se met au diapason des paysans et nous donne le sentiment de les entendre, encore que ces tentatives soient timides. Malgré ces qualités, le roman paraît trop travaillé (et parfois de façon un peu grossière) de manière à être démonstratif.
482 pages - Livre de poche
Altesses (1917)
Fürstinnen
Sortie : 1917 (Allemagne). Roman
livre de Eduard von Keyserling
Elouan a mis 9/10.
Annotation :
27 juillet
9 août
(traduit de l'allemand par Peter Krauss et Marie-Hélène Desort)
On dit parfois que c’est lorsqu’on est entouré de personnes que l’on se sent le plus seul. Chez Keyserling, ce sentiment est illustré dans un souffle de mots, de détails, qui fait que la solitude se chuchote avec le bruit du vent, le cri des oiseaux. Et comme si ces sons, ces lumières devaient rapprocher les personnages qui ont en commun de les percevoir et d’en parler, on se rend compte au contraire qu’ils ne peuvent pas être plus éloignés les uns des autres. Eduard compose son roman d’histoires qui donnent tout juste l’illusion de se toucher, car l’auteur les sépare d’intervalles de silence qui sont comme autant de murs, à l’intérieur desquels chacun garde une excitation ou une colère secrète. Dans ces intervalles, ils s’écartent, la température change... Comment expliquer qu’au cœur d’un si petit monde ― où tout se répète de surcroît ―, je me sente ébouriffé comme si j’en avais parcouru plusieurs. À chaque fois que je lis un roman d’Eduard von Keyserling. C’est avec une partition très serrée entre une vie réglée comme sur du papier à musique et le désir des personnages de s’en sortir ou de la détruire ; entre les vétilles et les murmures, les soupirs, que Keyserling montre une fois encore qu’il est un artiste discret. Tout est toujours renouvelé, réinventé avec des motifs similaires, intrigues, caractères, que l’auteur regarde avec ce mélange d’ironie et de tristesse, comme en regardant des fleurs mortes.
273 pages - Actes sud
Obéron (1780)
Oberon
Sortie : 1780 (France). Roman, Poésie
livre de Christoph Martin Wieland
Elouan a mis 7/10.
Annotation :
26 juillet
9 août
(traduit de l'allemand par d'Holbach fils)
C’est une vieille légende que Wieland reprend, sous forme versifiée en douze chants* traduit en prose par d’Holbach fils**. En principe, je déteste qu’on me serve en prose ce qui a été conçu à l’origine en vers ; cependant d’Holbach a fait dans la dentelle, et sa langue est tellement ciselée, aérienne qu’on en oublie ce petit défaut. D’autre part, dans ce livre très composé ― le premier mot qui vient à l’esprit est « équilibre » ― la narration est vraiment (trop ?) bien conduite. Peu de digressions ou de boursouflures, rien d’inutile ; on pourrait presque croire à la légende nue et juste redite si Wieland n’y avait pas, fort subtilement, ajouté quelque chose de lui : une teinte d’humour et de romantisme de 1780… Le Obéron de Wieland est un petit concentré d’éléments hétérogènes ― reste que ceux qui mènent la danse sont plutôt d’ordre conventionnels. Dans cette successions de péripéties, la fantaisie de Wieland ressort finalement assez peu. Wieland prend peu de liberté, il n’y a rien d’inutile, aucune longueur… sauf lorsque l’aventure elle-même en est une.
*: Mon édition en tout cas en comporte douze, mais j’ai lu ailleurs qu’il y en avait quatorze, et autre part quatre…
**: Qui est ce d’Holbach ? Serait-ce le fils de Paul Thiry ? Je n’ai trouvé aucune information là-dessus.
191 pages - Allia
Gaspar Hauser (1908)
ou la Paresse du coeur
Caspar Hauser oder Die Trägheit des Herzens
Sortie : 1908. Roman
livre de Jakob Wassermann
Elouan a mis 8/10.
Annotation :
29 juin
25 juillet
(traduit de l'allemand par Romana Altdorf)
Singulière figure historique, Gaspard Hauser apparaît dans le récit de Wassermann comme un « homme-enfant » ― les seize premières années de sa vie, qu’il aurait passé dans l’isolement le plus total, pourrait expliquer cela. Cependant, en 1828, personne ne sait d’où il vient, d’autres prétendent qu’il est issu d’une lignée princière (rien n’a été confirmé à ce jour). Partant, une kyrielle de questions ― sans parler de soupçons d’une imposture ― troublent les personnages qui entourent Gaspard. Mais avec beaucoup de tact et de pertinence, Wassermann déplace toutes ses questions et se focalise sur les intentions qu’elles font naître. Les intentions à l’égard de Gaspard Hauser, celle de ses éducateurs, sont plus ou moins innocentes ; mais toutes sont cause de la persécution dont le jeune homme semble être une inévitable victime. Même ceux qui ont l’air bienveillants sont en réalité des bourreaux sans même s’en rendre compte.
C’est incroyable, j’avais tout le temps envie de prendre des notes : tous projettent quelque chose sur Gaspard : une origine extraordinaire, une pureté exceptionnelle (interdisant donc toute faiblesse morale), ou une nature vile, nécessairement coupable, j’en passe… Wassermann décrit quelques mots le caractère respectif de chaque bourreau, il en démontre le vice de diverses manières, dans un jeu de défiance à peine déclarée entre les personnages.
On pourrait presque dire que le roman est bâti sur un autre arc narratif (mon seul regret est qu’il ne soit pas davantage mis en avant) : le développement intellectuel de Gaspard, que l’on suit au début pas à pas ― l’éclosion d’une certaine perspicacité et d’une certaine logique ― la fascination devant la constellation des savoir possibles. Aux yeux d’aucuns, l’espoir qu’il forme sur son avenir pourrait ressembler à une sorte de foi aveugle ― il est peut-être trop confiant, trop crédule ― il n’empêche que Wassermann fait de lui une personnalité émouvante sinon inspirante. C’est d’autant plus rageant quand on voit à quelles types de certitudes cet élan est mis en butte.
443 pages - Grasset (Les cahiers rouges)
Le Tunnel (1948)
El túnel
Sortie : 1995 (France). Roman
livre de Ernesto Sábato
Elouan a mis 4/10.
Annotation :
11 juillet
22 juillet
(traduit de l'espagnol par Michel Bilbard)
Sábato est doué pour faire détester ses personnages, peut-être moins pour les faire aimer ― si tant est que cela soit son intention ― du reste, c'est surtout l'indifférence qui ressort chez moi, à la lecture de cette tortueuse expérience de la jalousie, vécue et racontée par un peintre misanthrope. Persuadé que son amante le trompe, sa liaison donne lieu à un assaut d'arguties contre elle, arguties aussi fastidieuses qu'irréfutables, le peintre s'enfonce dans des déductions interminables. Mais il y a un passage dans Le Tunnel qui explique son titre ; j'ai lu ce passage, et c'est à ce moment-là que je me suis dit que le roman aurait pu être intéressant. C'est dommage, car quatre pages séparaient ce passage du point final. On aurait pu mieux comprendre ce personnage, s'il était vraiment le sujet de Sábato (je n'en suis même pas sûr ― je ne suis même pas sûr qu'il y eût un sujet). Une fin à la lumière de laquelle toute l'histoire qui nous a été racontée nous apparaît comme une perte de temps incompréhensible, autant pour la vie de ce peintre que pour le nombre de pages consacrées à cette aventure, d'une affligeante banalité. Qu'a-t-on voulu nous montrer avec cette dernière ? Un personnage se débattant dans sa conscience ? ― Qu'est-ce que c'est redondant ! Quel est le rapport avec ce que nous raconte le peintre au début et à la fin ? À cette fin où il effleure un début de profondeur ― sans pousser plus.
140 pages - Points (Seuil)
Description d'Olonne
Sortie : 1 avril 2010 (France). Roman
livre de Jean-Christophe Bailly
Elouan a mis 8/10.
Annotation :
1er juillet
11 juillet
C'est drôle les à priori, et comme un petit livre paraît grand une fois qu'on l'a lu. La fiction peut prendre toutes les formes, elle se déploie ici pour créer quelque chose d'aussi vaste qu'une ville ainsi que son littoral, sans se limiter aux descriptions. C'est, à travers l'exploration d'une ville imaginaire, l'expérience de la nouveauté que Bailly nous fait ressentir. Une rencontre déclinée sous de multiples aspects, à l'image de ce peintre (fictif) réalisant plusieurs tableaux au même endroit, mais en changeant simplement l'orientation, et de ce chef, la lumière. Ce sont aussi des rencontres humaines, qui amorcent un récit dans cette "description". On nous dit que lorsque l'attrait de la découverte se dégrade, qu'on se familiarise, alors c'est à ce moment-là qu'il faut partir. C'est une expérience, or on ne peut abstraire cette expérience de celui qui l'a fait ― un narrateur qui toutefois ne nous dit rien sur lui, qui est sûrement tout aussi fictif que la ville qu'il décrit. La personnalité du narrateur se trouve dans ce choix de demeurer simple visiteur comme dans ses choix esthétiques, il nous laisse nous identifier à elle. C'est au fil de ses métaphores aqueuses qu'on se promène au hasard, comme en vacances ; mais à force de tourner autour de son sujet, par l'analyse ou par l'anecdote, Bailly construit un édifice cohérent ― peut-être un peu éthéré puisqu'aucune passion n'y pénètre. Calée entre des romans ou des drames, cette lecture est comme une pause, une respiration... Parfois, ça fait du bien.
203 pages - Christian Bourgois (Titres)